Avec son virage vers le capitalisme de marché, le Cap-Vert a connu un développement économique remarquable. Ce progrès a toutefois entraîné une accentuation des inégalités. Ce sont les jeunes femmes qui en sont les premières victimes. Ainsi Ariana.

Ce sont ses silences, ses phrases qui restent inachevées, comme suspendues, et son regard brouillé, lointain, plutôt que des plaintes, qui évoquent l’ampleur de son épuisement. Ariana* est une jeune femme gracieuse, fine, au visage avenant, doux et délicat. Des plis tombants marquent le coin de sa bouche, qui, comme des parenthèses, enferment son sourire exténué.

« La vie d’une femme, tu sais, c’est la souffrance, » souffle-t-elle, les yeux perdus dans le vide, « c’est uma vida chat’ [une vie désagréable]…mais bon, ok, c’est ça la vie des Cap-Verdiennes, c’est survivre jusqu’au jour que Dieu a choisi pour nous… ».

Nous sommes installées dans sa cuisinette autour d’un petit guéridon décoré d’une nappe dentelée, sur laquelle elle a soigneusement disposé un bouquet de fleurs en plastique. L’immeuble dans lequel Ariana loue une modeste chambre, qu’elle partage avec sa fille adolescente, sa nièce et ses deux sœurs, se situe sur les collines rocheuses de Mindelo sur l’île São Vicente où s’entassent ces quartiers périphériques, qui, gris et jonchés de détritus, respirent la pauvreté urbaine.

Trimant jusqu’à l’épuisement

La jeune femme est empregada, un emploi apparenté au travail domestique, qui comprend l’ensemble des services à la personne, des tâches de maintenance et de nettoyage qu’exige l’entretien des foyers aisés mindéliens. Sollicitant un engagement total du corps et réclamant minutie, patience et robustesse physique, le travail d’empregada constitue un métier particulièrement délicat, ingrat et pénible pour ces jeunes femmes trimant jusqu’à l’épuisement.

Aria, de par son surnom, est originaire de Boca de Caruja, une vallée de Santo Antão jadis verte, dont les crêtes dentées, paysages désormais desséchés et lunaires, n’ont plus que leur brume matinale à offrir. Si elle s’est longtemps acharnée à cultiver la parcelle aride de ses parents, elle fait désormais partie de cet exode rural des jeunes, qui, pour échapper à la morosité, à la désolation et à l’avance du Sahel, se précipitent en masse vers le nœud urbain voisin de São Vicente.

Photo: Noémie Marcus

Si depuis son arrivée à Mindelo elle s’est vu virer à maintes reprises sur base de fausses accusations de vol, elle travaille désormais pour le compte d’un Cap-Verdien di terra lonji – c’est-à-dire pour un émigré retraité, venu savourer les fruits sociaux de ses sacrifices à l’étranger et pour qui la sous-traitance des tâches domestiques constitue un signe de distinction sociale. Cet employeur a beau être plus relaxod [moins exigeant] que tant d’autres, comme elle veille à le souligner maintes fois, peut-être par crainte des conséquences éventuelles de son témoignage, la rentabilisation de son statut d’émigré s’alimente justement du dénuement de toute une région pénalisée par le chômage.

La débrouillardise au quotidien

Dans ce pays frappé de plein fouet par la crise internationale et où des barrières sont mises à l’émigration, elles sont effectivement des centaines, toute une ‘armée de réserve’ qui, comme Ariana, jeunes mères sans le support des géniteurs, issues de familles d’agriculteurs démunis et sans formations, travaillent dans ces conditions souvent exécrables dans ce secteur du travail domestique informel. Portant sur leurs épaules l’émancipation d’une classe moyenne en plein essor, ces femmes peinent à bas salaire, à des horaires prolongés et ceci essentiellement en marge des droits du travail. Ariana me raconte ainsi que son patron lui laissait le choix : elle pouvait opter pour une inscription à la seguro – à la protection sociale – dans ce cas toutefois, son employeur allait lui prélever les frais d’affiliation de son piètre salaire mensuel, offre qu’elle a timidement déclinée au vu des contraintes financières écrasantes de la vie à Mindelo.

En effet, gérer les dépenses journalières y ressemble à une véritable acrobatie : aux coûts du loyer s’ajoutent ceux de l’eau, de l’électricité, les frais de transport et les denrées alimentaires au prix exorbitant (parce que principalement importées), l’inscription au lycée de sa fille et les envois de fonds aux parents restés à Santo Antão. Ce n’est pas pour rien qu’on y emploie le terme dzenraskar – se débrouiller – pour décrire les diverses stratégies déployées afin survivre au jour le jour.

De par les 266 CVE (2,41 euros) qu’elle gagne quotidiennement, Ariana fait désormais partie de cette armée de prolétaires laissée pour compte par une nation post-socialiste en plein essor, escamotée en marge de la success story de ce jeune Etat qui reçoit régulièrement les louanges et satisfécits des institutions internationales. En effet, le Cap-Vert, cet archipel désertique perdu aux larges des côtes sénégalaises, a récemment connu un progrès considérable en termes de développement socio-économique et ceci grâce au changement d’orientation effectué au tournant des années 1990.

Une inégalité croissante

Suite à l’ouverture au multipartisme, le MPD (Movimento para a Democracia), cédant aux programmes de croissances imposés par le FMI, convertit l’archipel au capitalisme de marché en lançant des projets de libéralisation économique et de privatisation des services publics et en encourageant l’investissement étranger. Ainsi, entre 1991 et 2014, la jeune nation connut non seulement une croissance moyenne notable d’environ 6% par année, mais également des avancées remarquables en termes de maturité démocratique, par le biais notamment de l’extension des droits politiques et des libertés civiles. Ces avancées ne lui vaudront non seulement le titre incontesté de „démocratie africaine exemplaire“, mais l’ONU l’accueillera également en 2007 dans le cercle des pays moyennement développés.

Si ces indicateurs macroéconomiques impressionnants semblent à première vue confirmer les éloges prodigués par les institutions internationales, la réalité au quotidien pour la plupart des quelque 500.000 habitants insulaires semble largement démentir ces exaltations euphoriques. A l’évidence, les chiffres officiels cachent de criantes inégalités sociales sur l’archipel : on estimait ainsi son indice de Gini de 2008 à 0,47, à comparer au 0,39 de la Guinée par exemple, pays pourtant situé au 183e rang (sur 188) du classement du développement humain de l’ONU. Selon une étude récemment réalisée par l’INE (Instituto Nacional de Estatística), 35,2% de la population vit actuellement en dessous du seuil de pauvreté absolu tandis que 10,6% vivote dans une pauvreté extrême. Si ces chiffres montrent une amélioration timide depuis le début des années 2000, notamment en milieux ruraux, le rapport note toutefois une augmentation de la pauvreté relative dans les espaces urbains, où elle est passée de 13,2% en 2007 à 15% en 2015.

Les femmes premières victimes

Les plus touchées par cette paupérisation progressive sont en premier lieu ces femmes (53%), qui, socialement pénalisées comme Ariana, sont chefs de ménages (44%), peu formées et ont fui la désolation rurale pour s’installer dans les villes (15%). Si les causes de cette féminisation de la pauvreté sont certes multiples et multidimensionelles, les conditions professionnelles y ont assurément leur part. Vulnérabilisées par des taux de chômage et d’analphabétisme plus élevés, dotées d’un capital humain plus faible que leurs collègues masculins et freinées par la masculinisation de certaines niches d’emplois, les femmes sont nombreuses à être bousculées dans les secteurs les plus précaires, parce qu’informelles, de l’économie locale. Le dernier rapport global de l’égalité du genre réalisé par le Forum Economique Mondial classait ainsi l’archipel en 106e position des 144 pays évalués concernant la participation et les opportunités économiques des femmes.

Ainsi, le Cap-Vert semble être devenu, comme l’a suggéré le journaliste Tobias Engel, une sorte de théâtre du développement fictif, où un discours de prospérité et de croissance „afro-optimiste“ dissimule l’émergence de nouvelles formes de pauvreté urbaine genrées. De toute évidence, le recours à l’illusion de la prospérité égalitaire s’avère être un mantra contre-productif, une chimère dangereuse et destructive, pour ces franges de la population qui se retrouvent reléguées à la marge du développement.

En sortant dans les épaisseurs de la nuit tiède et sèche le soir où Ariana m’accueillait si chaleureusement, je me rappelle avoir levé les yeux vers les plaines de l’horizon mindélien où des milliers d’étoiles étincelaient. Quelle douceur que de pouvoir s’abandonner à ce spectacle naturel si magnifique et si unique ! J’ai l’estomac qui se serre. Dans cet archipel aux plages paradisiaques, où le tourisme fleurit et les cadres élitaires roulent en SUV, l’épuisement et la misère ordinaires des femmes comme Ariana, vers lesquelles converge irrévocablement le contrepoids de toutes les adversités, jette comme un doute amer sur la splendeur de ce monde insulaire.

*Le nom de la personne ainsi que son origine ont été changés afin de préserver son anonymat.