Un banquier a été lourdement condamné pour avoir détourné des fonds à la «Société Générale Luxembourg». Ses clients sont pour l’essentiel des élites de la société espagnole en quête de placements discrets. La fraude a révélé des pratiques contestables de la banque.
Francisco de Borja de Travy Sola est un peu à la «Société Générale» de Luxembourg ce que Jérôme Kerviel fut pour la maison mère à Paris, beaucoup de zéros en moins sur les pertes que le premier a fait subir à sa banque par rapport au second. 7 millions d’euros dans l’affaire luxembourgeoise, 4,9 milliards d’euros en France. Les faits à l’origine des deux affaires ont été découverts la même année en 2008, avant la crise qui a secoué le monde financier. Les deux hommes ont réussi à déjouer les systèmes de contrôle interne de leur banque. Leur conduite a été possible en raison des défaillances de ces contrôles et d’une certaine désinvolture de leur hiérarchie.
La comparaison des deux affaires s’arrête là. Aux termes de procès à rebondissements, le trader Kerviel a été condamné à cinq ans de prison, dont deux avec sursis, pour une fraude de près de 5 milliards d’euros. A l’issue d’un procès plutôt discret, le banquier espagnol de Travy a payé un lourd tribut pour avoir commis des faux et détourné des fonds de clients. Entre 2002 et 2008, il a cumulé les fonctions d’apporteur d’affaires et de gestionnaire de patrimoine à la «Société Générale Bank and Trust» (SGTB). La banque a changé de nom depuis lors en «Société Générale Luxembourg» (SGL).
Le 19 janvier, la 18e chambre du tribunal correctionnel a condamné de Travy à quatre ans de prison, dont deux avec sursis, et 150.000 euros d’amende. Lors d’un premier procès en 2016, dans lequel il fut jugé par défaut, la peine de prison avait encore été fixée à cinq ans.
Produit de l’aristocratie espagnole
Francisco de Borja de Travy Sola, 47 ans, est un produit de l’aristocratie espagnole. Il a été recruté à Luxembourg en 2002, à l’âge d’or de la banque privée luxembourgeoise et du secret professionnel. A cette époque révolue, l’optimisation fiscale n’était pas un gros mot, mais une industrie prospère avec des méthodes de prospection qui feraient aujourd’hui rougir les thuriféraires de la transparence financière.
Contre une rémunération annuelle de 300.000 euros, il a occupé une «position hybride» au sein de la banque, à la fois apporteur d’affaires et gestionnaire patrimonial. Deux missions en principe incompatibles dans le secteur financier pour des questions de gestion de risque et surtout d’éthique vis-à-vis des clients.
La Société Générale Bank and Trust à Luxembourg n’avait pas le droit de prospecter des clients en Espagne. Néanmoins, selon les instructions, nous procédions à l’ouverture de comptes pour nos clients sur place en Espagne ou en Italie.“Francisco de Borja de Travy Sola
De Travy a fait partie du «desk espagnol», constitué à l’époque de deux personnes. Il se fit rapidement bien voir de ses collègues et gagna la confiance de l’administrateur délégué de la banque, Vincent Decalf, dont il fut un proche et qui couvrira ses écarts de conduite.
La filiation de Travy avec l’élite économique ibérique et son puissant réseau relationnel en Catalogne lui ont permis de développer «une clientèle espagnole intéressante pour la banque», rappelle le dossier répressif. «La plupart des clients étaient en ‘courrier gardé’ et ne recevaient dès lors pas les extraits officiels par voie postale», y lit-on encore. Une manière politiquement correcte de dire que les clients espagnols cherchaient à cacher à leurs autorités l’existence de leurs comptes et avoirs non déclarés au Luxembourg.
Ouvertures de comptes en distanciel
La quête de clients sur la péninsule ibérique et les activités – y compris la collecte d’argent – qu’y a réalisées l’apporteur d’affaires sont d’ailleurs des points sensibles de cette affaire. Car le prévenu a chassé sur les terres de la filiale madrilène de la Société Générale – ce qui s’appelle du cannibalisme – et son employeur luxembourgeois n’avait pas d’autorisation au moment des faits litigieux pour travailler en libre prestation de service.
De Travy ne se fit d’ailleurs pas avare en confidences face aux enquêteurs sur les pratiques commerciales de son employeur: «La Société Générale Bank and Trust à Luxembourg, leur dit-il, n’avait pas le droit de prospecter des clients en Espagne. Néanmoins, selon les instructions, nous procédions à l’ouverture de comptes pour nos clients sur place en Espagne ou en Italie. Nous avions toujours les documents d’ouverture de compte sur nous et l’immense majorité de nos clients n’est jamais venue au Luxembourg».
La banque «UBS» a été lourdement pénalisée en France pour avoir développé des méthodes de racolage similaires.
Le prévenu est dans le déni depuis le début de l’enquête judiciaire ouverte après une plainte de la Sociéte Générale Bank and Trust. Il a maintenu sa ligne de défense devant les juges correctionnels. Il estime l’accusation «absurde». Comment lui, «simple employé» aurait pu disposer des fonds de la banque «à son gré et en dehors du système de contrôle et d’audit interne, a-t-il fait valoir.
Un prévenu dans le déni
Le procès de Travy n’a toutefois pas été celui des pratiques commerciales controversées de la banque, ni celui de fraudeurs du fisc espagnol, mais celui d’un gestionnaire de fortune qui a mal tourné en se servant dans les avoirs de ses clients. Les juges sont restés imperméables aux dénégations du prévenu d’avoir falsifié les signatures de ses clients et fait passer des ordres de virement pour servir ses propres besoins.
Malgré la fragilité de certaines de preuves, les trous de mémoire des principaux témoins et les déclarations contradictoires des experts en graphologie, les magistrats se sont forgé l’intime conviction de la culpabilité du banquier dans les opérations frauduleuses.
Les clients étaient principalement recrutés dans le cercle familial: son père qui avait de l’argent noir à placer, un lointain cousin, sommité dans le monde de l’audit qui se défend d’avoir été un des apporteurs d’affaires externes de la Société Générale Bank and Trust ainsi qu’un demi-frère par alliance, Genis Marfa Pons, dirigeant et actionnaire d’une société immobilière cotée en bourse, «Aisa», et reconverti dans le secteur pétrolier. L’homme se pose en victime, mais la régularité de ses investissements à travers le prisme de la banque luxembourgeoise a posé des questions.
Le tribunal entend accorder davantage de crédit aux déclarations des clients qu’aux contestations du prévenu qui (…) sont dépourvues de preuves concrètes et pertinentes mais reposent sur de simples affirmations et conjectures.“Jugement du 19 janvier 2022
Certains clients du portefeuille du gestionnaire de fortune ont fait les gros titres de la presse espagnole pour leur implication dans des scandales financiers. Les noms des frères Montes Toyos, dont José, prêtre et confesseur de la noblesse madrilène, ont notamment été cités dans la procédure ainsi que celui de Salvador Trinxet, conseiller fiscal, impliqué dans une affaire de blanchiment aux côtés du mari de l’infante Christina, fille de l’ex-roi Juan Carlos.
Les clients de de Travy, pour la plupart parties civiles au procès, n’étaient pas tous non plus de bonne foi. Faute d’éléments suffisamment probants sur leur implication dans les opérations frauduleuses, le parquet ne les a pas poursuivis.
Conjecture autour du pacte de famille
Francisco de Borja de Travy s’est toujours retranché derrière l’existence d’un pacte de famille pour justifier ses opérations financières peu conventionnelles à la banque, consistant à mettre de l’argent sur le compte de l’un de ses proches qu’il avait retiré du compte d’un autre membre de sa famille.
Le prévenu n’a jamais été en mesure de documenter le pacte familial. Parties civiles au procès, son cousin et son demi-frère ont nié l’existence d’un tel accord. «Le tribunal entend accorder davantage de crédit aux déclarations des clients qu’aux contestations du prévenu qui (…) sont dépourvues de preuves concrètes et pertinentes mais reposent sur de simples affirmations et conjectures», souligne le jugement du 19 janvier.
Le banquier espagnol a été démasqué par la Société Générale Bank and Trust en mars 2008 après le déraillement d’un crédit de 30 millions d’euros accordé par la banque à la société «Lecche», dans lequel on retrouve son demi-frère ainsi que l’homme d’affaires d’origine iranienne Massoud Zandi Goharrizi. Les deux hommes cherchaient à développer une affaire dans le pétrole en Iran et au Soudan et avaient besoin de capitaux frais. Bien qu’il s’en défende, de Travy aurait arrangé le prêt sur la base de garanties douteuses et de ponctions d’argent sur les comptes de clients.
L’administrateur-délégué Vincent Decalf, qui a couvert la transaction de 30 millions d’euros et a dissimulé certaines informations à sa maison mère à Paris, n’a pas survécu à l’opération Lecche. Son départ a déclenché un audit interne et précipité la chute de de Travy, son protégé. Decalf a quitté la banque luxembourgeoise pour se faire embaucher chez un assureur. Il avait été entendu par les policiers au début de l’enquête. Il est le grand absent du procès de Travy et son témoignage sous serment aurait probablement contribué à lever les zones d’ombre de cette affaire.
Investissement immobilier à Bascharage
L’affaire de Travy n’a pas fait que des victimes au sein du clan familial ou des milieux affairistes espagnols. L’enquête a aussi permis d’identifier des investissements immobiliers au Luxembourg. Le prévenu s’est notamment associé avec l’homme d’affaires Mauro Giallombardo dans la société «Fregimmo» en se déclarant faussement bénéficiaire économique d’une société appartenant à son demi-frère. Dans les années 90, Giallombardo a été un des bras droits de l’ancien président du Conseil italien Bettino Craxi, qui fut impliqué dans un retentissant scandale de corruption et dut fuir son pays pour se réfugier dans la Tunisie du président Ben Ali.
Pour acheter un terrain agricole de plus d’un hectare dans la commune de Bascharage, Fregimmo s’est fait ouvrir une ligne de crédit de 3,340 millions d’euros auprès de la «Banque Raiffeisen». Mais les déboires de de Travy à la Société Générale Bank and Trust ont compromis la suite de l’opération immobilière pourtant prometteuse. Les comptes de la société ainsi que les terrains sont saisis par la justice puis vendus aux enchères en octobre 2011 par la banque pour 450.000 euros. Un mois plus tard les fonds furent saisis par le juge d’instruction. Dans l’intervalle, la société fut placée en liquidation volontaire.
Partie civile dans le procès de Travy, la société Fregimmo réclamait un préjudice matériel de 3,649 millions d’euros pour avoir été prétendument abusée par le prévenu. Le tribunal a rejeté la demande, mais il a ordonné la restitution des avoirs en banque, soient 450.000 euros tirés de la vente forcée.
La partie civile de la Société Générale Bank and Trust a été jugée irrecevable.