L’archevêché et la fabrique d’Eglise de Hollerich se battent en justice. Leur litige de bail à loyer prend une ampleur sans précédent. Les enjeux sont à la fois patrimoniaux et idéologiques. La Cour constitutionnelle devra trancher sur la conformité de la loi sur la séparation de l’Église et de l’Etat.

Le 14 octobre 2016, jour de Saint Calixte, pape de «l’indulgente bonté», les membres de la fabrique d’église de Luxembourg-Hollerich commettent une forfaiture, mais ils le font, disent-ils, pour la bonne cause. Ils constituent l’Association Saints Pierre et Paul. Officiellement, il s’agit de promouvoir le culte catholique d’une des plus riches paroisses du Grand-Duché. Essentiellement constitués d’un patrimoine immobilier venant de dons et de legs, les actifs sont évalués à quelque 30 millions d’euros.

La diffusion de la bonne parole n’est qu’un prétexte. Les priorités de l’asbl sont vindicatives dans le contexte politique de cet automne 2016 alors dominé par le débat sur la séparation de l’Église et de l’Etat.

Les statuts de l’association sont sans ambiguïté. Ils mentionnent la défense «par tous les moyens des intérêts moraux et matériels de la paroisse, y compris l’universalité du patrimoine de la fabrique d’église». Des visées qui présagent déjà de la bataille judiciaire et idéologique qui naîtra à la suite de l’une des plus importantes réformes sociétales de l’histoire récente du pays.

Hollerich en rébellion

Les relations sont à couteau tiré entre l’archevêché, ses différentes paroisses et le gouvernement de Xavier Bettel qui s’est fait élire fin 2013 sur la promesse de la sécularisation de l’Etat. Le 26 janvier 2015, l’archevêque a signé la convention prévoyant la suppression des fabriques d’église et le transfert de leur patrimoine et des édifices religieux dans un fonds spécial, le Kierchefong.

Le projet de loi officialisant la séparation entre l’Etat et l’Église catholique sera adopté le 13 février 2018.

La plupart des membres de l’Association saints Pierre et Paul siègent également dans le conseil de la fabrique d’église de Hollerich. Ils n’ont jamais digéré la sécularisation de l’Etat. Ils jugent que l’archevêque Jean-Claude Hollerich a trahi les catholiques et cherchent la confrontation pour faire annuler la loi de 2018. A cette fin, ils sont prêts à aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg. Ils trouvent vite une occasion d’aller au front. La fabrique est propriétaire d’immeubles occupés dans les beaux quartiers de la capitale ainsi que des parkings à proximité de l’église saints Pierre et Paul de Hollerich.

Les membres de la fabrique d’église de Hollerich se sont organisés de façon à vider le plus possible le ‘patrimoine’ de la fabrique à leur profit et au détriment du Kierchefong»Me Pierrat, avocate du Kierchefong

En 2017, pour éviter le transfert prévisible de ses biens dans le Kierchefong, la Fabrique procède à un tour de passe-passe avec ses locataires: elle loue les immeubles occupés à l’asbl qui les sous-loue à son tour aux locataires en prenant au passage une marge de 20%. Les locataires n’ont pas d’autre choix que de signer un nouveau contrat de bail. Les récalcitrants sont expulsés comme ce couple de locataires d’une maison à Belair qui réclame aujourd’hui des indemnités en justice pour «expulsion injustifiée». Le bailleur leur avait signifié son intention de rénover la maison. Les travaux pour 100.000 euros n’ont jamais commencé et l’immeuble fut reloué en l’état à un financier français.

L’association prend soin de conclure les nouveaux baux sur 9 ans renouvelables pour éviter l’application d’un décret napoléonien de 1809 prévoyant qu’au-delà de cette durée, la fabrique devait demander les avis de l’archevêque et du ministère de l’Intérieur avant de conclure un contrat locatif.

L’archevêché ne découvre le pot aux roses qu’après le vote de la loi de 2018 et l’officialisation du Kierchefong, qui prend la place des 200 fabriques d’église dispersées dans tout le pays.

L’argent ne rentre pas comme prévu. Privé des revenus pour financer ses dépenses courantes, le Kierchefong mandate le cabinet d’avocats Elvinger Hoss Prussen qui attaque l’association devant la justice de paix pour récupérer l’argent des loyers. Il y a pour environ 60.000 euros d’impayés.

Ni loyer, ni argent de la quête

Fin octobre 2019, une requête en matière de bail à loyer est lancée devant le tribunal civil pour demander la nullité des contrats de bail avec l’asbl. «Les membres de la fabrique d’église de Hollerich se sont organisés de façon à vider le plus possible le ‘patrimoine’ de la fabrique à leur profit et au détriment du Kierchefong», soutient M. Myriam Pierrat, l’avocate de l’archevêché dans sa requête dont REPORTER a pris connaissance.

Je suis curé, je ne suis pas financier»Abbé Kroeger

Parallèlement à cette procédure, une assignation est lancée contre l’asbl pour «spoliation». «Manifestement, l’ensemble des contrats de bail, de cession de bail et de sous-location (…) l’a été dans le seul but de frauder la loi et de priver le Kierchefong (…) des biens et revenus qui devaient lui être alloués», assure M. Pierrat dans son assignation.

La guerre entre l’archevêché et la fabrique se prolonge au-delà des questions immobilières. L’association se dit persécutée, mais dans son bon droit.

En avril 2019, le curé de Hollerich Romain Kroeger est mis en demeure par courrier de restituer l’argent de la quête et les dons. Il ne répondra pas à la lettre. Contacté par REPORTER, le curé réfractaire se défend: «Il faut bien payer la femme de charge et tous les frais», assure-t-il. Il refuse de s’appesantir sur les montants non restitués que lui réclame l’archevêque: «Je suis curé, je ne suis pas financier», assure-t-il.

Etat et archevêché main dans la main

La requête en matière de bail à loyer déclenche une véritable tempête. Le litige, d’apparence anodine, devient rapidement une usine à gaz, parce qu’il remet en cause non seulement une des grandes réformes sociétales du gouvernement Bettel, mais aussi la légalité  du financement du culte catholique et de la gestion des édifices religieux, désormais assurée par le Kierchefong.

En février dernier, l’Etat luxembourgeois mandate un avocat chevronné du barreau, Me Patrick Kinsch pour intervenir dans la procédure aux côtés de l’archevêché. C’est exceptionnel.

A son tour, la fabrique d’église de Hollerich s’invite dans le litige en soutien de l’Association saints Pierre et Paul et s’offre pour défenseur une autre star du Barreau, Me Jean-Marie Bauler. Pour le clan des réfractaires, c’est une occasion en or pour contester, une nouvelle fois devant la justice, la suppression des fabriques d’église et remettre en cause la légalité du transfert de leurs biens dans le Kierchefong. Les arguments ne sont pas nouveaux.

En 2018 déjà, le syndicat des fabriques d’église (Syfel) avait engagé un bras de fer judiciaire contre l’Etat et l’archevêché. Les arguments étaient similaires, mettant en question la base légale de la convention de janvier 2015 (signée par le seul Dan Kersch, alors ministre de l’Intérieur, et sans être soumise à la Chambre des députés) et le fondement juridique de la loi de février 2018. Les schismatiques y voient la violation de Constitution à plus d’un égard en plus d’une transgression de la Convention européenne sur les droits de l’homme. En première instance, la procédure du Syfel échoue. Un appel est toujours en cours.

Kierchefong, un établissement public?

Le litige devant les juges de paix en matière de bail à loyer relance le débat et donne lieu à un grand déballage de principes constitutionnels et de leçons d’histoire sur la portée du concordat conclu en 1801 à l’époque napoléonienne entre la France (et ce qui était à l’époque son département des Forêts, donc le territoire luxembourgeois) et le saint Siège. Ce traité s’est imposé à Luxembourg jusqu’à la loi du 13 février 2018 qui a marqué la dissolution des fabriques d’église et le transfert de leur patrimoine et des biens écclésiastiques dans le Kierchefong.

Il est dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice que la Cour constitutionnelle fournisse une réponse aussi complète que possible»Jean-Luc Putz, juge de paix

L’Etat conteste la thèse de l’expropriation des fabriques d’église et voit dans le transfert des biens et des édifices religieux au Kierchefong «une simple réaffectation patrimoniale» entre deux entités de droit public. Rien de contraire à la Constitution qui garantit le droit de propriété aux personnes de droit privé, mais laisse au législateur le soin d’organiser librement le patrimoine des établissements publics.

Aux termes de plaidoiries enflammées qui se sont tenues le mois dernier, notamment autour de la nature juridique du Kierchefong (un établissement public ou non) et de positions irréconciliables sur la conformité de la loi de 2018 ayant supprimé les fabriques d’église, le juge de paix a choisi mardi 9 juin de s’en remettre à ses collègues de la Cour constitutionnelle avant de rendre une décision qui soulève des questions de conformité qui le dépassent.

«Au vu du nombre de litiges en cours, et probablement à venir, lors desquels la question de la validité de l’abrogation des fabriques d’église sera discutée toujours sous le même angle, il est dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice que la Cour constitutionnelle fournisse une réponse aussi complète que possible», écrit-il dans son jugement du 9 juin.

Le magistrat a convoqué une audience vendredi 19 juin prochain pour mettre les parties d’accord sur la formulation exacte des questions préjudicielles à faire trancher.

Lors des plaidoiries, l’avocat de l’Etat a assuré ne pas craindre le verdict de la Cour constitutionnelle : «Il ne faut pas avoir peur d’adversaire plaidant en droit», a-t-il dit.