L’état d’urgence sanitaire est en marche presque partout en Europe. Les mesures spéciales qui visent le contrôle de la population peuvent mener à des dérives autoritaires. En même temps, elles démontrent une certaine transformation du (néo)libéralisme comme projet sociétal.

Depuis que l’épidémie de coronavirus a été déclarée pandémie par l’organisation mondiale de la santé le 12 mars 2020, les différents États du globe ont été amenés à se positionner et à prendre, plus ou moins franchement, des mesures visant à freiner la propagation de la maladie.

D’emblée, on a cru pouvoir dégager deux lignes principales : d’un côté, l’instauration d’un état d’exception se traduisant par la mise en place de mesures spéciales ; de l’autre, le « laisser-faire » reposant sur la confiance en l’autodiscipline des citoyens et en l’efficacité de la stratégie de l’immunité de groupe. Ces deux attitudes renvoient à deux visions opposées, celle d’un État interventionniste contre une société néolibérale.

En réalité, les choses se sont avérées plus complexes. Les États même les plus enclins au néolibéralisme, avec le Royaume-Uni en dernier lieu, se sont presque tous retrouvés à devoir prendre des mesures spéciales visant au confinement et au contrôle de la population. Finalement, seule la Suède continue d’incarner cette deuxième ligne, peut-être permise sur son sol du fait de la très faible densité de sa population.

Aussi ressort-il que l’opposition binaire entre (néo)libéralisme et autoritarisme ne nous est d’aucune utilité pour comprendre ce qui se passe en ce moment. De même que la ligne de démarcation ne peut plus être celle de la mise en place ou non d’un état d’exception mais plutôt la grille disparate et évolutive des modalités de son application.

Le virus: un danger venant de l’extérieur

Après l’Italie, l’Autriche et la République tchèque sont les premiers États à réagir. Le 12 mars, alors que le pays ne comptait que 141 cas et encore aucun décès, le ministre tchèque de l’Intérieur a annoncé la mise en place de l’état d’urgence.

Aux mesures classiques de fermeture des frontières à compter du 16 mars et de confinement, s’est ajoutée l’obligation généralisée du port du masque hors de son domicile le 19 mars, générant un vaste mouvement de confection, Roušky všem (Des masques pour tous), en réponse à la pénurie. Une armée de femmes, de la mère de famille traditionnelle à la jeune étudiante émancipée, brusquement oublieuse des slogans féministes, s’est mise au travail pour sauver la nation, rivalisant sur les réseaux sociaux de productivité et d’inventivité pour faire de cette protection peu flatteuse un accessoire de mode incontournable.

Le 22 mars, Roman Prymula, épidémiologue et président de l’organe officiel en charge de régler la crise sanitaire, préconisait la fermeture des frontières durant un, voire deux ans. Plus surprenant, au lieu de créer l’effroi, la recommandation était bien reçue par la population, valant même un regain de confiance au gouvernement. À présent, avec 4.475 cas et 62 morts au 5 avril, la peur s’amplifie et a réactivé l’idée que le danger venait de l’Ouest.

Crise sanitaire et revirement autoritaire

En Hongrie, l’état de danger a été déclaré le 11 mars. En plus des mesures classiques, les entreprises stratégiques (télécommunication, alimentation, pharmaceutique, gaz) ont été placées sous le contrôle de l’armée. Le 30 mars, le projet de loi permettant à Orbán de prolonger indéfiniment cet état sans avoir à demander l’aval du Parlement a été accepté par 137 voix contre 53. Le gouvernement peut dorénavant suspendre le recours à certaines lois par décret et introduire sans restriction des mesures extraordinaires par ordonnances gouvernementales.

S’il est évident que le Premier ministre a instrumentalisé la crise sanitaire pour faire adopter ces réformes en toute légalité, il ne faudrait pas oublier que le revirement autoritaire remonte à son élection en 2010, allant s’accélérant ces dernières années dans l’indifférence généralisée. Avec, entre autres : la mise au pas de la presse via le rachat des organes de diffusion par ses alliés puis la promulgation d’une loi en 2010 permettant d’emprisonner les journalistes pour leurs propos; l’annonce de la fermeture à Budapest de l’Université d’Europe centrale en 2017 ; la refonte généralisée du système universitaire en 2018 qui s’est traduite par la remise en cause de la liberté académique ; l’entrée en vigueur de la « loi esclavagiste » sur le travail en 2019.

Entre empressement et banalisation

La France a, quant à elle, longtemps tergiversé avant de mettre en place les mesures attendues. Une fois engagée dans cette voie, c’est l’empressement qui a dominé. Sur le fond, la loi du 23 mars 2020 qui encadre l’état d’urgence sanitaire assure le maintien de l’État de droit. Les modalités de son adoption n’ont pourtant pas respecté la temporalité prévue, représentant une entorse inédite à la constitution de 1958 et, partant, un précédent hasardeux.

La surveillance – coûteuse – de la population par des drones et l’interdiction sur initiative préfectorale de certaines activités font planer la banalisation des atteintes aux libertés fondamentales. Ils favorisent aussi les initiatives de fonctionnaires zélés anticipant les volontés du gouvernement.

Plus qu’une instrumentalisation planifiée de la situation de crise, toutefois, les multiples expériences qui ont lieu actuellement révèlent combien la situation de départ des différents États conditionne la mise en place des états d’urgence. Il faut y ajouter la capacité des populations à envisager, certes avec angoisse mais résignation, le pire. Bien évidemment, il en résulte un accroissement du pouvoir étatique et il faudra être vigilant pour que la rétrocession des mesures spéciales soit totale.

Parenthèse ou véritable transformation ?

Néanmoins, le « retour de l’État social » et des valeurs de solidarité et de protection identifié en Belgique ou la réactivation de réflexes socialistes comme la nationalisation de tous les hôpitaux en Espagne reviennent à faire l’aveu, à mi-mot, de la faillite du néolibéralisme comme projet sociétal.

Le « mystère portugais », ainsi nommé du fait de la faible progression de l’épidémie dans le pays par rapport à l’Espagne malgré un régime de confinement moins strict, semble indiquer que la politique suivie depuis 2015, moins austère que chez ses voisins, aura rendu la société plus résistante.

Dans la même lignée, en régularisant tous les immigrés sur son sol, même s’il s’assure ainsi un contrôle élargi de la population, le gouvernement portugais garantit à tous l’accès au système de santé gratuit et universel. Il s’agit d’une mesure sans doute plus pertinente que l’encouragement du clergé polonais à continuer de se rendre à la messe : en tant que sacrement, elle protègerait les croyants du virus …


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