Un client de la Société Générale à Luxembourg se bat devant la justice luxembourgeoise contre sa banque accusée de s’être comportée en prédatrice. Son témoignage lève le voile sur les dessous d’une banque privée qui a organisé l’exil fiscal de toute une riche famille française. 

Gilles M. a appartenu à la catégorie de High Net Worth Individual (HNWI). Il s’agit bien de la clientèle que les banquiers luxembourgeois s’arrachaient du temps où le secret bancaire était solidement ancré dans la loi et que les pratiques d’optimisation fiscale servaient de modèle d’affaires à la Place. Pour le meilleur comme pour le pire.

Héritier d’une famille ayant fait fortune dans la grande distribution, le jeune français pensait vivre principalement des revenus tirés de son patrimoine, estimé à plus de 10 millions d’euros au milieu des années 1990, et plus accessoirement de son job en province. Or, son salaire lui permettait à peine de payer ses impôts sur les plus-values.

Son père était l’un des fondateurs du groupe de distribution Promodes, actionnaire de la chaîne de supermarchés Carrefour. Il avait hérité avec ses cinq autres frères et sœurs, d’un portefeuille d’actions Promodes dont les plus-values représentaient plus de 80% de leur valeur.

Exil de l’élite entrepreneuriale

Pour échapper à l’impôt sur la fortune, jugé confiscatoire et sur les conseils de la Société Générale (SG) en France, Gilles M. prit le chemin de l’exil fiscal à Londres. Il y a vécu de 1996 à 2009 sous le régime des résidents non domiciliés. Pour des raisons fiscales et toujours sur recommandation de la SG qui le mit en relation avec un des gestionnaires de la filiale luxembourgeoise, Société Générale Bank & Trust (SGBT), il a placé l’essentiel de sa fortune à Luxembourg. Comme une partie de l’élite entrepreneuriale française, d’autres membres de sa fratrie s’exilèrent en Belgique en utilisant également les services financiers de SGBT.

Je suis arrivé en 1996 à Londres avec un patrimoine d’environ 10 millions d’euros, fin 2009, il ne restait en compte que 300 à 400.000 euros.»Gilles M., ancien client de la SGBT

L’histoire de ce Français, aujourd’hui en proie à des difficultés financières, offre une plongée dans le monde de la gestion privée et de ses pièges. Son témoignage est rare, la plupart des exilés fiscaux étant peu enclins à parler de leurs déconvenues avec les banques luxembourgeoises, et encore moins à les attaquer en justice.

«Je suis arrivé en 1996 à Londres sur les conseils de la Société Générale par l’entremise de sa filiale au Luxembourg avec un patrimoine d’environ 10 millions d’euros, fin 2009, il ne restait en compte que 300 à 400.000 euros», raconte Gilles M. à REPORTER. La crise des marchés financiers était passée par là. Il serait toutefois un peu court de ne pointer du doigt que le seul krach boursier de 2008 et 2009 pour expliquer son naufrage.

Gestion «prédatrice»

Depuis dix ans, l’homme cherche à engager la responsabilité de sa banque luxembourgeoise. Il lui réclame 5 millions d’euros de dommages et intérêts pour la gestion «prédatrice» et inadaptée de son patrimoine.

Dans un premier temps, Gilles M. a espéré obtenir un arbitrage en sa faveur de son litige auprès du service de médiation de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). N’ayant pas eu gain de cause, il s’est alors tourné vers la justice. Il assure d’ailleurs avoir eu toutes les peines du monde pour trouver un cabinet d’avocats au Luxembourg disposé à assigner un établissement financier devant le tribunal.

SGBT est intervenue en tant que prestataire de services d’investissement et non pas dans le cadre d’un mandat de gestion.»11e chambre du tribunal civil

En février 2018, après une longue procédure, la 11e chambre du tribunal civil a rejeté son recours contre la SGBT. En première instance, les juges ont estimé que le fait d’avoir effectué une multitude d’opérations spéculatives entre 1997 et 1998, lorsque les marchés étaient à l’euphorie, faisait de lui un «investisseur averti». «SGBT est intervenue en tant que prestataire de services d’investissement et non pas dans le cadre d’un mandat de gestion», souligne le jugement. «Gilles est un joueur et il ne peut en vouloir qu’à lui-même», indique un proche du dossier.

«Il ne suffit pas qu’une personne soit tout à fait apte à comprendre et s’engager en signant un quelconque document pour être magiquement transformée en loup de Wall Street», estime pour sa part le plaignant. Il a fait appel de la décision de première instance. L’affaire devrait être plaidée au cours des prochains mois.

L’enjeu de cette affaire sera de dire si Gilles M., en l’absence d’un mandat de gestion formel avec sa banque, peut quand même être considéré comme un «consommateur» de services financiers et faire valoir certains droits. Si les juges d’appel devaient suivre son raisonnement, cela impliquerait un certain degré de protection du client, le devoir de conseil pour la banque et son obligation d’agir dans l’intérêt du client.

Devoir d’ingérence

D’autant plus que les produits vendus par SGBT, principalement des produits structurés, ont été pour l’essentiel ses propres produits. «La SGBT a elle-même proposé et conseillé à (Gilles M.) uniquement d’investir dans des produits spéculatifs qu’elle commercialisait, qu’elle avait mis en place et pour lesquels elle percevait des marges importantes», souligne son avocat.

La banque a démenti avoir fait le moindre manquement à ses devoirs d’information. L’établissement a traité son client comme «investisseur averti», et dit avoir agi comme «prestataire de services financiers» et non pas comme banquier privé. Tout le risque pesait donc sur les épaules de l’investisseur avec une équation simple: soit il gagnait, soit il perdait, comme au casino.

Dans ce jeu ressemblant à un poker, la banque estime n’avoir été tenue qu’au seul devoir d’information préalable sur les risques encourus par les opérations spéculatives d’achat-vente. La question que pose cette affaire est de savoir si une banque, qu’elle ait ou non un mandat de gestion, peut laisser son client jouer les kamikazes et aller à sa ruine, sans un devoir d’ingérence, sans mise en garde.

A l’époque des faits, il n’existait pas de garde-fous très efficaces pour les investisseurs. Les banquiers luxembourgeois n’avaient pas encore l’obligation d’établir formellement un profil de risque pour chacun de leurs clients ni d’évaluer leurs compétences en termes de compréhension des marchés financiers comme c’est le cas aujourd’hui avec la directive MIFID II. Après les excès de la crise de 2009, ce texte a renforcé considérablement la protection des investisseurs en Europe.

Un trust pour échapper aux impôts

La relation entre Gilles M. et la SGBT a véritablement commencé en 1995 par un simple transfert de fonds au Luxembourg pour des raisons fiscales. En 1998, 8 millions d’euros furent ainsi investis dans un trust géré par la banque luxembourgeoise. Là encore, ce montage répondait à des considérations fiscales. Il a permis à son bénéficiaire de déclarer des revenus de capitaux nuls.

L’opportunité du trust est à reconsidérer. D’autres montages alternatifs auraient pu être envisagés.»Thierry Bergeras, expert financier

Entre fin 1998 et mai 2003, le compte Trust a perdu 44% de sa valeur en tenant compte des apports et des retraits, alors que sur la même période, le CAC 40, l’indice boursier français, avait limité sa baisse à 25%. Les contreperformances ont poussé le client à renoncer à cette structure, jugée trop coûteuse et inadaptée à sa situation patrimoniale.

«L’opportunité du trust est à reconsidérer. D’autres montages alternatifs auraient pu être envisagés», considére un expert financier auprès de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de Cassation française, mandaté par Gilles M. dans le cadre de son litige au Luxembourg. «Les avantages évidents liés au trust semblent minimes, à savoir seulement un avantage fiscal en cas de décès du bénéficiaire», ajoute l’expert.

En 2003, Gilles M., sur proposition de son banquier, s’est alors tourné principalement vers les produits structurés. Là encore, les investissements se sont soldés par des résultats catastrophiques.

Béotien ou investisseur averti?

L’expert estime dans son rapport que les produits structurés vendus par la Société Générale étaient incomplets, inadaptés et «pas appréhendables pour un particulier qu’il soit béotien ou averti». «La SGBT aurait dû s’abstenir de lui proposer des produits structurés impliquant des engagements sans commune mesure avec les disponibilités de (Gilles)», écrit-il. «Il est légitime de se demander si la SG a elle-même effectué les vérifications d’usage avant de proposer de tels produits. Elle est donc en défaut évident de conseil», note-t-il encore.

Cette situation dans laquelle un banquier prête une somme d’argent à son client pour acquérir des titres imposés par la réalisation d’une condition d’un produit structuré émis par cette même banque est intolérable et inacceptable.»Thierry Bergeras, expert financier

Une des opérations sur un produit structuré a particulièrement mal tourné pour Gilles M.: en mai 2018, il constate une perte de 1,75 million d’euros pour un coût de rachat de 2,15 millions d’euros à l’échéance. La banque lui a alors proposé une transaction portant sur un prêt du même montant au taux de 4,58% pour faire face à ses obligations. En échange, Gilles M. s’engageait à renoncer à toute action en responsabilité contre SGBT. «L’idée proposée par les banquiers était de m’aider à utiliser ces liquidités pour me refaire sur le marché, c’est-à-dire acheter et revendre en réalisant suffisamment de plus-value pour effacer ou du moins rendre les pertes raisonnables», se souvient l’investisseur.

«Cette situation dans laquelle un banquier prête une somme d’argent à son client pour acquérir des titres imposés par la réalisation d’une condition d’un produit structuré émis par cette même banque est intolérable et inacceptable», signale pour sa part l’expert financier Thierry Bergeras. Le jugement de 2018 n’a pas pris son avis en compte.

Gilles M. accuse aujourd’hui la SGBT de «contrainte morale» et de «violence économique». Il demande d’ailleurs que les enregistrements de ses conversations téléphoniques avec son gestionnaire de compte et le directeur de la SGBT soient produits. Ce que le tribunal en première instance lui a refusé. «J’avais presque tout perdu et je ne savais plus comment je m’appelais, aussi ai-je signé en considérant cette offre comme positive», confie-t-il.

Contacté par REPORTER, l’avocat de la banque n’a pas souhaité commenter le procès en cours.

Clémence du système judiciaire

Son aventure d’exilé fiscal en Grande-Bretagne s’est terminée en décembre 2009, date à laquelle il a vendu sa maison à Londres et est rentré en France. Il lui restait alors 8.000 euros sur son compte courant.

«Le manque de règle du système juridique luxembourgeois accompagné d’une clémence du système judiciaire font qu’aujourd’hui c’est à moi de prouver ma bonne foi vis-à-vis d’une institution financière qui a agi comme un prédateur, et ce sans aucun contrôle», analyse-t-il.

Son avocat invoque dans ses conclusions l’obligation générale d’une banque de privilégier l’intérêt du client, même en l’absence d’un mandat de gestion écrit. Obligation qui se trouve «fortement accrue» lorsque la banque a de sa propre initiative suggéré à son client d’investir dans un titre, qu’elle en est le distributeur et qu’elle s’est servie des marges.

Le combat de Gilles M. s’apparente à celui de David contre Goliath. Le résultat sera d’autant plus intéressant à suivre que la chute actuelle des marchés financiers dans le sillage de la crise sanitaire du Covid-19 pourrait amener un nombre important d’investisseurs à vouloir à leur tour engager la responsabilité de leur banque. La devise de Gilles M., «balance ton banquier privé», pourrait alors faire école.