Quelque 8.000 Cap-Verdiens, ressortissants de l’archipel et leurs descendants, vivent au Luxembourg. Pour certains, la volonté d’émigrer s’explique aussi par ce que leurs ancêtres ont vécu : joug colonial, sécheresses, famines. Au début du 20e siècle, chassés par la terreur de la faim, ils sont nombreux à se hasarder dans les exploitations des colonies portugaises, dont Sao Tomé-et-Principe, en plein Golfe de Guinée.

Nhô Antonio* embarqua à deux reprises depuis Sintanton, son île natale aux crêtes dentelées. À quatre-vingts ans, ses joues sont sillonnées et ses mains gercées décèlent la dureté du labeur agricole. Nhô Antonio me reçoit chez lui, affable, dans son épicerie de quartier. Dans la cour, les feuilles d’un acacia se dodelinent au rythme d’une brise d’été ; des cris d’enfants retentissent au loin.

Nhô Antonio s’exprime d’une voix sereine, posée et contenue. Face aux crises qui ont secoué l’archipel cap-verdien, me raconte-t-il, ils étaient nombreux à se hasarder dans les plantations de Sao Tomé. « C’était la faim, … ». Il marque un silence, égaré dans des souvenirs lointains. « La faim de 43, la faim de 47. Moi, je l’ai vue, la faim de 47. Je l’ai vue, j’avais dix ans… Sans pluie, et puis il y avait beaucoup de crises, des maladies surtout… »

Nhô Antonio compte parmi les derniers contratados de l’empire colonial, ces colonisés de l’Afrique portugaise mis sous contrat dans les exploitations de café et de cacao – les roças– de Sao Tomé-et-Principe. Fuyant une succession de famines ravageuses, dont la dernière date des années 1940 – l’archipel affichait alors une mortalité de 20% ! –  ils étaient des milliers à être recrutés à partir de la fin du 19e siècle par des agences coloniales implantées à travers les îles du Cap-Vert.

La fin de l’esclavage

À cette époque, la situation des exploitations santoméennes, qui jusqu’alors ont prospéré grâce à la sueur d’esclaves ravis le long des côtes de l’Afrique continentale, se détériore sous le poids de la croisade abolitionniste britannique. Faute de main d’œuvre, l’économie des monocultures de cacao et de café risque de s’effondrer. Face au déclin de la productivité, les grand propriétaires, portugais et blancs pour la plupart, venus récemment s’approprier le pouvoir politique et les terres fertiles, se tournent vers Lisbonne, réclamant l’augmentation d’effectifs.

Quand nous sommes arrivés, le tempu d’chicote [temps des fouets] était terminé !“

Et la métropole leur prête l’oreille. Afin d’assurer les effectifs nécessaires à l’exploitation des roças, le pouvoir colonial met alors en place un système d’importation de travailleurs contractuels recrutés dans un réservoir de condamnés et d’esclaves récemment affranchis à travers ses colonies de l’Afrique portugaise. En Angola d’abord, ensuite au Mozambique, d’anciens rabatteurs d’esclaves sont engagés afin de recruter des affranchis au statut d’‘indigènes’, assujettis à souscrire des contrats de travail forcé pour avoir enfreint les régulations de vagabondage, un code législatif, entré en vigueur en 1878, permettant d’assurer la transition du travail servile au travail rémunéré.

Au moyen de ces pratiques léonines, Sao Tomé est propulsé parmi les premiers producteurs mondiaux de cacao.

Les derniers contratados

S’ils étaient déjà sporadiquement recrutés dans la deuxième moitié du 19e siècle, c’est surtout à partir de 1903 que les contractuels cap-verdiens, femmes et hommes, pourvus du statut de citoyens portugais, débarquent dans les exploitations santoméennes. En ce début de siècle il ne s’agit plus uniquement, pour la métropole, de se concilier les faveurs des grands propriétaires en les approvisionnant d’une main d’œuvre bon marché, mais surtout de minimiser les ravages de la faim qui, régulièrement, flagelle ce monde insulaire sahélien. C’est le milieu naturel ingrat du Cap-Vert, marqué par l’aridité du climat et l’âpreté des terres, exacerbé de surcroît par la négligence coloniale, qui est à l’origine de ce cycle de famines meurtrières.

En 1900, face à la persistance de la sécheresse et au tarissement graduel des stocks de vivres, le pouvoir colonial déclare l’état de crise, et, faisant face à une des pires faims, se met à organiser le transfert de contractuels cap-verdiens vers les exploitations de Sao Tomé-et-Principe.

C’était obligatoire, enfin… oui, une forme d’esclavage ! Le 5 juillet [1975, déclaration de l’indépendance] nous nous sommes libérés.“

Depuis lors, et jusqu’à l’aube de la déclaration d’indépendance en 1975, quelque 80.000 hommes et femmes cap-verdiens débarquent ainsi dans les monocultures santoméennes, chassés par la terreur de la faim. Si les Cap-Verdiens sont, en théorie, épargnés du recrutement de force sur base des régulations de vagabondage en raison de leur statut de citoyens portugais – contrairement aux autres ressortissants de l’Afrique portugaise auxquels était attribué le statut d’‘indigènes’ – la signature d’un contrat constitue néanmoins souvent leur dernier recours.

Ceci est surtout le cas quand, à partir de 1909, d’autres routes migratoires sont systématiquement entravées : leur gestion était alors au cœur du bras de fer engagé par Lisbonne, qui, afin d’assurer le flux continu de contractuels vers Sao Tomé, interdit l’octroi de permissions de voyage et de passeports pour le Sénégal et les États-Unis.

Souvenirs amers

Au début du 20e siècle des voix critiques internationales se lèvent graduellement, exigeant le respect des droits et dénonçant le système exploiteur à l’œuvre dans les plantations. En 1913, au cours d’un procès international, Lisbonne est sommée de réviser ses pratiques et les roças se réorganisent peu à peu, comme le note l’ethnologue Jean-Yves Loude.

Si les conditions de travail se sont graduellement améliorées – « Quand nous sommes arrivés, le tempu di chicote [le temps des fouets] était terminé! », commente Nhô Antonio – nombre de recrutés gardent un souvenir amer de leur séjour dans les roças. À leur retour, contrairement à l’épopée du migrant prospère couronné de succès – narration par excellence de la réussite sociale au Cap-Vert – ils se voient rejetés à leur condition de départ : dénuement et débrouillardise.

Il en est ainsi pour Nelita, dite Nene. La soixantaine tout juste entamée, d’un tempérament caractériel, elle s’exprime d’une voix rocailleuse – « El passa txeu mal, elle a beaucoup souffert… », me souffle sa voisine, comme pour l’en excuser. Nene me raconte son enfance dans la sanzala – le dortoir des contractuels de Sao Tomé – et son retour aux côtés d’un père dur à la tâche. De sa maigre pension, il acheta une baraque en tôle sur les hauteurs rocheuses de Mindelo.

Elle préférerait garder le silence sur certains détails, m’avoue-t-elle, me suggérant par là qu’il lui est impossible de revenir sur son vécu ; j’acquiesce en silence, me sentant coupable d’avoir ainsi avivé les plaies d’un passé encore douloureux. « C’était obligatoire, enfin… oui, une forme d’esclavage ! Le 5 juillet [1975, déclaration de l’indépendance] nous nous sommes libérés, Graças a Deus, le 5 juillet était notre libération ! » murmure-t-elle enfin.

Une mémoire collective entretenue

Au Cap-Vert, la mémoire collective nationale se souvient de l’embarquement pour Sao Tomé-et-Principe comme d’un choix contraint, d’un départ forcé, d’« une forme d’esclavage », pour reprendre les paroles de Nene.

Le système des contractuels est retenu à la fois comme un moyen quelque peu fallacieux de Lisbonne d’alléger la calamité des famines et comme une ruse sournoise afin de contourner l’abolition de la traite négrière. Aujourd’hui, les médias rapportent de la volonté politique d’être à l’écoute « des doléances et des pleurs » de contractuels cap-verdiens; des documentaires sont régulièrement réalisés, retraçant l’acharnement des contractuels et les conditions ingrates des exploitations ; des poètes et des musiciens populaires chantent la souffrance de la faim et la nostalgie du contractuel exilé au loin.

L’entretien de cette mémoire, semée de souffrance et de sacrifice, est performative : son narratif, partagé et reproduit à travers la culture populaire et les médias, permet de cultiver un sentiment d’appartenance à la nation cap-verdienne, indépendante et libérée du joug colonial. La remémoration de la faim comme élément déclencheur du recrutement pour Sao Tomé y détient un rôle de démarquage fondamental : en la reléguant au tempu di português, l’imaginaire postcolonial rompt symboliquement avec un passé de souffrance pour se construire en nation indépendante progressiste où, comme le suggère l’anthropologue Isabel Rodrigues, le « futur augure la promesse de l’abondance ».

*Les noms des personnes ont été changés afin de préserver leur anonymat.

FOMI 47 (La famine de 1947)

La na 59
Tchuba scoregado
Desanimado nha bida
D’djobi barco
Pa’n ba Santumé
N’ba praia Santa Maria
Na scritori di Fernand di Sousa
N’al nomi e pom na papel
El dam numero 37.
N’da rincada
N’ba pilorinho
N’tchiga na Didi di Riqueta
N’pol nha problema
El djudam mata fomi.
Kuatu dia ku kuatu noti
Na kuatu ora di madrugada
N’olha barco Ana Mafalda
N’odja luz toma baia
Flado mi Ana Mafalda ki dja bêm
Pa leba genti Santumé di Prispi
N’pô kabessa na tjom
N’xinti n’cuda bida.

Kodé di Dona

En 1959,
Pas de pluie,
Ma vie sans mouvements,
Je regardais les bateaux
Pour aller à Sao Tomé
Je suis allé à la plage de Santa Maria
Au bureau de Fernand di Sousa
Je lui ai donné mon nom et j’ai signé
Il m’a donné le numéro 37
Je suis parti
Je suis allé jusqu’au pilori
Je suis arrivé auprès de Didi di Riqueta
Je lui ai expliqué mon problème
Il m’a aidé pour tuer la faim
Quatre jours et quatre nuits
À quatre heures du matin
J’ai vu le bateau Ana Mafalda
J’ai vu la lumière dans la baie
On m’a dit qu’Ana Mafalda arrivait
Pour emmener les gens à Sao Tomé
J’ai posé ma tête par terre
Je me suis assis, j’ai médité sur la vie.