Depuis 2018, une équipe de spécialistes doit assurer une présence 24/24 dans les grandes maternités. Le dispositif a été mis en place sans encadrement financier. Trop peu payés pour ces gardes, des médecins libéraux ont entamé un bras de fer avec le gouvernement.

Dans les cabinets de gynécologie privés, les retards s’accumulent, les rendez-vous et lieux de consultation sont changés, mais c’est surtout la qualité de la prise en charge des patientes qui est impactée. 20 mois après l’entrée en vigueur de la loi hospitalière, qui impose une garde de certains médecins spécialisés dans les plus grandes maternités du pays, la brouille est plus que jamais d’actualité.

Un avis affiché dans le cabinet d’une gynécologue en témoigne. «Suite à la loi hospitalière du 29 mars 2018 de Madame Mutsch, ministre de la Santé, LSAP, imposant une garde sur place 24h/24 et 7j/7 à l’hôpital (…), sans rémunération et sous peine de sanction pénale, nous regrettons de vous informer de changements importants dans l’organisation de nos consultations».

Ces contraintes de garde dans les grands hôpitaux pèsent sur l’exercice des activités libérales des gynécologues et des pédiatres: le temps de travail dans leurs cabinets est réduit, alors que leurs frais de fonctionnement restent identiques. Après une garde de 24 heures et alors que leur temps de repos n’est pas compensé financièrement, ils ne sont pas particulièrement frais pour traiter les patients.

Impact considérable

Pour ne pas devoir assurer les services de garde, certains gynécologues ont été jusqu’à renoncer à pratiquer les accouchements et rompu leurs contrats avec les hôpitaux. La loi hospitalière a eu des répercussions directes, considérables et inattendues sur toute l’organisation de l’activité médicale, mais surtout sur son financement. Le gouvernement n’en avait pas mesuré l’impact. «Le service individualisé de la patiente en souffre», reconnaît dans un entretien à REPORTER, Dr Marc Stieber, gynécologue libéral et sous contrat avec les Hôpitaux Robert Schuman (HRS).

Actuellement deux maternités sont concernées par le nouveau système de garde: la Maternité Grande-Duchesse Charlotte au CHL (CHL) et les Hôpitaux Robert Schuman (HRS) au Kirchberg. Ces établissements réalisent plus de 1.500 accouchements par an et doivent à cette fin disposer sur site 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 d’un gynécologue, d’un pédiatre et d’un anesthésiste.

L’impact global des dispositions risque nettement de dépasser plusieurs dizaines de millions d’euros.“Paul Schmit, ancien président de la CNS

Dans un contexte de démographie médicale inquiétante et de pénurie de spécialistes, la nouvelle législation a également des répercussions sur l’attrait de l’exercice de la médecine dans les hôpitaux.

Discussions fiévreuses

Largement inspiré du service public hospitalier français, le système de garde opérationnel depuis avril 2018 est l’œuvre de l’ancienne ministre de la Santé, Lydia Mutsch, LSAP, redevenue députée depuis les législatives de l’automne 2018. Le dispositif s’accommode très mal avec les principes de la médecine libérale pratiquée dans la plupart des hôpitaux luxembourgeois. «Nous sommes à la limite du modèle du médecin libéral», admet dans un entretien à REPORTER, Abilio Fernandes, Premier conseiller au ministère de la Sécurité sociale.

On ne s’est pas demandé si le système avait un coût.“Marc Stieber, gynécologue

Le système de médecine hospitalière libérale repose sur des facturations des soins à l’acte. Or, lorsqu’ils sont astreints à des gardes de 24 heures dans les maternités, les gynécologues et les pédiatres ont des temps morts. La question de la rémunération de leur temps de présence et de disponibilité est au cœur de discussions fiévreuses, à la limite de l’idéologie, avec les ministères de la Santé et de la Sécurité sociale ainsi que les dirigeants de la Caisse nationale de santé (CNS).

Le gouvernement a posé un cadre, mais il a oublié, volontairement ou non, de mettre à la disposition des hôpitaux les moyens financiers adéquats pour le mettre en oeuvre. «On ne s’est pas demandé si le système avait un coût, aucune contrepartie financière n’avait été prévue pour la rémunération des gardes des médecins», assure Dr Marc Stieber. «Les avis du collège médical et de l’Association des médecins et médecins dentistes (AMMD) ont tout simplement été ignorés», ajoute-il.

Lydia Mutsch fut surprise, quelques semaines après l’entrée en vigueur de «sa» loi hospitalière, de recevoir des factures – et des rappels de factures – des gynécologues, pédiatres et anesthésistes pour les gardes et permanences qu’ils avaient effectuées depuis le 1er avril 2018.

80 ou 96 euros de l’heure?

En l’absence de cadre conventionnel entre les hôpitaux, le corps médical et les autorités et d’accord préalable sur la tarification des mémoires d’honoraires, les médecins ont appliqué un taux horaire de 96 euros, calqué sur les tarifs des médecins anesthésistes-réanimateurs assurant le service du SAMU depuis des années.

Les médecins des HRS ont initié le mouvement revendicatif pour la rémunération des gardes sur place. Ils furent suivis par leurs collègues de permanence (mais pas sur site) dans les petites maternités à Esch-sur-Alzette et à Ettelbruck. Ce fut la panique au gouvernement, car les revendications tarifaires des médecins posaient des «questions systémiques» et interrogeaient toute l’organisation médicale au sein des hôpitaux ainsi que leur financement.

Les factures furent laissées en suspens.

Les signaux que nous avons eus de la CNS nous amènent à penser que la caisse de santé n’est pas prête à payer pour la faute des politiques.“Dr. Marc Stieber, gynécologue

Dans une lettre datée du 26 juillet 2018 adressée aux ministres de la Santé et de la Sécurité sociale que REPORTER a pu consulter, Paul Schmit, alors président de la CNS, pointe les incohérences d’une loi qui a tiré son inspiration de la médecine hospitalière salariée en France et qui exige du temps de présence et de disponibilité des médecins libéraux dans les hôpitaux luxembourgeois sans avoir prévu de mécanisme financier pour les indemniser. Il se demande si les normes inscrites dans la loi hospitalière sont «réalistes ou appropriées dans le cadre du système actuel de fonctionnement et de financement de l’activité médicale dans les établissements hospitaliers».

Paul Schmit s’inquiète aussi du coût substantiel de ces gardes qui pourrait «nettement dépasser plusieurs dizaines de millions d’euros». «Il faut être conscient, écrit-il, qu’il sera difficile à assumer par une CNS et son Comité directeur de prendre en compte cet impact considérable».

En attendant «une clarification du fond de la problématique» par les ministres de la Santé et de la Sécurité sociale, il a proposé une «solution transitoire» de financement portant sur un tarif de 80 euros par heure de garde, mais applicable uniquement aux maternités réalisant plus de 1.500 accouchements par an.

Aucune solution définitive n’a été trouvée depuis lors.

Nous sommes à la limite du modèle du médecin libéral.“ Abilio Fernandes, ministère de la Sécurité sociale

Une table-ronde fut organisée le 20 septembre 2018 entre les représentants des médecins, de la CNS et des ministères pour sceller un accord provisoire. Sans qu’il y ait de confirmation écrite, les interlocuteurs s’étaient entendus sur un tarif horaire de 96 euros en attendant la mise en place d’un cadre conventionnel qui, à ce jour, fait toujours défaut.

Il faut dire que les médecins du Kirchberg avaient mis la pression sur le gouvernement, un mois avant les élections. Une assignation en paiement de leurs honoraires avait été introduite en justice. Leur plainte fut retirée après l’accord du 20 septembre.

Assignation en justice

Les budgets provisoires ont été débloqués par la CNS pour que les hôpitaux honorent les factures des médecins de garde en 2018 (4,2 millions d’euros). Le paiement des honoraires du début d’année 2019 fut laborieux. Il n’est intervenu qu’après plusieurs rappels et mises en demeure des médecins.

L’accord sur la tarification à 96 euros de l’heure a par ailleurs volé en éclats. Le montant a été révisé unilatéralement à la baisse de 20% à 80 euros. C’est un sujet de discorde entre les médecins libéraux et leur hôpital qui leur réclame les montants perçus en trop en 2018 et en 2019. Les médecins refusent de rembourser et s’apprêtent à saisir une nouvelle fois la justice.

Dans une lettre adressée en avril 2018 à ses consœurs et confrères gynécologues, pédiatres et anesthésistes, le Dr. Claude Schummer, directeur général des HRS, s’était dit solidaire de leurs «démarches tendant à voir assortir l’obligation de garde d’une prise en charge adéquate par les autorités compétentes».

Nous sommes résolus à faire trancher la question par la justice, la politique ne prenant pas ses responsabilités.“François Prum, avocat

Un an plus tard, dans une autre lettre, il avait réitéré son soutien aux «efforts des médecins en vue de l’obtention d’un cadre conventionnel relatif aux prestations de garde». Claude Schummer expliquait toutefois que «l’incertitude de la situation actuelle apportait un préjudice et risque financier important pour (son) établissement hospitalier».

Au CHL, les gardes sur place sont moins problématiques que celles du Kirchberg, car les médecins sont des salariés. Astreints à 50 heures par semaine, une garde de 24 heures correspond à pratiquement la moitié de leur temps de travail hebdomadaire. La situation est différente aux HRS où les spécialistes exerçant en libéral se relaient pour assurer les permanences.

Le financement des gardes pour 2020 est une nébuleuse. Sollicitée par REPORTER, la direction de la CNS n’a pas répondu à nos questions au sujet de l’établissement d’une ligne budgétaire pour l’année prochaine. Nous n’avons pas eu de réponses non plus au sujet de l’avancée des discussions sur un cadre conventionnel définitif pour la prise en charge des gardes dans les maternités. «La CNS n’est actuellement pas en mesure de prendre position par rapport à votre demande. Les discussions dans le contexte de votre demande sont à venir», a fait savoir son service communication.

«Malgré nos demandes d’entrevue, nos courriers et nos relances, il n’y a toujours pas eu de pourparlers pour trouver une solution définitive au financement de nos permanences», regrette pour sa part Marc Stieber. «Les signaux que nous avons eus de la CNS nous amènent à penser que la caisse de santé n’est pas prête à payer pour la faute des politiques», poursuit-il. «Nous sommes résolus à faire trancher la question par la justice, la politique ne prenant pas ses responsabilités», fait savoir son avocat Me François Prum.