Le gouvernement peine à réprimer la petite délinquance. Le projet de loi qui devrait octroyer des compétences élargies aux agents municipaux est gelé depuis quatre ans. Le texte met en cause le principe d’égalité devant la loi et sera difficilement pratiquable.
Une nouvelle catégorie de fonctionnaire va faire son apparition, celle de l’agent sanctionnateur, entre le magistrat, et le super «Pechert», ces agents municipaux qui traquent aujourd’hui les automobilistes mal stationnés et demain les chantiers sauvages ou les cafetiers récalcitrants. Pour autant, et avant même leur création, des questions se posent sur l’utilité de ces cadres de la fonction publique bien payés et nommés par le ministre de l’Intérieur pour sept ans. Leurs pouvoirs sont mal définis et leur intervention fait craindre des dérives dans la répression de la petite délinquance en fonction des communes où les troubles se produiront.
Depuis 2017 et la résurgence du débat sécuritaire qui agite la classe politique, le gouvernement essaie de faire passer une loi qui élargira les compétences des agents municipaux pour réprimer les incivilités. Une liste de 17 actes susceptibles de troubler l’ordre public a été établie, qui va de l’occupation sauvage de la voie publique aux jets de pétards en passant par le non ramassage des crottes de chiens et les vendeurs à la sauvette.
Risque d’atomisation
Chaque commune luxembourgeoise pourra ainsi faire son marché dans la liste, au risque d’une «atomisation» des infractions administratives selon où les personnes se trouveront. Ce qui sera toléré dans une commune pourra être réprimé dans une autre moins laxiste, chacune étant libre de puiser dans le catalogue des actes répréhensibles inscrits dans le projet de loi. «Le système des sanctions administratives communales est de nature à favoriser l’émergence d’une multitude de droits pénaux communaux qui ne seraient pas à l’abri de reproches du point de vue du principe d’égalité devant la loi», a averti le Conseil d’Etat.
Le nouveau système des amendes administratives communales (…) s’accorde mal avec le dispositif pénal existant et suscite maintes difficultés pratiques pour lesquelles il existe pourtant des solutions bien établies dans la procédure pénale.“
Marc Harpes, avocat général
Le Conseil d’Etat a demandé au gouvernement de revoir sa copie à deux reprises et il n’est pas certain que les amendements présentés en avril dernier par la ministre de l’Intérieur Taina Bofferding (LSAP) trouvent grâce à leurs yeux. Un troisième avis complémentaire est attendu pour la rentrée. De nouvelles réserves du Conseil d’Etat ne devraient pas entamer la détermination de la ministre à faire adopter son texte, malgré toutes ses imperfections.
Les magistrats du Parquet ne se satisfont pas des toilettages successifs apportés par le gouvernement dans une matière explosive qui touche à la fois aux droits fondamentaux des citoyens, mais aussi au sacro-saint principe de l’autonomie communale. La coalition DP, LSAP, Déi Gréng a pris le parti de ne pas toucher à ce dernier, pour ne pas froisser les susceptibilités des bourgmestres, ni s’aliéner le puissant Syndicat des villes et communes luxembourgeoises (Syvicol), très demandeur d’un élargissement des compétences des agents municipaux.
«Agent sanctionnateur»
Le Parquet général, dans un troisième avis rédigé fin mai, mais publié en pleine trêve estivale, insiste pour que l’exécutif revienne sur un projet législatif qui créera davantage de problèmes qu’il n’en résoudra. «Le nouveau système des amendes administratives communales (…) s’accorde mal avec le dispositif pénal existant et suscite maintes difficultés pratiques pour lesquelles il existe pourtant des solutions bien établies dans la procédure pénale», écrit Marc Harpes, premier avocat général.
Georges Oswald, procureur d’Etat, lui emboîte le pas: «Les amendements ne sont pas allés à la rencontre des incertitudes et interrogations du projet (…) par rapport aux questions les plus fondamentales qui restent toujours sans réponse», souligne le magistrat. Ce dernier s’interroge sur cet Ovni du droit que sera l’«agent sanctionnateur».
Ce fonctionnaire interviendra dans la nouvelle procédure dans une deuxième étape, lorsqu’un contrevenant refusera de payer endéans les 15 jours l’amende de 25 euros infligée par un agent municipal pour des «petits troubles à l’ordre public». Car les agents municipaux n’auront pas de pouvoir d’enquête. Ils ne pourront que constater les infractions. Ils ne pourront pas forcer par exemple une personne à présenter sa carte d’identité. Il leur faudra solliciter l’intervention de la police.
L’exercice pourrait donc s’apparenter pour les «Pechert» de la nouvelle génération à un numéro d’équilibriste pour pouvoir imputer une infraction à une personne qu’ils ne pourront pas identifier.
Le parquet général entrevoit déjà des difficultés lorsqu’il s’agira de réprimer des établissements du secteur Horesca pour l’installation de terrasses au-delà du périmètre défini par un conseil communal. «Sanctionnera-t-on le salarié qui a installé la terrasse ou recherchera-t-on celui ou ceux qui disposent du pouvoir légal de décision dans la société qui exploite le café ou le restaurant?» se demande Marc Harpes. «Comment, vu l’absence de pouvoir d’enquête, l’agent municipal déterminera-t-il le dirigeant responsable?», renchérit le magistrat.
De «sanctionator» à «acquitator»
Ce pouvoir d’enquête reviendra au fonctionnaire sanctionnateur. Deux options s’offriront à lui, après qu’il se soit saisi du dossier – et qu’il ait éventuellement entendu des témoins sous serment: soit déterminer le montant de l’amende (entre 25 et 250 euros plus 20 euros de frais administratifs, avec la possibilité pour le contrevenant de saisir le tribunal administratif pour la contester), soit classer le dossier sans suite.
De «sanctionator», l’agent pourra donc se transformer en «acquitator». Cette faculté de mettre fin à la procédure et de renoncer à infliger une amende pose la question de l’opportunité des poursuites pour un fonctionnaire qui restera un agent de l’Etat, directement nommé par le ministre. «Son indépendance, même inscrite dans la version actuelle du projet de loi amendé, risque d’être purement théorique», estime Georges Oswald.
«On peut raisonnablement douter qu’il puisse être considéré comme étant une juridiction», déplore son confrère Marc Harpes. Le magistrat n’hésite pas à comparer la situation du fonctionnaire sanctionnateur à celle dans laquelle se trouvait jadis le directeur de l’Administration des contributions directes, à la fois juge de première instance et partie, avant que la Cour européenne des droits de l’Homme ne mette fin à la confusion des pouvoirs dans le fameux «arrêt Procola» et que les juridictions administratives soient créées.
Terrain en friche
Rarement, un projet de loi n’avait suscité autant d’hostilité à la Cité judiciaire. Le texte n’est pas anodin. Comme l’a souligné le Conseil d’Etat dans son premier avis, il «pourra ouvrir la voie à des développements futurs et à un empiétement progressif d’une répression administrative sur le terrain de la répression pénale traditionnelle», jusqu’à présent chasse gardée des procureurs. Or, si la procédure en matière pénale est assortie de garanties pour le respect des droits de la défense, la «répression administrative» reste encore un terrain à défricher au Luxembourg.
Présenté en 2017 par le socialiste Dan Kersch, alors ministre de l’Intérieur, le projet de loi relatif aux sanctions administratives communales porte sa seule signature. Son collègue de la Justice, Felix Braz, Déi Gréng, s’est bien gardé à l’époque d’interférer dans le dossier et en porter la coresponsabilité, comme l’avait fait son lointain prédécesseur Luc Frieden, CSV.
Le principe et l’étendue du pouvoir réglementaire des communes ne sont pas négociables. L’actuel gouvernement n’entend pas toucher à l’autonomie communale, à l’instar du gouvernement précédent»Claude Haagen, LSAP, rapporteur du projet de loi
L’idée de donner aux communes les moyens d’agir, à côté de la police, contre «les petits troubles à l’ordre public» agite le landerneau politique depuis longtemps. Luc Frieden, ministre de la Justice, et Jean-Marie Halsdorf, son collègue de l’Intérieur, présentèrent à la rentrée de septembre 2008 un projet de loi similaire à celui de Dan Kersch. Le texte du duo CSV avait toutefois été dézingué par le Conseil d’Etat, obligeant le gouvernement à faire marche arrière. En avril 2013, le projet avait disparu des écrans radar de la Chambre des députés.
Le débat sécuritaire a ressurgi au printemps 2017. La coalition Bleue, rouge et verte entendait elle aussi s’afficher sur le terrain piégeux de la lutte contre «les petites incivilités» qui empoisonnent la vie quotidienne des citoyens, en particulier les riverains du quartier de la Gare, incommodés par les drogués, les prostituées, le bruit des fêtards et les chiens errants. Dan Kersch savait l’exercice périlleux, mais il ne s’attendait sans doute pas à ce que son texte, malgré deux remaniements successifs, soulève autant de défiance dans les rangs de la magistrature. Et pas uniquement d’ailleurs pour des questions de grands principes constitutionnels et de libertés fondamentales.
Des primes en ligne de mire
L’inscription initiale d’une prime mensuelle de 75 points indiciaires (1.432 euros bruts) octroyée aux agents sanctionnateurs a déclenché une vague de protestation dans les milieux judiciaires. Les magistrats instructeurs et les substituts qui se relaient 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour assurer une permanence pour des affaires autrement plus complexes que des tondeuses à gazon employées à des heures indues, touchent une prime d’astreinte de 40 points pour les premiers et de 30 pour les seconds.
Face à l’opposition formelle du Conseil d’Etat et aux revendications des procureurs de Luxembourg et de Diekirch pour une révision à la hausse des primes d’astreinte des juges d’instruction et de leurs substituts, le gouvernement a dû rétropédaler et limiter à 40 points, la prime mensuelle allouée aux agents sanctionnateurs, soit 764 euros.
Si l’exécutif a reculé sur les points les plus critiquables du projet de loi initial – notamment des sanctions administratives infligées aux mineurs -, il n’est pas question pour lui de refondre intégralement le texte. Le Conseil d’Etat a proposé de mettre en place un système d’amende forfaitaire pour la répression des délits d’importance mineure, à l’instar des radars installés au bord des routes pour le contrôle automatique des dépassements de vitesse autorisée. La répression des infractions aux règlements communaux aurait ainsi été maintenue dans le cadre classique du droit pénal sous le contrôle du procureur général, ont expliqué les Sages.
Touche pas à mon autonomie
Ce système aurait ainsi permis de faire l’économie des agents sanctionnateurs. En contrepartie, la police se serait vu accorder le droit de décerner des avertissements taxés pour des infractions prévues par les règlements communaux. A l’heure actuelle, les interventions policières sont limitées à la matière de la circulation routière. Rien n’empêcherait une extension du régime de contrôle et de sanctions automatisées à d’autres matières, sauf à réorganiser des services de la police grand-ducale pour les mettre au service de missions communales. C’est ce qui s’appelle une police de proximité.
La solution présentait aussi l’avantage de prévoir les mêmes sanctions pour toutes les communes. Le gouvernement ne s’est pas aventuré sur cette piste. Les communes garderont le choix des faits sanctionnables ou non et celui du montant de l’amende, entre 25 et 250 euros. 80% des montants des amendes leur seront rétrocédés.
«Le principe et l’étendue du pouvoir réglementaire des communes ne sont pas négociables. L’actuel gouvernement n’entend pas toucher à l’autonomie communale, à l’instar du gouvernement précédent», avait affirmé en mars 2018 en commission parlementaire Claude Haagen, LSAP, rapporteur du projet de loi et maire de Diekirch.