Le confinement a perturbé la vie dans les maisons de retraite. Avant l’annonce de nouvelles restrictions, nous sommes allés à la rencontre des résidents et du personnel du CIPA « Op der Léier » à Esch. Ils témoignent de leur crainte de la nouvelle vague d’infections mais aussi des dégâts causés par l’isolement.

«Je suis né, j’ai vécu et je mourrai à Esch. Que ce soit du typhus ou d’autre chose, ça ne me fait pas peur!» Lorsque nous le rencontrons ce matin-là, Jean Turmes, 98 ans, participe au cours de gym douce qu’il fréquente deux fois par semaine.

L’ancien prof d’allemand et de latin a fait toute sa carrière au Lycée de Garçons, à 900 mètres de là. Il en a gardé le regard vif et la parole assurée. Et même un look stylé – chemise à carreaux tricolore sur pantalon de coton gris. Ses deux filles, sept petits-enfants ou six arrière-petits-enfants sont venus régulièrement le voir depuis la réouverture de la maison de retraite aux familles, le 4 mai. «Heureusement parce qu’à mon âge, les amis sont morts», dit le nonagénaire. À partir du 2 juin, les visites ont pu se faire en chambre et les sorties à l’extérieur ont été autorisées.

Ce 20 octobre, lorsque nous réalisons ce reportage, les journalistes sont encore admis dans l’enceinte. Ce n’est pas le cas dans toutes les maisons de retraite, à l’heure où une nouvelle vague de coronavirus frappe le pays. Plusieurs institutions du groupe Servior, dont fait partie „Op der Léier“, sont touchées. Un cluster a été identifié à „Op der Rhum“ à Luxembourg le 13 octobre. Après notre reportage, nous apprendrons que des cas suspects ont été détectés et testés dans les établissements „Beim Klouschter“ à Howald et „Bei der Sauer“ à Diekirch.

Une liberté sous surveillance

Comme tous les visiteurs, il nous a été demandé de nous désinfecter les mains à l’entrée, de garder le masque et de remplir à la réception une fiche avec nos coordonnées pour pouvoir nous joindre en cas de cluster. Notre reportage a été encadré. Chaque personne de contact identifiée. À l’heure du Covid-19, la liberté est en partie sous surveillance.

Il y a eu plus de dégâts à cause du confinement qu’à cause du Covid-19.“Sonja, aide-soignante

La politique de l’établissement est de garder les portes aussi ouvertes que possible, aussi longtemps que ce sera autorisé. «Il n’y a pas de cas positif chez nous actuellement mais on est vigilant. J’essaie de trouver un équilibre entre ce virus toujours actif et la nécessité que les gens continuent à vivre», indique le directeur, Claude Gerin, aux commandes de l’institution depuis 23 ans. «Les grandes fêtes ne sont pas possibles mais on espère trouver une solution pour Noël», dit-il.

Dans un coin de la salle des fêtes, reconvertie en salle à manger pour le personnel, une petite chapelle rappelle que la mort fait partie du quotidien dans une maison de retraite. Combien de personnes ont été contaminées dans cet établissement depuis le début de la pandémie? «Pour l’instant, on s’en est bien sortis», estime Claude Gerin.

Contrat à durée déterminée

À „Op der Léier“, où la moyenne d’âge est de 85 ans, 36 personnes sont décédées depuis le début de l’année, dont officiellement une seule «avec le Covid-19». Ce chiffre ne comprend pas le décès d’une résidente hospitalisée pour le suivi d’une pathologie sévère. «Durant son séjour à l’hôpital, elle a été testée positive. Elle y est décédée quelques jours après», précise la chargée de communication du groupe Servior, Nathalie Hanck.

En moyenne, un quart des 1.650 résidents des 15 Centres du groupe Servior meurent chaque année. Entrer dans une telle institution, c’est signer un contrat à durée déterminée, en moyenne pour quatre ans. A „Op der Léier“, il n’y a pas eu pour l’instant de surmortalité directement liée à la pandémie, indique la direction du groupe.

Le personnel soignant (de g. à d. David, Julie et Sonja) n’a «plus peur» du virus mais se dit « épuisé ». (Photo: Mike Zenari)

Les soignants sur le terrain nuancent ce diagnostic. Sonja, 39 ans, aide-soignante, travaille depuis 15 ans pour Servior et depuis 18 mois à „Op der Léier“. «Il y a eu énormément de décès cet été. Pour moi, il y a eu plus de dégâts à cause du confinement qu’à cause du Covid-19. Les gens ne sont pas morts du virus mais de ne pas avoir eu de contacts extérieurs pendant près de trois mois», dit-elle. Un constat que partage Julie, 36 ans, ergothérapeute: «Mes patients ont beaucoup perdu en facultés motrices ou psychomotrices pendant cette période», dit-elle.

Linda, 33 ans, serveuse depuis 12 ans à „Op der Léier“, témoigne des bouleversements au niveau de la vie quotidienne: «Pendant les six semaines du confinement, nous étions deux pour servir les repas dans les chambres, sur deux à trois étages. À midi, cela fait 30 secondes par chambre. Je prenais plus de temps le matin ou le soir. Les gens avaient besoin de parler».

Peurs et solitudes

Dans la salle de gym, le fringant monsieur Turmes a trouvé que le confinement était une bonne chose: «On aurait pu être encore plus sévère dans le pays», dit-il. Un avis qu’il nuance toutefois car «plus de gens auraient risqué de perdre leur emploi».

En temps normal, hors pandémie, il y a des familles qui ne viennent pas voir leur parent. Il faut le dire.“Claude Gerin, directeur du CIPA Op der Léier

Tous les résidents ne sont pas aussi sereins. «Le confinement a été dur. J’avais peur», confie madame Siebenaler, 91 ans. Elle a pu rester en contact avec son fils unique par téléphone ou via iPad. Le déconfinement n’a pas changé grand-chose à sa solitude. Son fils habite à 350 kilomètres de Esch, en Allemagne. Une petite nièce et quelques amies peuvent encore passer de temps en temps voir celle qui dit avoir «toujours peur» du Covid.

«La séparation avec les familles a été difficile pour certains pendant le confinement. J’en avais conscience. Ceux qui me l’ont demandé ont obtenu des droits de visite», indique le directeur de l’établissement. Cela a représenté 60 autorisations accordées à 30 personnes. Sachant que le Centre accueille 166 résidents, la demande de visites sur site est restée limitée. Ce qui ne surprend pas Claude Gerin outre-mesure: «En temps normal, hors pandémie, il y a des familles qui ne viennent pas voir leur parent. Il faut le dire. Pour ces clients-là, c’est à nous d’organiser les achats de vêtements, de chaussures, parce qu’il n’y a personne pour organiser une prise en charge».

Un personnel sous pression

La pandémie n’a pas uniquement impacté les résidents. Le personnel lui aussi a été soumis à rude épreuve depuis le 12 mars. L’usure est surtout palpable du côté du personnel soignant qui appréhende la nouvelle vague. «Je suis épuisé, moralement et physiquement. J’ai pris dix kilos depuis le début de la pandémie, c’est dire! Je tiens uniquement en comptant les mois qui me séparent de la retraite. Et je n’attends qu’une chose: le vaccin», confie David, 55 ans, infirmier, marié et père de trois enfants. «La peur a disparu. Finalement, les mesures de protection mises en place fonctionnent. Il reste la fatigue».

On sent un certain relâchement du côté des familles alors que l’épée de Damoclès est toujours là.“David, infirmier au CIPA Op der Léier 

Julie, elle, rêve de vacances, «pas des congés, des vraies vacances!», c’est-à-dire «la liberté! La possibilité de partir loin de toute cette pression, au soleil au bord de la mer, dans un hôtel all inclusive», dit cette mère de famille dont le mari, qui était resté confiné à la maison avec ses enfants, a mal vécu de voir sa femme travailler dans un environnement à risque.

Tous les membres du personnel que nous avons rencontrés disent avoir ressenti «un énorme stress au début du confinement», quand les informations contradictoires et alarmistes circulaient, qu’il n’y avait pas de masques FFP2, ni de tests pour les maisons de retraite, avec la peur de ramener le virus à la maison ou de contaminer des résidents.

Tenir sur la durée

Avant l’annonce de nouvelles restrictions, la stratégie de maintenir l’établissement aussi ouvert que possible était globalement bien perçue. «Le premier réflexe, au moment du confinement, a été de protéger les personnes vulnérables à tout prix. Maintenant, on ouvre et on voit des effets positifs sur les résidents. Mais cela demande une vigilance de tous les instants. On sent un certain relâchement du côté des familles alors que l’épée de Damoclès est toujours là», souligne David, l’infirmier.

Âgé de 98 ans, Jean Turmes a trouvé que le confinement était une bonne chose: «On aurait pu être encore plus sévère dans le pays», dit-il. (Photo: Mike Zenari)

«On a pu faire le point avec monsieur Gerin sur ce qui a fonctionné et ce qu’il fallait améliorer. On est prêt pour la nouvelle vague», se rassure Sonja, l’aide-soignante, qui apprécie aussi de pouvoir désormais se faire tester au Covid aussi souvent qu’elle le souhaite. Mais cela n’ôte pas la crainte d’être débordée si le personnel est contaminé: «Les hôpitaux vont pouvoir faire appel à une réserve. Mais nous?»

Julie, l’ergothérapeute, reste angoissée. L’intervention de Xavier Bettel, le 16 octobre, l’a déçue. Ce jour-là, le Premier ministre n’avait pas jugé utile de renforcer les mesures de protection contre la pandémie. Le changement de ton lors de l’intervention du 23 octobre, avec l’annonce d’un prochain couvre-feu et de restrictions sociales, aura peut-être réduit ses craintes.

Jusqu’à nouvel ordre, les résidents reviennent dans la salle de restaurant pour le repas. La procession des chaises roulantes et déambulateurs est réglée pour que chacun soit à sa place à midi. Ce jour-là flotte au rez-de-chaussée de la rotonde, qui relie les deux ailes de l’institution, un mélange d’odeurs de spaghetti bolognaise, de cuisses de pintade aux raisins, de pommes de terre noisettes et de pêches rôties. Un repas qui sera scruté de près par monsieur Turmes, l’un des six délégués du Conseil de Maison élu pour discuter chaque semaine avec le directeur des doléances des pensionnaires. «La nourriture, c’est le grand sujet», observe Claude Gerin. En salle de gym, on confirme: «Le virus? On n’en parle pas vraiment».