La justice se déconfine lentement mais devrait rester en mode de fonctionnement exceptionnel toute l’année. Le port du masque obligatoire dans les prétoires est un point de friction entre les avocats et les magistrats et entre les juges eux-mêmes. Reportage.

Depuis mardi dernier, les tribunaux de la Cité judiciaire sont équipés de vitres en plexiglas pour protéger les juges des postillons intempestifs des avocats, des prévenus ou des témoins qui les approcheraient de trop près sans un masque bien vissé sur le nez et la bouche. Devenu l’accessoire indispensable des prétoires, le masque s’accommode mal avec l’art oratoire et la fluidité de la parole. Son port obligatoire dans les enceintes des trois juridictions de Luxembourg, Esch et Diekirch suscite des frictions entre la magistrature et les barreaux et entre les magistrats eux-mêmes, certains imposant des mesures barrière allant au-delà de la réglementation par crainte de la contamination au Covid-19, d’autres rappelant les principes des droits fondamentaux.

Des règlements grand-ducaux ont été adoptés dans l’urgence pour la tenue des audiences pendant l’état de crise. Ils prévoient le port du masque obligatoire, une rallonge des délais d’appel, l’utilisation de la vidéo, la généralisation des échanges électroniques et l’adaptation de la procédure écrite pour éviter les déplacements aux avocats et à leurs clients. L’état de crise prend fin, mais la plupart des mesures dérogatoires seront étendues jusqu’au 31 décembre 2020, dans le pire des scénarios.

Sur la balance des droits fondamentaux

Après concertation avec les différents corps de la magistrature et le Barreau, Sam Tanson, la ministre de la Justice (Déi Gréng) a déposé début juin deux projets de loi qui prolongent de six mois cette justice d’exception. La protection de la santé des agents de l’administration judiciaire d’un côté et la préservation des droits de la défense de l’autre s’apparente à un exercice d’équilibriste. «Chaque mesure prise pendant la crise a été analysée par rapport à sa finalité première en la mettant en balance avec les droits fondamentaux auxquels elle dérogerait le cas échéant, afin de garantir le plein respect du principe de proportionnalité», rappelle l’exposé des motifs des projets de loi.

Un des grands défis du déconfinement de la justice est le port du masque».Jean-Claude Wiwinius, président de la Cour supérieure de Justice

«Nous avons dû naviguer à vue, mais dans l’ensemble, le déconfinement se passe plutôt bien», assure à REPORTER Jean-Claude Wiwinius, président de la Cour supérieure de Justice (CSJ) et en charge de la sécurité à l’administration judiciaire. Le magistrat fait faire le tour du propriétaire pour montrer les installations de plexiglas de la grande salle d’audience de la CSJ qui vont permettre la tenue des procès dans des conditions de fonctionnement presque normales.

Le port du masque pour éviter la propagation du virus dans les rangs de la justice a été et reste toutefois l’une des mesures de lutte anti-Convid les plus controversées. «Un des grands défis du déconfinement de la justice est le port du masque», souligne le président de la CSJ.

En présence de mesures barrière comme les vitres en plexiglas, les avocats qui le veulent vont-ils pouvoir tomber le masque lorsqu’ils plaideront? Ce n’est pas certain. Tout dépendra de la bonne volonté du président de chambre qui détient la «police de l’audience». «Si un président dit non, il faut alors garder le masque», assure Jean-Claude Wiwinius, qui évoque le risque de projection de gouttelettes pouvant rester dans l’air pendant quelques minutes. «C’est une question de bonne volonté de tout le monde et de bon sens. Les avocats devraient le comprendre», ajoute-t-il.

Courrier en quarantaine

Là non plus, il n’est pas sûr que la bienveillance du Barreau soit acquise. Vendredi 12 juin, le Conseil de l’ordre des avocats a publié une circulaire invitant ses membres à ne pas se laisser impressionner par les juges et à ôter leur protection buccale lorsque les distances interpersonnelles de deux mètres sont respectées.

Les plexiglas ont fait leur entrée à la cité judiciaire peu après Pâques. Les premiers équipés ont été les juges aux affaires familiales, en charge notamment des divorces. «Nous pouvons tenir nos audiences raisonnablement et je n’oblige personne à garder le masque», indique Alexandra Huberty, juge aux Affaires familiales.  Elle admet toutefois qu’il existe une certaine schizophrénie parmi les magistrats et les greffiers mais aussi chez les avocats. «Les relations collégiales sont de plus en plus difficiles sur nos lieux de travail» poursuit-elle.

«Il y a eu des excès, surtout au début de la crise sanitaire», reconnaît pour sa part François Prum, le bâtonnier sortant, dans un entretien à REPORTER. Les témoignages de magistrats zélés aspergeant de spray désinfectant les salles d’audience ou de juges et greffiers décontenancés, refusant de prendre des mains des avocats des pièces qu’ils leur tendaient, par crainte d’une contamination par le papier et le carton, ont fait le tour du Barreau.

Je dois faire partie des téméraires, car même au pire de la crise, nous avons toujours ouvert le courrier sans attendre. Moi, toucher des pièces, ça ne me stresse pas trop»Alexandra Huberty, juge aux affaires familiales

A la justice de paix d’Esch-sur-Alzette, la remise des pièces ne passe plus de main à main mais est remise dans un bac à papier. Les documents y restent quelques heures avant d’être récupérés. Le courrier a été mis en quarantaine, ouvert après seulement deux jours, le temps après lequel le virus est supposé inactif. Ces pratiques furent également d’usage à Diekirch, mais elles sont désormais abandonnées. «Je dois faire partie des téméraires, car même au pire de la crise, nous avons toujours ouvert le courrier sans attendre. Moi, toucher des pièces, ça ne me stresse pas trop», signale Alexandra Huberty. «Il se peut que des gens se montrent trop précautionneux, mais je ne dirais pas de ne pas le faire», explique pour sa part Jean-Paul Wiwinius.

Justice inaudible

Lors de la reprise des audiences correctionnelles début mai, avant l’installation des plexiglas, des accrocs ont eu lieu entre des présidents de chambre et des avocats qui refusaient de plaider avec le masque, alors que la distance interpersonnelle était respectée. Dans les salles d’audience, les pupitres équipés de micros sont installés à une distance inférieure aux deux mètres réglementaires. Ce dispositif ne peut donc plus être utilisé sans le masque et rend de ce fait la justice souvent inaudible, à moins d’avoir le don de l’éloquence.

Dans les salles d’audience, la situation peut vite devenir cornélienne. Un président de chambre doit veiller à ce que chaque personne présente dans une salle d’audience, qu’il s’agisse des juges, des avocats, du ministère public ou de la presse, puisse entendre ce qui est dit par le plaideur. D’autant que le public a recommencé à fréquenter les salles d’audience dans les grands procès. Il faut donc être rompu à cet exercice oratoire pour convaincre son audience jusque dans le fond de la salle, la bouche et le nez couverts.

Un président de chambre a aussi la police de l’audience et peut imposer le port du masque à l’audience, même si les distances interpersonnelles sont respectées. «Il y a eu des discussions autour du port du masque, mais à connaissance, il n’y a pas eu d’incidents», admet Jean-Claude Wiwinius. «Nous hésitons à rentrer dans cette discussion sur nos droits fondamentaux de retirer le masque, car cela peut être préjudiciable à nos clients», fait remarquer l’avocat Frank Rollinger.

Le port du masque lors de la prise de parole peut constituer une gêne voire un frein au débat contradictoire»Ernest Nilles, procureur d’Etat à Diekirch

La publication de la circulaire du Barreau pourrait toutefois encourager ses membres les plus téméraires à tester l’autorité des juges et pimenter les procès. «Pour autant que les distances sont respectées, aucune autorité, et surtout pas le président de chambre, ne peut nous contraindre à autre chose qu’à pratiquer nos professions sans masque. Un président qui ordonne à un avocat de garder le masque le pousse à violer la loi», déclare François Prum.

La polémique sur le masque crée d’ailleurs des divisions entre les représentants de la magistrature assise (ou juges du siège) et la magistrature debout (ministère public). Ernest Nilles, procureur d’Etat de Diekirch, estime dans son avis sur l’un des projets de loi de déconfinement de la justice, que «le port du masque lors de la prise de parole peut constituer une gêne voire un frein au débat contradictoire». Le magistrat va jusqu’à demander un assouplissement des règles séculaires qui régissent les procès, au risque de passer pour un hérétique. «Le représentant du parquet, écrit-il, doit pouvoir être autorisé par le président à poser ses questions et faire son réquisitoire, voir répliquer en restant assis afin de ne pas se voir reprocher, à tort ou à raison, de postillonner au-dessus des vitres en plexiglas transparents».

«La magistrature debout doit rester debout», lui rétorque Jean-Claude Wiwinius.