Des économies de dizaines de milliers d’euros sur les taxes en immatriculant une voiture de luxe au Luxembourg: c’était une promesse d’«Edisys», qui domiciliait des sociétés civiles clé en main pour le compte de clients étrangers. Cette activité lui a valu une condamnation.

Sur YouTube, le président du club des adeptes de Ferrari en Belgique exhibe son „F12 TDF“ rouge et jaune, une édition limitée en hommage d’un modèle de la fin des années 1950. Le bolide arbore une plaque d’immatriculation jaune personnalisée.

Rien ou presque rien ne relie pourtant le ressortissant belge au Luxembourg si ce n’est une société civile, initialement domiciliée à Clervaux puis déménagée à Roeser, dont l’objet est «la mise à disposition de véhicules motorisés à des fins privées». Cette société lui a coûté 100 euros de capital social et lui a surtout permis d’aller au contrôle technique de Sandweiler pour obtenir une plaque d’immatriculation assortie aux couleurs de sa voiture. Le montage luxembourgeois lui a fait faire plus de 20.000 euros d’économie sur le paiement des taxes, en comparaison avec ce qu’il aurait dû payer en Belgique.

L’homme a été un des clients de la société «Edisys», spécialisée dans l’exploitation de centres d’affaires et la location de bureaux au Luxembourg, activité non réglementée mais sous haute surveillance des autorités fiscales qui font la chasse aux sociétés boîtes-aux-lettres.

«Une économie de plus de 22.000 euros»

Sous l’enseigne commerciale initiale de «LuxBusiness», Edisys a fait de l’immatriculation d’automobiles haut de gamme, une de ses grandes spécialités. Sur son site Internet, l’entreprise explique avoir immatriculé plus de 900 voitures en une décennie. Son catalogue de prestations proposait aussi l’hébergement de sociétés de détention de voitures à titre privé – principalement pour une clientèle étrangère – dans ses centres d’affaires. Le plus récent a ouvert à Dudelange.

Les clients n’ont pas résisté aux sirènes de l’argumentaire commercial de la société vantant les économies de TVA et de taxe d’immatriculation au Grand-Duché, notamment d’une Ferrari F12 TDF, par rapport à la France et la Belgique: «Grâce à notre solution d’immatriculation au Luxembourg, vous allez pouvoir faire une économie de plus de 22.000 euros. Sachant que l’on peut mettre trois véhicules par société, le gain annuel est littéralement phénoménal», assure son site Internet.

Pour autant, le commerce de l’immatriculation de voitures de luxe au Luxembourg pour une clientèle étrangère est devenu une activité indésirable, tout comme celui des sociétés boîtes-aux-lettres.

70 sociétés dans un immeuble

La détention d’une «plaque jaune» est soumise à des conditions de résidence et de substance ou, pour les véhicules de société utilisés par les frontaliers, à un contrat de travail au Grand-Duché. En Belgique et en France, de nombreux contrôles ont été effectués par les douanes pour sanctionner les conducteurs de grosses cylindrées aux «plaques jaunes». Au Luxembourg aussi, l’administration fiscale a placé certains opérateurs sous surveillance. Leader de ce marché, Edisys est sur le radar.

Un contrôle de l’Administration de l’Enregistrement, des Domaines et de la TVA (AED) a remis en cause le modèle d’affaires de l’entreprise, en défaut d’autorisation pour l’activité de domiciliation de sociétés dans ses deux centres à Roeser et à Clervaux. Ni Edisys, ni son dirigeant n’étaient alors habilités à se lancer dans ce secteur réglementé.

Bien que l’immeuble qui tient lieu de siège de la société Edisys soit de taille impressionnante, le nombre de noms de sociétés affichés laisse présupposer que chaque société ne peut disposer d’un local ou de locaux bien à elle.“Enquêteurs de la police judiciaire

A l’issue de son contrôle sur place en août 2015, le fisc procède à une dénonciation au parquet en avril 2016. Une information judiciaire est ouverte peu après du chef de domiciliation illégale pour des activités réalisées entre juillet 2015 et juillet 2020. Les enquêteurs découvrent lors d’une perquisition en janvier 2018, que plus de 70 sociétés sont établies dans un immeuble de bureaux de la rue du Brill à Roeser. Les locaux sont trop petits pour en accueillir autant. «Bien que l’immeuble qui tient lieu de siège de la société Edisys soit de taille impressionnante, le nombre de noms de sociétés affichés laisse présupposer que chaque société ne peut disposer d’un local ou de locaux bien à elle», notent les policiers.

Domiciliation illégale

La distribution de courrier trahit une activité illicite de domiciliataire: «Des bacs de distribution de courriers plein (laissent) présupposer qu’à partir de ce poste est traité le courrier des sociétés commerciales, mais surtout des sociétés civiles», remarquent les policiers. Ils interrogent la secrétaire qui confirme effectuer la réception et le classement des courriers et des documents, ce qui n’est pas possible sans un agrément de domiciliataire ou l’exercice d’une profession réglementée (avocat ou expert-comptable, par exemple).

Dans certains contrats de bail commercial pour la location de bureaux, des clauses sont problématiques, car l’offre d’Edisys prévoit, outre la fourniture des meubles et du matériel informatique, des services administratifs annexes (tri et réexpédition du courrier, établissement du siège social ou de l’adresse professionnelle) qui empiètent sur le terrain des domiciliataires. «Le tiers devient domiciliataire dès que son rôle va au-delà d’un bailleur d’immeuble, le cas échéant meublé» note le parquet. Pour la justice, «il est essentiel que soient visées même et surtout les domiciliataires dont les services pour la société domiciliée se réduisent jusqu’ici à la plus simple expression, sous forme par exemple d’une mise à disposition d’une boîte-à-lettres ou d’un service de transmission du courrier à une autre adresse».

Edisys avait une offre «low-cost». Pour 2.000 euros par an, ses services incluaient l’établissement d’un siège social et/ou d’une adresse professionnelle, la réception, le tri et la réexpédition du courrier du client, une procuration pour la réception des lettres recommandées et l’accès à une salle de réunion pour la tenue des assemblées.

Lors de leur descente sur place, les policiers constatent aussi d’autres indices d’une activité de domiciliation illégale: certains bureaux individuels de sociétés ne sont pas fermés à clef et accessibles à tout le monde.

Les sociétés civiles, risque de réputation

Edisys et son dirigeant français sont inculpés. Après six ans de procédure, les prévenus sont renvoyés devant un tribunal correctionnel pour être jugés. En juin 2022, un accord est signé avec le procureur d’Etat dans lequel ils reconnaissent leur culpabilité. Les prévenus évitent ainsi un procès public. Le jugement est prononcé le 14 juillet dernier. Edisys est condamnée à une amende de 7.500 euros. Son dirigeant écope, lui, d’une amende de 12.500 euros.

Le jugement sur accord, que Reporter.lu a consulté, détaille l’écosystème d’Edisys qui s’est appuyé principalement sur les sociétés civiles, structures qui sont les nouveaux électrons libres de la place financière. Parce qu’elles n’ont pas de comptabilité, ni de déclaration fiscale à rendre, n’étant pas des sociétés commerciales, et qu’elles peuvent être constituées avec 100 euros de capital social, elles constituent un vrai risque en termes d’image de marque et de réputation du pays.

L’enquête judiciaire va montrer que la plupart des structures hébergées à Roeser – il n’y a pas eu de perquisition dans le centre d’affaires de Clervaux – sont des sociétés civiles (SC) destinées à la détention de voitures de luxe. Edisys apparaissait dans la plupart des cas comme co-gérant de ces sociétés pour en assurer l’intendance et un semblant de substance luxembourgeoise.

Toute une chaîne de valeur

Les enquêteurs repèrent ainsi des «faux résidents» qui se sont servis de factures d’eau, de gaz ou d’électricité pour documenter leur prétendu lien avec le Luxembourg et y bénéficier d’une fiscalité avantageuse, notamment sur les grosses cylindrées.

Les policiers exhument dans les armoires de la secrétaire des factures d’achat et d’immatriculation de véhicules luxueux. Leur inventaire fait le tour des constructeurs haut de gamme de la planète: Audi RS7, Maserati Granturismo, Porsche 911 2S cabriolet, Lamborghini Gallardo, Ferrari California, Jaguar XJ8, Ferrari F430 Spider, Bentley Continental GTC Speed, Lotus Elise, McLaren 675 LT Spider, Ferrari 458…

Des documents montrent que certains bénéficiaires économiques de SC affichent des revenus plutôt modestes. Un couple de Belges perçoit ensemble un revenu annuel brut de 34.950 euros, à peine un SMIC, mais s’offre une Porsche Cayenne et une BMW M6 avec des plaques luxembourgeoises. Un autre couple de Français déclare des revenus bruts communs annuels de 38.516 euros, mais roule en Mercedes AMG E63, véhicule de plus de 100.000 euros.

Ce différend très technique et son résultat très indigeste n’avait pas pour sujet de remettre en cause les différentes possibilités offertes par la loi concernant les sociétés civiles.“Anthony Chotard, dirigeant d’Edisys

Les saisies dans les bureaux de la rue du Brill font la lumière sur toute la chaîne de valeur autour du business d’Edisys. Les banques, notamment Raiffeisen et BCEE, accordaient des prêts pour l’acquisition des véhicules, la compagnie Allianz les assurait, la SNCT à Sandweiler effectuait les contrôles de conformité.

«Jeu d’enfant» qui continue

Edisys procède en 2017 à «une grande réorganisation interne» qui lui permet de survivre à ses déboires judiciaires. La restructuration se traduit d’abord dans un changement de nom commercial. Luxbusiness devient «LBO Group» et organise ses activités autour de trois pôles: fiduciaire (avec un expert-comptable, profession habilitée à domicilier des sociétés), automobile et location de bureaux.

La branche «LBO Automobile» exploite plusieurs sites Internet «leader» pour l’immatriculation de voitures et même de yachts: immatriculationluxembourg.com ou immatriculation.eu.

LBO Group offre toujours aux non-résidents, via sa fiduciaire d’expertise comptable, des services de constitution de société civile pour la détention de voitures: «C’est un véritable jeu d’enfant», vante le site de la société. «Afin que cette structure soit de résidence luxembourgeoise, le siège social de la société sera domicilié au sein de notre partenaire expert-comptable du groupe LBO», poursuit l’argumentaire de l’équipe commerciale.

Une société civile permet d’enregistrer jusqu’à quatre voitures. «Il faut noter que la société civile n’est pas limitée à la détention de voitures, mais peut par essence détenir tous biens mobiliers (que l’on peut bouger)», assure encore la société.

Sollicité par la rédaction, son dirigeant Anthony Chotard minimise la portée de la condamnation du 14 juillet dernier: «Ce différend très technique et son résultat très indigeste n’avait pas pour sujet de remettre en cause les différentes possibilités offertes par la loi concernant les sociétés civiles», assure-t-il.