Environ 5.000 personnes sont actuellement bloquées en Bosnie et tentent de franchir la frontière croate pour arriver dans l’Union Européenne. À l’heure où l’hiver approche, réfugiés, migrants et autorités publiques font face à une situation très compliquée.
Un reportage par Julia Druelle en collaboration avec Giovanni Vale
Derrière les buissons, la plaine s’étend à perte de vue. La Croatie n’est qu’à deux kilomètres. De ce côté de la frontière, en Bosnie-Herzégovine, des centaines de personnes campent dans un pré jonché de détritus en attendant de réussir à entrer dans l’Union européenne. Il sont bloqués depuis des jours, des semaines ou des mois dans ces tentes bancales, ces abris de bric et de broc installés dans la boue.
Nous sommes à Velika Kladuša, dans le nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, le long de la dernière déviation de la «route des Balkans». Découragés par la fermeture des frontières serbo-hongroise et serbo-croate, plus de 21.000 personnes (venant pour la plupart du Pakistan, d’Afghanistan ou encore d’Iran) ont choisi de traverser la Bosnie depuis le début de l’année dans l’espoir d’atteindre l’ouest de l’Europe. D’après des estimations, 5.000 d’entre eux se trouvent toujours sur le territoire bosnien.
Une déviation périlleuse
«Les Bosniens sont des gens accueillants. Ce sont les policiers croates qui nous posent problème», affirme Aadi, un jeune Pakistanais. Au dessus de sa tente, il a décidé de planter le drapeau bleu et jaune de la Bosnie-Herzégovine, même si l’endroit dans lequel il passe ses journées ne compte qu’un unique point d’eau froide et un accès limité à l’électricité. Si Aadi et ses compagnons de voyage partagent un certain attachement à la Bosnie, leur antipathie envers les forces de l’ordre croates est également unanime.
C’est pour éviter de croiser les policiers du pays voisin que les exilés contournent la grande plaine au nord du camp. Ils préfèrent traverser les bois, et poursuivent ensuite jusqu’en Croatie puis en Slovénie. Depuis février dernier, lorsque les premiers réfugiés et migrants ont été aperçus dans ce coin de la Bosnie, on observe ces traversées au quotidien dans les pinèdes de la région de Karlovac, en Croatie. Le trajet dure plusieurs jours et n’est pas sans risques.

Alors que les passeurs demandent 2.000 euros ou plus pour aller en voiture à Trieste en Italie et 1.200 euros pour descendre à Split en Croatie, à pied, il faut marcher «environ une semaine», assurent les migrants. Après 80 kilomètres en Croatie, une fois entrés en Slovénie, on se dirige vers l’Italie ou l’Autriche. Mais c’est sans compter sur l’intervention de la police croate, véritable inconnue dans le game – nom donné ici aux tentatives de passage de la frontière.
«J’ai essayé d’entrer quatre fois en Croatie. Quatre fois ils m’ont tabassé et ont cassé mon portable», raconte un tunisien sur la trentaine qui se fait appeler «El Gulass», l’armoire, à cause de sa taille. Entre ses mains, il tient un téléphone dont l’écran est en morceaux, victime – dit-il – d’un coup de matraque. Jasar a le bras dans le plâtre, car il est tombé lorsqu’il tentait «d’échapper aux chiens lâchés par la police croate».
Allégations d’expulsions collectives
Ces témoignages sont loin d’être isolés. Le long de la frontière bosno-croate, tout le monde ou presque se fait l’écho de telles pratiques. Des accusations difficiles à prouver, mais qui ont attiré l’attention du Conseil de l’Europe: début octobre, la commissaire aux Droits de l’Homme, Dunja Mijatović, a invité Zagreb à faire la lumière sur ces allégations.
«La Croatie aurait expulsé collectivement 2.500 migrants depuis le début de 2018 », écrit Mijatović dans cette lettre, «parmi eux, 1.500 personnes ont affirmé n’avoir pas pu soumettre une demande d’asile, tandis que 700 disent avoir été victimes de violences ou de vols de la part des policiers croates». Joint par mail, le ministère de l’Intérieur de Zagreb répond que la police agit «dans le respect de la loi et des traités internationaux» et que «les vérifications effectuées jusque-là n’ont prouvé aucun cas de violence».
Ces retours forcés sans possibilité de déposer une demande d’asile – appelés «push-backs» – sont prohibés par différents textes de droit européen et international. Ils ne sont pourtant pas que l’apanage de la Croatie.
En début novembre, le quotidien italien La Stampa a dévoilé des cas similaires à la frontière italo-slovène, où les forces de l’ordre italiennes collaboreraient avec les autorités de la Slovénie et de la Croatie pour repousser les migrants vers le sud. «Les policiers slovènes m’ont arrêté et remis aux mains des autorités croates, qui m’ont-elles ramené ici et forcé à retourner en Bosnie», confirme un jeune Bengalais dans le nord-ouest de la Bosnie.
Une opposition grandissante
Dans le parc municipal du centre de Bihać, à 60 kilomètres au sud de Velika Kladuša, un groupe de jeunes pakistanais tue le temps, téléphone ou cigarette à la main, derrière un monument rendant hommage à la lutte des partisans yougoslaves. Alors que la situation s’éternise, certains locaux agacés demandent aux autorités de trouver une solution à la présence des migrants en centre-ville.
«Je n’ai rien contre les réfugiés, mais ces gens ne viennent pas de pays en guerre, ce sont des migrants économiques» affirme Sej Ramić, conseiller municipal à Bihać et professeur d’art et modérateur du groupe facebook „STOP invaziji migranata!! Udruženje gradjana Bihaća” (“STOP à l’invasion des migrants!! Collectif de citoyens de Bihac”). Un argumentaire devenu habituel au sein de l’Union Européenne mais qu’on avait moins l’habitude d’entendre en Bosnie, pays lui même marqué par une forte émigration.
A Velika Kladuša aussi la présence des migrants commence à déranger, notamment depuis que les protestations de quelques centaines d’exilés à la frontière ont fini par bloquer le poste frontière de Maljevac pendant une semaine fin octobre. «Je n’ai rien contre les réfugiés», répète un Bosnien qui assiste en contrebas à l’opération de police qui a rouvert le poste le 30 octobre dernier. «Mais deux-cent personnes ne peuvent pas bloquer toute une ville», ajoute-t-il, indiquant que Velika Kladuša «vit du commerce avec la Croatie».

Face à cette opposition grandissante, les autorités du canton Una-Sana ont entrepris d’arrêter les bus et les trains en provenance de Sarajevo et de renvoyer vers la capitale tous les migrants qui en descendent.
«Bien sûr, les Bosniens ont aussi connu la guerre, mais ils sont frustrés car cela dure depuis des mois», se désole Asim Latić, le propriétaire de la pizzeria Teferić de Velika Kladuša. Comme d’autres locaux, lui c’est au contraire engagé depuis février pour aider les réfugiés et migrants des environs, en leur distribuant gratuitement plusieurs centaines de repas par jour. Une activité que sa précarité financière pourrait malheureusement bientôt compromettre.
L’hiver s’installe
A l’heure où l’hiver approche, les organisations internationales s’affairent à Bihać pour préparer les centres d’accueil censés loger ces milliers de migrants. Dans la capitale du canton Una-Sana, plus de 1.000 personnes s’entassent sur les trois étages du Đački dom, un dortoir étudiant abandonné, dont la carcasse de béton nu se dresse au milieu des bois. Des centaines d’autres sont logées dans une ancienne usine de réfrigérateurs et dans un hôtel fermé depuis de nombreuses années.
L’Union Européenne a récemment débloqué 7,2 millions d’euros pour aider la Bosnie, l’un des pays les plus pauvres des Balkans, à gérer le flux migratoire. Néanmoins, les autorités de Sarajevo dénoncent un manque de moyens, face à un problème qui devrait être géré «au niveau européen», comme l’indique le ministère de la sécurité bosnien joint par mail. «La Bosnie-Herzégovine peut difficilement faire face seule à la question de l’immigration irrégulière», explique le ministère, selon lequel il manque toujours «quelque 500 hommes» pour garantir un contrôle effectif des frontières du pays.
Alors qu’à Bihać les ouvriers sécurisent les bâtiments et que les ONGs tentent de reloger les centaines de personnes qui campent toujours dans des tentes, Van der Auweraert souligne «le manque de volonté politique» des autorités locales. L’imbroglio institutionnel bosnien, hérité des accords de Dayton, complique en effet encore davantage le processus décisionnel.
Pour Peter Van der Auweraert, coordinateur de l’Organisation Internationale pour les Migrations (IOM) pour les Balkans occidentaux, l’objectif est «d’atteindre, dans les prochains jours, une capacité d’hébergement de 5.000 personnes sur l’ensemble du territoire bosnien». «Ce qui coince c’est le timing », continue-t-il. «Si le flux actuel de 1.000 entrées par semaine devait continuer, nous serons bientôt dans… une situation très compliquée».