Un litige oppose depuis 30 ans les héritiers du fondateur de la «Revue» pour le contrôle de deux immeubles à la Gare. L’enjeu porte sur 8 millions d’euros. Malgré les plaintes et recours, l’affaire n’a toujours pas trouvé de dénouement. Le dossier Bourg renvoie l’image d’une justice indolente.

La saga familiale des Bourg est une affaire qui fait sortir les magistrats de leur zone de confort. Le malaise tient autant au pedigree de son principal instigateur, issu de la bonne société, qu’à son âge, 80 ans cette année et à son obstination à clamer sa bonne foi. Cette affaire offre aussi le spectacle d’une justice qui traite avec plus de pugnacité les dossiers de délinquance financière importée que les cas de ses influents autochtones ayant mal tourné.

Il y a trente ans, en 1991, une série d’opérations financières permettent à Jean Bourg, un des trois enfants de Francis Bourg, industriel et fondateur de l’hebdomadaire «Revue» (aujourd’hui majoritairement aux mains du groupe Editpress), de prendre le contrôle d’une société immobilière détenant un complexe immobilier situé à cheval entre l’avenue de la Gare et l’avenue de la Liberté. L’incursion se fait aux dépens des autres héritiers. La valeur actuelle des bâtiments est estimée à quelque 8 millions d’euros.

Les fonds de tiroir du palais de justice

S’estimant spoliés, les autres membres de la famille assignent l’initiateur des opérations litigieuses en justice. La saisine du tribunal date du milieu des années 1990 et connaît de nombreux rebondissements. «Nous avons plaidé, plaidé, plaidé et replaidé. Nous avons perdu beaucoup de temps pour pas grand-chose», se souvient un avocat des parties, qui requiert l’anonymat. L’affaire Bourg est toujours en suspens. Elle apparaît aujourd’hui comme un des plus vieux dossiers qui traîne dans les fonds de tiroir du palais de justice.

Les bâtiments de la Gare, 7,36 ares, qui avaient hébergé jadis la prospère Imprimerie Bourg-Bourger et le siège de la «Revue» avant d’être loués jusqu’en 2019 par l’enseigne Coolcat, sont en quête d’un nouvel occupant. Mais le conflit de famille soulève les plus grandes réticences d’éventuels acquéreurs.

Les immeubles sont le fruit d’un héritage que les enfants et petits-enfants de Francis Bourg se sont partagé à parts égales, avec l’outil industriel, à la mort de sa veuve en 1976. Jean Bourg, qui a le sens des affaires, en prend la gérance jusqu’à ce qu’il en soit écarté en 1985. Cette année marque le début des hostilités familiales. Sa gestion du patrimoine familial est contestée et lui vaut d’être écarté. De nouveaux dirigeants sont mis en place. Toutefois, Bourg est suspecté par le clan adverse de continuer à tirer les ficelles en coulisse.

Soupçons d’abus de biens sociaux

Les enfants et petits-enfants de Francis Bourg se déchirent autour de ce qui reste du patrimoine du patriarche (l’imprimerie ayant fait faillite): de l’immobilier logé dans la société civile Bourg-Bourger. Les juridictions civiles et administratives arbitrent les querelles d’héritiers qui se rendent coup pour coup et s’accusent mutuellement de malversations financières sans que le litige, après toutes ces années, ait trouvé de véritable dénouement.

Il y a six ans, l’affaire a pris un tour pénal. En effet, Christian Steinmetz, l’administrateur judiciaire nommé pour trouver une issue au conflit a, peu après sa prise de fonction, porté plainte pour abus de biens sociaux. Déposée en septembre 2014, la plainte vise entre autres Jean Bourg et plusieurs sociétés de patrimoine familial dont il serait proche (Bonitas AG, Prelude et Frate), après la découverte d’opérations financières et comptables suspectes. L’enquête patrimoniale réalisée par les policiers fait un détour par l’Espagne. Là aussi, la procédure pénale joue les prolongations. Jean Bourg a pour l’heure échappé à l’inculpation.

Le montage, bien que savamment conçu, est un bluff, mais a des failles et la faille majeure est l’absence de flux financiers réels.“Un des avocats des héritiers de Francis Bourg

Pour autant, selon les informations de Reporter.lu, en décembre 2019, soit cinq ans après la plainte de Steinmetz, le Parquet requiert la clôture de l’affaire et demande l’inculpation de Jean Bourg, mais le juge d’instruction se montre plus réservé et plaide pour qu’un autre suspect, Jean-Pierre Biver, résident londonien jusqu’alors introuvable malgré un avis de recherche, soit également poursuivi aux côtés de l’octogénaire.

Les comptes en banque personnels de Jean Bourg sont saisis notamment à la BIL ainsi que la comptabilité d’une myriade de sociétés dont il serait le bénéficiaire effectif. Le travail des enquêteurs s’apparente à de l’archéologie avec une plongée dans la face la plus sombre de la place financière des années 1990 et de ses opérateurs alors peu regardants sur l’origine des fonds.

Depuis l’hiver 2019, l’enquête judiciaire semble figée. Contactée par Reporter.lu, l’administration judiciaire confirme l’existence de l’enquête judiciaire, mais ne se prononce pas sur son avancée.

Jeux d’écriture et sociétés écrans

En 1991, un contrat de prêt de 1,86 million d’euros (75 millions de francs luxembourgeois) en faveur de la SCI Bourg-Bourger accordé par la sàrl Fougères de Jean Bourg pour prétendument rénover le complexe immobilier attise les hostilités familiales. La SCI signe une reconnaissance de dette, documentée par un acte notarié, et les immeubles sont hypothéqués en guise de sûreté.

La valeur actuelle du complexe immobilier situé à cheval entre l’avenue de la Gare et l’avenue de la Liberté est estimée à quelque 8 millions d’euros. (Photo: Eric Engel)

Cette première manœuvre est suivie d’un acte d’apport des immeubles de la SCI Bourg-Bourger vers la sàrl Cerberus (actuellement Alter Immobilier), société précédemment sous le contrôle de Jean Bourg et de son épouse. Mais la valeur des biens est largement sous-estimée et permet in fine à Jean Bourg (qui n’apparaît pas directement dans les transactions), par un jeu d’écriture et l’utilisation de sociétés écrans de diluer la participation des autres héritiers. L’homme s’accapare ainsi une participation de 66% dans Alter Immobilier ainsi que les loyers (3 millions d’euros jamais redistribués, selon ses accusateurs). Or, en 1977 lors de la constitution de la SCI, il en a une part indivise d’un tiers, à égalité avec les autres ayants-droit.

La réalité du prêt, de la reconnaissance de dette notariée et de l’apport est contestée: «Le montage, bien que savamment conçu, est un bluff, mais il a des failles et la faille majeure est l’absence de flux financiers réels», indique un des avocats du clan adverse dans un document judiciaire consulté par Reporter.lu.

Bourg n’a pas eu d’autorisation du conseil d’administration pour valider les démarches litigieuses. Le rôle du notaire censé contrôler la consistance des apports est également mis en cause. Les opérations font apparaître, aux côtés de Jean Bourg, une pléiade d’opérateurs à la réputation sulfureuse.

Le fantôme de Carlo Revoldini

Le nom de l’avocat Carlo Revoldini, aujourd’hui décédé, apparaît ainsi sur les radars. En 1997, l’homme avait comparu en correctionnelle aux côtés de la compagne d’un blanchisseur d’un cartel colombien de la drogue. Aux termes d’un procès en appel, l’avocat fut toutefois blanchi des préventions de violation de ses obligations professionnelles en matière de lutte contre l’argent sale.

Saisie au milieu des années 2000, la 11e chambre du tribunal civil déclare nul, en mai 2013, le contrat de prêt et ordonne la radiation des hypothèques prises sur les deux immeubles. Les juges annulent aussi l’acte d’apport et demandent la restitution des immeubles à la SCI Bourg-Bourger.

Jean Bourg évoque un lien entre ce prêt et des rénovations pratiquées aux immeubles en cause, sans cependant fournir de plus amples détails et verser de pièces probantes dans ce contexte.“11e chambre du tribunal civil, 8 mai 2013

Dans le cadre de cette procédure, Jean Bourg conteste toute spoliation et fait valoir que les droits de propriété de la SCI ont seulement été transformés en droit de propriété dans la sàrl Alter Immobilier. «La société civile était exsangue. Elle n’avait plus de liquidités et ne disposait pas du crédit nécessaire pour pouvoir faire les travaux de rénovation de l’immeuble, indispensable à sa mise en valeur», fait valoir son avocat.

Les lieux étaient restés à l’abandon de 1985, année du départ de la litho Bourg Bourger de la Gare vers Bertrange, à 1991, date de l’arrivée d’un premier locataire commercial.

Fausses factures et Iles Caraïbes

Cerberus assure avoir effectué des travaux de toiture, de fenêtres et de façade, sans toutefois produire les factures de la rénovation. «Jean Bourg évoque un lien entre ce prêt et des rénovations pratiquées aux immeubles en cause, sans cependant fournir de plus amples détails et verser de pièces probantes dans ce contexte», notent les juges en 2013. Ils retiennent «le caractère fictif du prêt et son absence de cause». Ils considèrent par ailleurs que l’opération ayant abouti à faire sortir les immeubles du patrimoine de la société civile «a surtout servi à Jean Bourg à titre personnel». Ils voient également en lui «sans nul doute l’instigateur, sinon du moins le tiers complice fautif (…) dans l’opération préjudiciable».

Jean Bourg, qui fut écarté de la gestion directe de la SCI en 1985, reproche à son tour à ses accusateurs des malversations et de fautes de gestion. Accusations relayées par son avocat dans le jugement de 2013: «Après son départ, il n’a eu de cesse de dénoncer les dysfonctionnements, fautes de gestion, absence de contrôle et détournements de fonds (…) au préjudice des sociétés du groupe, notamment par l’émission de fausses factures payées au profit de sociétés des Iles Caraïbes, irlandaises ou autres paradis».

La décision de mai 2013 est frappée d’appel, mais l’affaire n’est toujours pas examinée par la juridiction de seconde instance, car une des sociétés de Jean Bourg a fait tierce opposition du jugement. Le dossier est encore pendant devant la Cour de Cassation. Les parties sont sans nouvelles de l’état de la procédure, ni explications des raisons de la lenteur de la procédure.

Contacté par Reporter.lu, un des avocats de Jean Bourg fait savoir que son client «conteste fermement tout acte de spoliation envers un quelconque patrimoine immobilier et ne fera pas d’autres commentaires sur les accusations mensongères dont il fait l’objet».