Aux termes d’un bras de fer avec le fisc, un huissier de justice a été condamné début février pour fraude fiscale. Son affaire plonge dans l’univers d’une profession qui pendant des décennies a bénéficié d’une forte tolérance de la part de l’administration des contributions.

Chaque acte de justice doit passer par un huissier de justice qui prélève un droit fixe de 72 euros, hors TVA. Le double pour l’inscription d’une hypothèque ou s’il intervient les week-ends et les jours fériés. Lorsqu’il fait des recouvrements de créances, l’huissier perçoit un droit de recette qui dépend des sommes en jeu: de 3% pour les montants inférieurs à 2.500 euros à 0,5% au-delà de 10.000 euros. Les tarifs sont règlementés.

Ces auxiliaires de justice ont toutefois d’autres sources de revenus, plus informelles et moins règlementées comme leurs interventions à l’amiable et certaines saisies. Ces honoraires ne sont pas actés dans leur «répertoire officiel», document qui est destiné à l’administration de l’enregistrement, notamment pour la perception de la TVA.

Une faveur depuis 1945

Pendant des années, ces honoraires encaissés hors répertoire, en marge des tarifs règlementés, ont ainsi pu échapper à l’impôt au nom d’une «tolérance administrative» héritée de l’immédiat après la 2e Guerre mondiale. Aussi, des huissiers de justice auraient-ils fait leur déclaration fiscale sur la base des seuls revenus se dégageant de leurs répertoires. Il est impossible, compte tenu du secret fiscal, de déterminer l’ampleur des revenus ayant ainsi échappé à l’impôt sur le revenu.

Le mode opératoire a été révélé à la faveur du contentieux fiscal d’un huissier de la capitale, aujourd’hui à la retraite, avec l’Administration des contributions directes (ACD). La pratique était établie depuis 1945, au nom d’un «ruling sectoriel», en écho aux «rulings», plus connus, ayant servi les multinationales pour réduire à néant leur base imposable.

Les temps ont changé. Les aberrations des accords fiscaux des multinationales ont été corrigées. Dans le même temps, le fisc luxembourgeois a remis en cause d’autres privilèges ayant donné lieu à des dévoiements.

En 2007, un bureau d’imposition se penche sur la déclaration pour l’impôt sur le revenu d’un couple. Le mari est huissier. L’ACD refuse la déduction de dépenses d’exploitation déclarées dans le cadre de l’exercice de sa profession libérale. Il s’agit notamment de frais de restaurant et de saisie.

Vendetta personnelle

L’huissier offre la tournée et le repas aux officiers de police et aux témoins qui l’accompagnaient lors de ses saisies. Il les fait passer en frais généraux. Le redressement fiscal porte initialement sur 30.000 euros par an. Le couple le conteste devant le tribunal administratif et obtient gain de cause en octobre 2009 pour des raisons purement procédurales.

Ce litige a été, selon l’huissier, le point de départ d’une vendetta personnelle de l’administration fiscale. Le bras de fer va durer jusqu’à l’été 2019, après une dizaine de recours devant les juridictions administratives, et se poursuivre jusque devant un tribunal correctionnel en février 2022, après une dénonciation de l’ACD au parquet neuf ans plus tôt.

Le différend prend une tournure inattendue et devient rapidement une affaire de principe. Les faits litigieux vont s’étendre aux déclarations fiscales du couple de 2006 à 2011. Le montant de l’impôt sur le revenu et de l’impôt commercial éludé va porter sur 125.843 euros, selon les pièces de procédure consultées par Reporter.lu.

Le dossier connaît de nombreux rebondissements devant les juges administratifs et le directeur de l’ACD. Chaque camp va rester sur des positions irréconciliables. L’huissier invoque le «ruling sectoriel» qui, à ses yeux, oblige les autorités. Il propose de faire témoigner ses confrères pour attester de la réalité de ce système, mais les juges déclinent l’offre de preuve. Le fisc luxembourgeois admet l’existence de ces accords implicites avec la profession, mais dénonce ses dérives. L’administration exige la production des justificatifs des recettes et dépenses entrant dans le champ professionnel de l’huissier pour évaluer les impôts dus, mais pas déclarés .

«Ces pièces justificatives sont d’une importance cruciale pour permettre à l’administration fiscale d’exercer son pouvoir de vérification, ne serait-ce que pour pouvoir rattacher les recettes et les dépenses documentées par des extraits de compte à l’activité professionnelle du contribuable», expliquera le délégué du gouvernement dans la procédure devant les juridictions administratives. De la «fishing expedition», lui rétorquera l’avocat de l’huissier en empruntant la phraséologie sur l’échange international de renseignements financiers.

Absence de compte tiers

L’huissier n’utilise pas le logiciel comptable spécifique conçu pour les huissiers luxembourgeois. Il n’a pas non plus de compte tiers permettant de séparer ses rentrées privées d’argent et ses revenus tirés de ses activités professionnelles. Contrairement aux avocats, les huissiers de justice n’ont pas d’obligation légale de disposer d’un compte de tiers. «La tenue d’un compte tiers constitue une obligation déontologique pour les huissiers de justice. Le fait de tenir un compte tiers n’empêche pas nécessairement quelqu’un de commettre une fraude fiscale aggravée», explique à Reporter.lu Carlo Calvo, président de la Chambre des huissiers de justice.

Son ancien confrère a en tout cas mis en œuvre toutes les ressources que la procédure lui offrait pour communiquer au fisc le moins d’informations possibles sur ses honoraires, en se retranchant commodément derrière le secret professionnel. Il a même donné son nom en 2012 à une jurisprudence qui a confirmé le droit pour les huissiers de justice, à l’instar des avocats, d’opposer leur secret professionnel aux autorités fiscales.

(L’huissier) n’a délibérément pas indiqué le montant exact et réel des recettes générées par son office dans ses déclarations fiscales pour les années 2006 à 2011.“Procureur d’Etat

Pour autant, les juges diront que la faculté de refuser la communication à l’ACD n’est pas une licence donnée à l’huissier pour tricher sur ces propres impôts sur le revenu, mais sert uniquement à protéger ses clients et la confidentialité des affaires.

L’administration exigera un accès plus large que le seul répertoire officiel, estimant qu’il ne retraçait pas l’ensemble des activités d’un huissier de justice. Les opérations de recouvrement amiable de créances ainsi que des constatations réalisées à la demande de particuliers n’y étant pas renseignées. Or, ces activités peuvent représenter jusqu’à 20% de leur chiffre d’affaires.

Les limites de la tolérance administrative

Suite à une injonction de l’administration et un risque de saisies sur sa pension, l’huissier se résoudra à enfin communiquer à son bureau d’imposition ses extraits de compte ainsi qu’un tableau Excel. Mais les documents seront difficilement lisibles. Après un nouvel examen de son dossier, le directeur de l’ACD se déclarera «dans l’impossibilité la plus totale de retracer les honoraires facturés en dehors du coût légal». Car, malgré les demandes répétées, les pièces comptables et les justificatifs font toujours défaut. De plus, la comptabilité de l’huissier répond à des exigences plus que minimalistes. Pour autant, il n’y a rien de répréhensible à cela. Les professions libérales sont autorisées à tenir une comptabilité simplifiée. La encore, il s’agit d’une «tolérance administrative» héritée du passé.

Pour autant, les privilèges accordés par le fisc ont des limites: les écritures comptables des libéraux doivent s’appuyer sur des pièces justificatives devant être numérotées et conservées. «L’enregistrement des recettes et des dépenses (…) doit se faire de manière régulière, complète et exacte», précisera le directeur de l’ACD dans une lettre à l’huissier de justice.

En défaut d’avoir produit les justificatifs réclamés, ce dernier sera débouté par les juges. Ses redressements fiscaux seront déclarés justifiés au bout d’un long parcours devant les juridictions administratives entre 2008 et juin 2019. L’imposition définitive a été confirmée à cette date.

Le compromis du procureur

Un autre front sera ouvert parallèlement à la procédure administrative, pénal celui-ci. En février 2013, l’ACD va dénoncer l’huissier au parquet pour des soupçons de fraude fiscale. «(Il) n’a délibérément pas indiqué le montant exact et réel des recettes générées par son office dans ses déclarations fiscales pour les années 2006 à 2011», note le procureur d’Etat Georges Oswald dans un document de procédure. 125.843 euros sont en jeu.

Le dossier judiciaire est délicat à mettre en œuvre, car pris isolément, les montants éludés ne remplissent pas toutes les conditions de la législation entrée en vigueur depuis la réforme fiscale de 2017 (loi du 23 décembre 2016) pour constituer une fraude fiscale aggravée: un seuil de 10.000 euros et 25% de l’impôt effectivement dû. Le parquet a dû prendre ce facteur en considération dans ses poursuites.

Aux termes d’une négociation expédiée en moins d’un mois, entre février et mars 2021, le procureur et l’avocat de l’huissier trouvent un compromis: l’huissier avoue la fraude et reconnaît avoir «sciemment et systématiquement omis de déclarer à l’Administration des contributions directes et soustrait à l’imposition pour les années fiscales 2006 et 2007». Les montants fraudés portent sur 63.703 euros.

La justice semble avoir fermé les yeux sur les irrégularités des années suivantes.

Le procureur et l’avocat de l’huissier signent le 21 septembre 2021 un accord qui se base sur la législation antérieure à la loi du 23 décembre 2016, laquelle prévoit des peines plus favorables au contribuable. Les montants retenus à la base des infractions sont réduits de moitié.

Le 19 janvier, l’affaire est appelée devant la 7e chambre correctionnelle. Le jugement sur accord est validé par les juges le 10 février dernier. L’huissier, qui n’a pas de casier judiciaire, condition préalable à un jugement sur accord, est condamné à 6.400 euros d’amende, soit 10% de sa fraude. Le régime introduit par la réforme de 2016, prévoit en cas de fraude fiscale aggravée des peines allant d’un mois à trois ans de prison et des amendes de 25.000 euros à un montant représentant six fois les impôts éludés.

Le prévenu s’en est bien sorti. La justice s’est montrée indulgente avec lui en raison de son âge (plus de 70 ans): l’ancien huissier échappera à une contrainte par corps, c’est-à-dire la prison, au cas où il ne paierait pas l’amende.