Le sauvetage du sidérurgiste Ascométal en France est passé entre autres par des manœuvres d’optimisation fiscale au Luxembourg. L’opération a servi les intérêts industriels français au mépris de l’Etat luxembourgeois. Le fisc réclame 17 millions d’euros aux dirigeants.
Comme beaucoup de professionnels de la place financière le font, un expert-comptable a fait de la figuration dans des sociétés de participation. Un de ses mandats lui a rapporté à peine 15.000 euros d’émoluments et lui vaut aujourd’hui de gros ennuis. Il paie le prix fort de sa participation à des montages juridiques controversés liés au sauvetage du groupe industriel français «Ascométal». Le fisc lui réclame désormais, ainsi qu’à deux autres dirigeants, près de 17 millions d’euros d’impôts et engage sa responsabilité personnelle pour des fautes de gestion.
Les protestations de l’expert-comptable, associé de la fiduciaire «PKF», n’ont pas entamé la détermination de l’Administration des contributions directes (ACD) à récupérer son dû. Saisie, la justice est elle aussi restée insensible à ses lamentations sur les conséquences de «l’oukase» sur sa vie personnelle. Le paiement des impôts, même partagé en trois, signifiera la ruine, a-t-il fait valoir dans un recours devant le tribunal administratif que Reporter.lu a consulté. La juridiction s’est dite incompétente pour traiter cette question, ne s’occupant qu’à l’examen de la légalité des bulletins d’appel en garantie.
L’ombre de Marius Kohl
Toute une vie de labeur et de mandats d’administrateurs ne suffiront probablement pas au remboursement d’une dette inédite en termes de montant, mais aussi sur le plan des principes. Car le fisc n’hésite plus désormais à aller chercher l’argent, lorsqu’il manque pour rembourser les dettes d’impôts, auprès des anciens dirigeants et administrateurs de sociétés boîtes-aux-lettres. Et ce, même après leur mise en faillite.
Il s’agit d’un changement radical de paradigme, après le laxisme des années Marius Kohl, du nom d’un préposé de l’ACD qui signait des rulings les yeux fermés et ne reculait pas devant des montages fiscaux à la limite de l’abus de droit pour attirer les multinationales.
Les opérations entreprises donnent l’impression d’une structure sans substance et ayant dès le départ été destinée à l’effondrement, à partir de la finalisation des opérations fiscalement favorables notamment.“Directrice de l’ACD
La société de participations «Ascofer sàrl» a été constituée à Luxembourg en mai 2014, un mois après que le tribunal de commerce de Nanterre en France eut validé le plan de sauvetage d’Ascométal. Présenté comme un pépite industrielle française, l’entreprise était tombée dans les mains d’un fonds vautour qui l’avait amené dans le rouge. Le groupe sidérurgique employait alors quelque 1.900 salariés sur plusieurs sites dans l’hexagone, dont Hagondange en Lorraine, également son siège social.
La France du président socialiste François Hollande ne pouvait pas laisser tomber Ascométal. Face aux enjeux industriels et sociaux du dossier, la reprise fut supervisée par le ministère de l’Economie (alors aux mains d’Arnaud Montebourg) qui, au nom du «patriotisme économique», a favorisé l’offre pilotée par Frank Supplisson, ex-conseiller du président Nicolas Sarkozy, et Guy Dollé, ancien patron d’«Arcelor», avant le raid de «Mittal» en 2006. Le duo s’était engagé à la reprise de l’ensemble du personnel. L’aventure industrielle sera de courte durée.
Grandes ambitions pour une coquille vide
Ascofer était détenu par un holding luxembourgeois lui-même contrôlé par «Asco Industrie», le consortium français ayant racheté l’outil industriel avec l’aval de la justice et un prêt de l’Etat français de 35 millions d’euros. L’entité luxembourgeoise avait racheté un stock de ferraille qui fut mis à disposition du groupe Ascométal moyennant un contrat de crédit avec intérêts débiteurs, mais sans aucune garantie. L’industriel français, insolvable, n’a pas été en mesure d’honorer ses engagements.
Société de participation, Ascofer affichait aussi dans ses statuts de grandes ambitions: «devenir une société de trading de ferrailles et de métaux ferreux et a vocation à devenir une bourse européenne de ferraille et métaux ferreux». Or, ses relations commerciales se cantonnèrent au périmètre du groupe Ascométal, son unique client, auquel elle factura le service de mise à disposition du stock. Aucune marchandise ne fut vendue au cours de 2014 et 2015, selon l’ACD.
Les soucis principaux (des gérants) étaient la sauvegarde et le redressement du groupe français Ascométal et non pas la survie de la société Ascofer.“Le bureau d’imposition sociétés 4
Trois ans après son sauvetage, Ascométal fut à nouveau au bord du gouffre. Une procédure de redressement judiciaire fut ouverte en novembre 2017. L’activité industrielle fut en partie cédée au groupe suisse «Schmolz + Bickenbach».
La cession d’actifs ne concerna pas Asco Industrie. Elle fut mise en liquidation judiciaire et dut procéder à des écritures de dépréciation de ces créances, dont celle d’Ascofer pour un montant de plus de 50 millions d’euros. La structure luxembourgeoise a d’ailleurs tardé à faire une déclaration de créance, ce que le fisc lui reproche par ailleurs.
S’étant défait de son stock, son seul actif, en un an au lieu de plusieurs années comme le contrat avec Asco Industrie le prévoyait, la société luxembourgeoise se retrouva exsangue. En 2018, dernier bilan disponible, elle a acté une perte de plus de 44 millions d’euros. Ses comptes documentent une provision pour impôts de quelque 17 millions d’euros. Ascofer fut laissé à l’abandon jusqu’à sa faillite le 28 février 2020.
Les ennuis judiciaires en France
Selon le média en ligne «Mediapart», Franck Supplisson a été rattrapé par la justice pour son rôle et les conditions de reprise d’Ascométal. Il a été mis en examen en avril 2021 pour entre autres «escroquerie en bande organisée», «abus de biens sociaux» et «blanchiment de fraude fiscale aggravée». «Confiées aux policiers de l’office anti-corruption, les investigations judiciaires sur les conditions de cette reprise ont discrètement prospéré depuis 2015, avant de déboucher sur l’ouverture d’une information judiciaire ce 21 avril 2021 par le parquet de Nanterre (Hauts-de Seine)», signale «Mediapart».
A Luxembourg, le fisc s’est aussi intéressé à Ascofer et à des montages juridiques qui ont essentiellement servi les intérêts industriels français. En décembre 2019, l’ACD a émis des bulletins d’impôts (Revenus des collectivités, impôt commercial communal et impôt sur la fortune) pour les années 2016 à 2018 à l’encontre de la société. Ascofer étant devenu une coquille vide, le fisc en a appelé à la responsabilité des différents gérants qui se sont succédé aux commandes, leur reprochant des «fautes de gestion graves». L’ACD leur fait principalement grief d’avoir déshabillé la société luxembourgeoise Ascofer pour habiller la française Ascométal.
Salaires doublés, dividendes versés
«Vous avez marqué votre accord à l’entretien de relations commerciales ne répondant pas aux critères du principe de pleine concurrence avec des sociétés du même groupe, à savoir le groupe Ascométal, et plus particulièrement avec la société de droit français Asco Industrie», écrit ainsi la préposée du bureau d’imposition sociétés 4 à l’un des gérants d’Ascofer. Ses deux autres collègues ont reçu une lettre presque à l’identique.
Le fisc les soupçonne d’avoir travaillé pour la France au préjudice du Luxembourg et favorisé Ascométal à travers des opérations commerciales – la vente du stock de ferraille – ayant mis en péril la solvabilité de l’entité luxembourgeoise. «Les soucis principaux (des gérants) étaient la sauvegarde et le redressement du groupe français Ascométal et non pas la survie de la société Ascofer», explique le bureau d’imposition.
Un dirigeant de société, auteur comme en l’espèce, de fautes de gestion graves, dont la responsabilité est engagée, ne saurait prétendre à se voir exonérer de sa responsabilité par le fait d’une éventuelle approche antérieurement tolérante ou laxiste de la part des autorités de contrôle administratives et/ou judiciaires.“Jugement du 27 octobre du tribunal administratif
Saisie, la directrice de l’ACD confirma la position de sa préposée. «Les opérations entreprises donnent l’impression d’une structure sans substance et ayant dès le départ été destinée à l’effondrement, à partir de la finalisation des opérations fiscalement favorables notamment», fit-elle valoir dans une décision d’octobre 2020 que les gérants d’Ascofer ont contestée devant le tribunal administratif. «Une société indépendante, poursuit Pascale Toussing, n’aurait pas accepté de risquer de tomber en faillite dans le seul but de sauver une autre société», surtout pas quand elle a comme ambition de devenir une bourse européenne de ferraille.
D’autant que malgré les difficultés économiques invoquées, Ascofer n’a pas hésité à doubler les salaires de ses dirigeants et à faire remonter des dividendes ou des acomptes de dividendes vers d’autres entités au Grand-Duché, sous contrôle français.
Rendez-vous raté pour des rulings
Pour le fisc, le jeu des dirigeants d’Ascofer était clair dès sa constitution: «acquérir le stock et le vendre à une entreprise liée insolvable qui pouvait en bénéficier fiscalement». Les documents exhumés dans la procédure montrent que les dirigeants ont consulté les services de l’ACD, par l’intermédiaire d’un avocat fiscaliste du barreau de Luxembourg «pour trouver des solutions favorables du point de vue fiscal». En bref, ils ont demandé un «ruling» pour l’étalement de la charge d’imposition provenant de la vente du stock pour 55 millions d’euros sur 5 années, de 2016 à 2020. L’ACD a rejeté la requête, la considérant comme «fiscalement inadmissible». Ce qui n’empêcha pas l’opération de cavalerie fiscale de se faire.
Peu avant la faillite d’Ascofer, le fisc a fini par rattraper les gérants. Invoquant «une inexécution fautive» de leurs devoirs et obligations «qui a empêché la perception d’impôts d’un montant global de 16.665.349,20 euros, (et entraîné) ainsi l’existence d’un dommage pour l’Etat», les Contributions directes ont engagé leur responsabilité et réclamé le paiement «sans délai» et sans préjudice des intérêts de retard ultérieurs sur le CCP de l’administration. L’assureur des gérants a refusé de les couvrir en raison de leurs comportements fautifs. Les contestations des appels en garantie devant le tribunal administratif ont pour l’heure valu un sursis de paiement aux dirigeants.
La juridiction a rejeté le 27 octobre dernier le recours en annulation des bulletins d’appel en garantie de deux d’entre eux. «Un dirigeant de société, auteur comme en l’espèce, de fautes de gestion graves, dont la responsabilité est engagée, ne saurait prétendre à se voir exonérer de sa responsabilité par le fait d’une éventuelle approche antérieurement tolérante ou laxiste de la part des autorités de contrôle administratives et/ou judiciaires», notent les juges. C’est la démonstration que les années Marius Kohl sont bien mortes et enterrées.
Contactés par Reporter.lu, l’avocate des gérants n’a pas souhaité commenter les décisions ni dire si ses clients comptaient faire appel devant la Cour administrative.