Le CNA a été victime d’un détournement. Une ex-secrétaire de direction a reconnu avoir puisé dans la caisse et vient d’être condamnée. Alors que les montants de la fraude ne sont pas clairs, l’affaire interroge sur la gouvernance de l’établissement culturel.

La comptabilité, la gestion financière, les tournées des femmes de ménage, ça n’est pas «son truc, ni son boulot». Paul Lesch dirige le Centre national de l’Audiovisuel (CNA) à Dudelange en s’accordant un droit d’inventaire sur les missions à accomplir et celles, ingrates, à déléguer. Cette gestion sélective ne lui a pas seulement valu l’hostilité d’une partie de son personnel et une mise sous tutelle de son établissement culturel par le ministère de la Culture, elle a aussi permis des détournements de fonds.

Jeudi 6 octobre, le tribunal correctionnel de Luxembourg a condamné Carmen T., une ancienne secrétaire de direction du CNA, à 18 mois de prison avec sursis intégral et 2.500 euros d’amende pour avoir détourné une partie de la caisse. En aveu de ses fraudes, la fonctionnaire a fait une transaction avec le parquet pour éviter que son affaire soit exposée en détail lors d’une audience publique.

La transaction avec le procureur d’Etat est signée le 14 juin dernier avec son avocat. 13 jours plus tard, elle reçoit une citation à comparaître devant les juges correctionnels. L’audience intervient en septembre et n’est qu’une formalité traitée en quelques minutes. La discrétion de la procédure arrange à peu près tout le monde, notamment en raison du flou entourant les montants détournés.

Des anomalies dans le coffre-fort

Carmen T. a été recrutée dans la fonction publique en 1997, pistonnée par une ancienne ministre du CSV. Ses états de service ne montrent aucun antécédent disciplinaire ni judiciaire en 23 ans de carrière à l’Etat, avant les premiers jours de mai 2020 où ses détournements sont découverts. Le Luxembourg sort tout juste d’un confinement pendant lequel les infrastructures culturelles avaient fermé leurs portes au public. La fermeture administrative a offert à des employés administratifs du CNA de faire un état des lieux de ce qui se trouvait dans le coffre-fort et d’identifier des anomalies.

Jean Back, prédécesseur de Paul Lesch à la tête du CNA, avait fait de Carmen T. sa secrétaire de direction. Cest un poste à haute responsabilité dans un établissement qui n’était déjà à l’époque pas bien contrôlé par le ministère de la Culture, dont il dépend. Carmen T. se voit confier la charge de la centralisation et la gestion des recettes liquides du CNA.

C’était beaucoup d’argent au départ, ce fut un peu moins après l’enquête de la police judiciaire, mais c’est toujours trop.“
Paul Lesch, directeur du CNA

La secrétaire reste à son poste lors du changement de directeur en 2015. Selon son dossier judiciaire, les détournements ont commencé en 2010 – donc en partie sur le mandat de Jean Back – et ont duré dix ans sans que personne ne se rende compte des trous dans la caisse.

D’après des anciens collègues, la fonctionnaire a un caractère plutôt jovial, qui compenserait des faiblesses sur le plan professionnel et des attitudes imprévisibles. Ils lui reconnaissent des problèmes de comportement et des compétences rédactionnelles limitées. «Elle ne savait pas rédiger une lettre alors qu’elle était la secrétaire de direction, mais elle était très engagée et motivée dans son travail», explique l’un d’eux vis-à-vis de Reporter.lu.

Billets non numérotés

Selon les informations de Reporter.lu, les détournements se sont faits essentiellement sur les entrées de l’exposition «The Family of Man» à Clervaux, qui a vu 14.000 visiteurs en 2020, ainsi que sur les ventes du cinéma «Starlight». L’absence de numérotation des tickets d’entrées à Clervaux aurait facilité la fraude. Interrogé, Paul Lesch a déclaré ignorer si les billets portaient ou non des numéros.

Après avoir confronté l’impétrante avec ses agissements – Carmen T. a initialement nié les faits, avant de faire des aveux au compte-gouttes devant les enquêteurs –, le directeur du CNA a porté plainte le 14 mai 2020. A cette date, Paul Lesch et son service comptable ont estimé le préjudice à plus de 200.000 euros. Les montants seront par la suite revus sensiblement à la baisse.

Une instruction disciplinaire à l’encontre de la fonctionnaire est ouverte en parallèle du volet pénal. Le commissaire du gouvernement chargé de l’instruction disciplinaire saisit à son tour le parquet. L’instruction judiciaire est ouverte en octobre 2020. L’enquête est confiée à la section de répression du grand banditisme de la police judiciaire.

Les détournements se seraient faits principalement sur la billetterie de l’exposition «The Family of Man» à Clervaux. (Photo: Richard Burger/Flickr.com)

Au même moment, les premières perquisitions ont lieu. Elles seront suivies d’autres descentes policières en avril 2021. Carmen T. est convoquée une première fois en novembre 2021 devant le juge d’instruction qui l’inculpe dans la foulée, entre autres de vol domestique et d’abus de confiance.

Les montants des détournements varient selon les sources. Le tribunal administratif que Carmen T. a saisi d’un recours pour faire annuler sa mise à la retraite d’office évoque un préjudice de 205.602,76 euros pour le CNA en trois ans, entre 2017 et 2020. La juridiction évoque «le vol de fortes sommes d’argent au détriment de son employeur». Le jugement sur accord dont Reporter.lu a pris connaissance parle, lui, d’un montant de 40.762,93 euros, détourné sur dix années.

Mansuétude judiciaire

Contacté par la rédaction, Paul Lesch confirme la version la moins disante: «Le montant de 205.000 euros était le résultat d’une vérification sommaire. Il avait été fixé provisoirement sous réserve de vérifications ultérieures plus détaillées», explique-t-il. «C’était beaucoup d’argent au départ, ce fut un peu moins après l’enquête de la police judiciaire, mais c’est toujours trop», ajoute le directeur. Ce dernier n’a pas connaissance d’un remboursement des montants détournés. La question du dédommagement n’est pas évoquée dans le jugement sur accord, mais elle l’est dans la procédure administrative: les juges du tribunal administratif laissent entendre que seul un remboursement d’un peu plus de 3.000 euros est intervenu.

Le dossier judiciaire de Carmen T. était lourd, les peines encourues ne l’étaient pas moins. De nombreuses préventions ont été retenues contre elle, dont celles de blanchiment-détention, d’abus de confiance et de détournement de deniers publics par une personne chargée d’une mission de service public. Celle-ci prévoit une peine de réclusion de cinq à dix ans et une amende allant jusqu’à 125.000 euros.

Entre 2017 et 2020, il n’y a pas eu de rapports avec réserves (…) sur les recettes du CNA.“Ministère de la Culture

La fonctionnaire a également été inculpée de vol domestique au titre de l’article 364 du code pénal, survivance du temps patriarcal des maîtres et des domestiques qui sanctionne sévèrement ces derniers: «L’emprisonnement sera de trois mois au moins si le voleur est un domestique ou un homme de service à gages, même lorsqu’il aura commis le vol envers des personnes qu’il ne servait pas, mais qui se trouvaient soit dans la maison du maître, soit dans celle où il l’accompagnait, ou si c’est un ouvrier, compagnon ou apprenti, dans la maison, l’atelier ou le magasin de son maître, ou un individu travaillant habituellement dans l’habitation où il aura volé».

Des circonstances atténuantes – absence d’antécédents judiciaires et des «aveux circonstanciés» – ont valu à la prévenue la relative clémence de la justice ainsi qu’une transaction à l’amiable avec le parquet. Pour sa défense, Carmen T. fait valoir «qu’elle n’aurait jamais eu l’intention de nuire à l’image de son employeur, alors qu’elle aurait perdu le contrôle de la situation».

Contrôles internes déficients

Les juges administratifs n’ont pas eu la même mansuétude. Les magistrats sont restés insensibles à l’excuse d’une «sévère addiction aux jeux» invoquée par l’avocat de l’ancienne secrétaire de direction, pour expliquer ses ponctions dans la caisse du CNA.

Les détournements interrogent en tout cas sur le sérieux des procédures des contrôles internes mis en place au CNA. Un règlement grand-ducal de 2006 – qui a été revu en 2007, puis en janvier 2022 – fixe les règles de gestion financière et comptable des établissements à gestion séparée. Les contrôles des entrées et des sorties d’argent sont en principe très encadrés, d’abord par un agent du ministère de la Culture, qui les effectue une fois par an, puis par le contrôle financier du ministère des Finances, à raison de deux par an.

«Un état détaillé des recettes et des dépenses comptabilisées a été communiqué trimestriellement par le CNA au ministère de la Culture», indique le porte-parole de la ministre Sam Tanson (Déi Gréng). «Entre 2017 et 2020, il n’y a pas eu de rapports avec réserves du contrôle financier du ministère des Finances au ministère de la Culture sur les recettes du CNA», précise le service presse du ministère.

Jo Kox, maître des horloges

En janvier 2022, les contrôles ont été musclés et un nouveau règlement grand-ducal est entré en vigueur. Pour autant, le ministère de la Culture n’a pas encore adapté ses procédures de contrôle à la nouvelle règlementation. Il est en train de le faire pour l’ensemble de ses services à gestion séparée (CNA, mais aussi les musées nationaux ou la Bibliothèque nationale), sans pour autant fournir de calendrier sur la mise en conformité programmée.

La gestion du CNA par Paul Lesch, qui a reçu 8,025 millions d’euros de dotation budgétaire au titre du budget 2022 – et 8,021 millions au titre du projet de budget 2023 –, a été très contestée par une partie des équipes de Dudelange. Dans une très retentissante lettre ouverte au «Tageblatt», le 5 mai 2022, un ancien cadre du CNA parle de «gestion catastrophique» et accuse l’actuel directeur «de ne pas savoir ce qui se passe dans son entreprise, de ne pas pouvoir se prononcer en connaissance de cause sur aucun dossier et encore moins de prendre lui-même des décisions».

Le CNA devrait être réorganisé et ses activités davantage centrées sur l’exploitation des archives photographiques. (Photo: Mike Zenari)

«Pour gérer le quotidien, Paul s’est montré léger. On se doutait que les choses ne tournaient pas rond», raconte pudiquement un proche du CNA à Reporter.lu en évoquant le relâchement qui régnait parfois dans l’administration, en particulier après les heures de table. Ce laisser-aller était à l’image de la gouvernance de l’établissement culturel à budget séparé: sans véritable capitaine pour traiter les affaires courantes et sans contrôle rigoureux ni de son ministère de tutelle, ni du ministère des Finances.

La ministre Sam Tanson a reconnu publiquement en début d’année la nécessité de «moderniser» et de «réorganiser» l’établissement. En attendant, le CNA est placé sous la quasi tutelle de son Premier conseiller de gouvernement, Jo Kox, qui se rend une fois par semaine à Dudelange pour régler les horloges.

Le mandat de Paul Lesch, directeur très contesté par ses propres équipes, court jusqu’en février 2023. Le dossier de Carmen T. ne va sans doute pas faciliter sa reconduction, si tant est qu’il la souhaite.