Votée dans la précipitation, la loi de sortie de crise pour la justice doit être réécrite en raison de ses zones d’ombre. La tension continue à monter entre le Barreau et les magistrats. La controverse tourne autour du port obligatoire du masque et du respect des droits de la défense.
Les lois «Covid» jettent le trouble dans les tribunaux et déclenchent une agitation sans précédent entre les avocats et les magistrats qui s’interpellent par médias interposés. Au point de faire faire volte-face à la ministre de la Justice pour tenter de ramener le calme entre les deux camps. Sam Tanson (Dei Greng) a reconnu que certaines dispositions législatives adoptées le 18 juin devaient être réécrites et faire l’objet d’un nouveau projet de loi. Un texte consensuel est attendu dans la semaine du 6 juillet.
Le port obligatoire du masque lors des audiences et la généralisation de la procédure écrite dans le traitement des dossiers en matière pénale sont à l’origine de la controverse.
Contre toute attente, les activités dans les tribunaux n’ont pas eu droit à un traitement spécial. Initialement inscrites dans deux projets de loi sur la procédure judiciaire de sortie de crise Covid, les mesures dérogatoires qui auraient permis le retrait du masque lors des prises de parole à l’audience, ont été retirées des textes. Les dispositions posaient des difficultés techniques et soulevaient des incohérences que les députés, pressés par l’urgence de mettre fin à l’état de crise avant le 25 juin dernier, n’ont pas voulu résoudre lors du vote le 18 juin dernier.
Port du masque non-réglementé
Suite à des amendements de dernière minute, la problématique du masque a ressurgi. Car le port du masque dans les salles d’audience n’a pas été réglementé, alors que le Barreau de Luxembourg demande depuis la reprise de l’activité à la Cité judiciaire début mai une clarification de la situation à la ministre de la Justice.
«Depuis la fin de l’état de crise le 25 juin 2020 à 00.00, les audiences publiques tombent sous le régime général des «activités qui accueillent du public», explique le bâtonnier François Kremer dans une lettre adressée le 29 juin au président de la Cour supérieure de Justice, Jean-Claude Wiwinius, dont REPORTER a pris connaissance.
La plaidoirie est une activité qui par sa nature est incompatible avec le port du masque»François Kremer, bâtonnier
Le port du masque est donc obligatoire dans les prétoires, comme dans n’importe quel autre lieu public. La loi Covid prévoit toutefois que lorsque l’exercice de «tout ou partie d’une activité qui accueille du public est incompatible, par sa nature, avec le port du masque, l’organisateur concerné met en œuvre d’autres mesures sanitaires de nature à empêcher la propagation du virus». Or, ce texte générique, appliqué à la justice, soulève plus de questions qu’il n’en résout. La mise en place de plexiglas dans certaines salles est loin de les avoir résolues. Là où les équipements font défaut, des scènes surprenantes pimentent l’activité judiciaire depuis la reprise mi-avril.
Il n’existe pas de régime spécifique pour permettre aux avocats, prévenus, témoins ou parties civiles de tomber le masque lors qu’ils s’expriment. En l’absence de règles écrites claires, le port ou non des protections, est laissé à l’appréciation de chaque juge qui préside une chambre en vertu du pouvoir de la «police de l’audience» dont il dispose. Toutefois, l’étendue de ce pouvoir est contestée par les avocats.
«La plaidoirie est une activité qui par sa nature est incompatible avec le port du masque», rappelle le bâtonnier. «Il faut donc tout mettre en œuvre afin que cette activité puisse être exercée dans des conditions sanitaires satisfaisantes sans imposer le port du masque au plaideur», ajoute-t-il.
Ingérences dans les libertés fondamentales
Le 22 juin, quatre jours après le vote controversé des lois Covid, François Kremer a écrit à la ministre de la Justice pour «attirer son attention sur une défaillance technique des textes» que ses services ont rédigés à la va-vite. Il demande au législateur d’apporter des correctifs et de poser des règles claires et uniformes, qui ne varient pas selon les opinions et sensibilités des magistrats. Il appelle aussi Sam Tanson à «la vigilance contre le risque d’ingérences disproportionnées aux libertés fondamentales». «Le Barreau reste soucieux de préserver les principes de l’Etat de droit et des droits fondamentaux et d’éviter toute atteinte à ces droits», souligne-t-il encore.
Sa lettre à Jean-Claude Wiwinius est un recadrage du Barreau à l’ensemble de la magistrature assise qui en ferait un peu trop. C’est presque un casus belli. Le bâtonnier ne veut pas revenir sur la circulaire qu’il a adressée le 12 juin à tous les avocats, les invitant à retirer leur protection lors de plaidoiries et de prise de parole si une distance interpersonnelle de deux mètres peut être respectée. «L’Ordre continuera à défendre cette position et plaidera contre toute initiative qui tendrait à invalider cette interprétation de la loi», assure-t-il.
La police d’audience ne confère pas au président un pouvoir discrétionnaire lui permettant d’imposer des mesures sanitaires ou d’en dispenser les personnes présentes à l’audience»François Kremer
François Kremer dit aussi son désaccord au président de la CSJ sur le pouvoir de police d’audience que les juges s’attribuent pour autoriser ou non un avocat à tomber le masque lors de prises de parole. «La police d’audience, indique-t-il, ne confère pas au président un pouvoir discrétionnaire lui permettant d’imposer des mesures sanitaires ou d’en dispenser les personnes présentes à l’audience».
Il n’y a pas encore eu d’incidents notables au palais de justice, mais la situation n’en reste pas moins tendue. Le Barreau se dit d’ailleurs prêt à voler au secours de ses membres en cas d’accrochage avec des juges. Il n’en est pas encore à appeler ses membres à la désobéissance, mais n’en est pas loin non plus.
D’autres mesures exceptionnelles post-Covid inscrites dans la procédure pénale ont assombri les relations entre le Barreau et une partie de la magistrature. La non-comparution des prévenus aux audiences en chambre du conseil est une des dispositions les plus controversées du dispositif adopté le 18 juin dernier.
Depuis le début de la crise, les juges tranchent certaines affaires uniquement sur dossier, sur la base des seuls écrits échangés, sans comparution des parties et des avocats, ni du ministère public. Or, le droit de plaider est un droit fondamental en matière pénale. Une bonne défense peut faire pencher la balance du bon côté et emporter l’intime conviction d’un juge.
L’oralité des débats, une nécessité
«L’oralité des débats n’est pas seulement nécessaire aux droits de la défense, mais également à la mission des magistrats qui doivent rendre leurs décisions dans des affaires délicates ayant des conséquences sur les droits individuels, telle que le droit à la liberté des personnes», rappelle François Kremer à la ministre de la Justice.
Personne ne s’était beaucoup ému, ni à la Chambre des députés, ni au Conseil d’Etat, de la généralisation de la procédure écrite en matière pénale, notamment devant les chambres du conseil (en première instance et en appel) qui renvoient des prévenus devant les juges, valident des non-lieux ou évitent les erreurs judiciaires.
Le refus aux parties et à leurs avocats de comparaître et de plaider leur cause constitue une entorse exceptionnellement grave au droit à un débat contradictoire»Association des avocats pénalistes
Il faut dire que s’il y a pléthore d’avocats parmi les parlementaires et les Sages, il s’agit surtout d’avocats d’affaires et de contentieux, peu familiers du droit pénal. Le caractère liberticide du projet de loi sur la procédure pénale post-Covid avait échappé à tout le monde. Il a fallu l’intervention de l’Association des avocats pénalistes (Alap), deux jours avant le vote, pour alerter la classe politique.
Cette intervention fut toutefois trop tardive pour rectifier le tir et retirer les aberrations d’un texte qui maintient jusqu’à la fin 2020 une justice d’exception et institue, selon l’Alap, «une interdiction de comparaître et de plaider» dans certaines procédures pénales. «Le refus aux parties et à leurs avocats de comparaître et de plaider leur cause constitue une entorse exceptionnellement grave au droit à un débat contradictoire», a fait valoir l’association. Ses membres ont été reçus par Sam Tanson qui s’est engagée à amender la loi avant la fin de la session parlementaire pour en retirer les dispositions incompatibles avec les libertés fondamentales.
L’invention de l’auto-perquisition
La ministre a également promis de revenir sur les délais, jugés trop courts, laissés aux avocats pour répliquer aux réquisitions du Parquet. Dans un entretien à REPORTER, Carole Hartmann se dit prête à porter le projet de loi correctif sur lequel le ministère planche depuis la fin juin en y associant étroitement, cette fois, le Barreau et ses spécialistes du droit pénal pour éviter de nouveaux faux pas. «Si Charles Margue, président de la commission juridique me le demande encore, je serais contente de porter le nouveau projet de loi», dit-elle.
D’autres correctifs pourraient être apportés notamment pour permettre aux enquêtes pénales de reprendre un cours à peu près normal. L’avocate pénaliste Marie Marty, responsable de la Revue du Droit Pénal, a repéré des anomalies dans la nouvelle loi sur la procédure pénale post-crise, notamment pour les perquisitions réalisées par les enquêteurs: «l’article 1er de cette nouvelle loi, souligne-t-elle dans un entretien à REPORTER, est très problématique car il oblige le perquisitionné à exécuter lui-même cet acte d’enquête, sous peine d’une amende pouvant aller jusqu’à 125 000 euros. Si le perquisitionné est aussi suspect, il sera tenu de rechercher et de fournir lui-même les preuves de ses méfaits, ce qui me semble tout à fait contraire au droit à ne pas participer à sa propre incrimination».