Le gouvernement vient d’annoncer la fin de l’obligation pour les fonctionnaires de détenir un compte bancaire à la Post pour être payés. En donnant à ses agents le choix de leur banque, l’Etat enterre un privilège que rien ne justifiait et que le Conseil de la concurrence avait dans le viseur.

La «smart nation» va en finir avec une pratique dont l’origine se perd quelque part au 19e siècle aux débuts de la Poste luxembourgeoise: «A l’avenir, la rémunération des agents de l’Etat ne sera plus obligatoirement virée sur un compte chèque postal (CCP)», ont annoncé le 2 janvier dans un communiqué commun les ministres des Finances et de la Fonction publique, Pierre Gramegna et Marc Hansen, tous deux DP. «Cette initiative s’inscrit dans le cadre de la digitalisation accrue des services de l’Etat», précise le communiqué.

Les vraies raisons de cette annonce sont sans doute à trouver ailleurs que dans le passage de la Trésorerie de l’Etat à l’ère digitale. Elles tiennent d’abord à la volonté du gouvernement de s’épargner une potentielle enquête du Conseil de la Concurrence pour abus de position dominante des services financiers du Groupe Post.

Exigence de fait

L’exigence d’un compte CCP pour les fonctionnaires n’est inscrite dans aucune loi. C’est une exigence de fait et non de droit, une pratique administrative qui, pendant longtemps, a bien arrangé le Trésor public pour servir ses besoins de liquidités.

Les rémunérations des fonctionnaires actifs ou pensionnés sont virées chaque mois sur les CCP qui offrent des services financiers limités: compte de dépôt (gratuits), cartes de paiement (payants), mais pas de crédits immobiliers ni de prêts à la consommation. Ces restrictions obligent la plupart des agents publics de détenir un compte supplémentaire dans une autre banque commerciale. Depuis 2016, l’offre bancaire a été étendue grâce à un accord avec la banque commerciale Raiffeisen dans laquelle Post Group a pris une participation de 10%. Hormis ces deux banques, les quelque 38.000 agents de la fonction publique n’avaient jusqu’à présent pas d’autre choix.

La limitation à une seule institution bancaire permet de simplifier les procédures et de minimiser les coûts administratifs afférents»Pierre Gramegna, ministre des Finances

Depuis plus de vingt ans, les ministres des Finances, de Jean-Claude Juncker à Luc Frieden, tous deux CSV, en passant par Pierre Gramegna, DP, se sont relayés pour tenter de justifier un dispositif de plus en plus controversé sur le plan du droit de la concurrence et de la liberté du commerce. Leurs arguments ont peu évolué en deux décennies.

Pragmatique, Pierre Gramegna assurait en juillet dernier que l’utilisation exclusive des CCP pour payer les fonctionnaires répondait à un besoin «d’équité» et de «prévisibilité» qui permettait de payer tout le monde au même moment. «La limitation à une seule institution bancaire permet de simplifier les procédures et de minimiser les coûts administratifs afférents», indiquait le ministre des Finances en citant une réponse qu’il avait déjà formulée en 2015. «L’octroi du libre choix de la banque au bénéficiaire impliquerait une surcharge administrative et financière certaine, tout en remettant en question le traitement uniforme du versement des salaires et pensions», précisait-il.

La capitulation de Pierre Gramegna

Le ministre savait toutefois sa position difficilement tenable. Il ne semblait plus y croire lui-même. Au sein de son propre ministère, les voix de fonctionnaires éclairés, qui pour certains ont fait un début de carrière dans le secteur privé, se faisaient de plus en plus bruyamment entendre pour mettre fin à l’exigence d’un CCP pour la domiciliation de leurs salaires. Pierre Gramegna avait d’ailleurs annoncé en été 2019 son intention de se rapprocher de Post Luxembourg, du Centre des technologies de l’information de l’Etat et du ministère de la Fonction publique «pour examiner la faisabilité de différentes pistes visant à élargir à terme le choix des fonctionnaires, employés, retraités». Cette déclaration avait déjà un avant-goût de capitulation.

Imposer les services financiers de Post finance comme unique organisme pourrait constituer un abus de position dominante»Damien Garot, pétitionnaire

Il est étonnant que l’obligation d’un compte à la Post ait suscité si peu de réclamations dans les rangs des agents de l’Etat et au sein du syndicat de la fonction publique. La CGFP avait sans doute d’autres priorités à faire valoir comme la revalorisation du point indiciaire ou l’augmentation des primes de repas et de chef de famille. Il n’y a pas eu davantage de protestation de la part des autres banques de la Place et des puissants lobbies financiers. L’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), d’ordinaire si prompte à s’élever contre les entraves à la liberté de circulation des capitaux, avait adopté un profil bas. Il faut dire que le groupe Post est membre de la corporation qui n’a pas l’habitude de s’en prendre aux siens.

Absence de concurrence

En février 2019, un certain Damien Garot, informaticien de l’Administration de l’Enregistrement, des Domaines et de la TVA (AED) a bravé l’omerta. Il a introduit une pétition à la Chambre des députés réclamant le libre choix de l’établissement bancaire. Il déplorait le traitement de faveur accordé à Post et l’absence de «réelle concurrence sur les tarifs bancaires». Il se plaignait également des pannes aux CCP les jours de paye des fonctionnaires en raison des serveurs surchargés.

La pétition n’a peut-être recueilli que 290 signatures, mais elle a été déterminante pour déclencher une réaction de la part de l’autorité de la concurrence. Car, parallèlement à cette initiative, l’informaticien de l’AED avait pris contact auprès du Conseil de la concurrence pour s’enquérir de la conformité de l’exigence d’un compte auprès des CCP: «Imposer les services financiers de Post finance comme unique organisme pourrait constituer un abus de position dominante», soulignait le fonctionnaire dans sa pétition.

Cette problématique semble découler de l’application d’une disposition d’ordre législatif et non d’une pratique volontaire d’abus commis par Post»,Pierre Barthelmé, Conseil de la concurrence

Contacté par REPORTER, Pierre Barthelmé, directeur général du Conseil de la concurrence, assure que son équipe a entamé «une analyse» après avoir pris connaissance de la pétition. «Il n’est toutefois pas évident de résoudre la question de la compétence du Conseil en la matière, étant donné que cette problématique semble découler de l’application d’une disposition d’ordre législatif et non d’une pratique volontaire d’abus commis par Post», précise-t-il.

Ce qui met Post hors de cause et renvoie la responsabilité au gouvernement luxembourgeois qui force les fonctionnaires à détenir un compte CCP, une pratique administrative questionnable sur le plan de la légalité. S’il est donc incompétent pour traiter l’affaire, Pierre Barthelmé voit néanmoins positivement la promesse des ministres des Finances et de la Fonction publique de bientôt laisser le libre choix de leur banque aux agents de la fonction publique. «Le Conseil restera attentif à la mise en œuvre de cette mesure et décidera s’il est nécessaire de poursuivre ses réflexions», affirme le dirigeant.

Les défis du métier financier

Reste à connaître l’impact que la fin de l’obligation des CCP aura sur la santé financière des services financiers de Post. Le rapport annuel du groupe fait état d’un résultat d’exploitation négatif. «Le déséquilibre financier du métier finance est caractéristique de la limite du modèle économique historique de ce métier, consistant à restreindre son activité à la seule tenue de comptes courants et la fourniture de moyens de paiement» analysait Luca Tagliabue, le directeur financier du groupe. «La situation tendue persistant sur les marchés financiers et des capitaux, avec des taux d’intérêt négatifs, met le métier finance face à des défis de plus en plus difficiles», ajoutait-il.

La fin annoncée du monopole des CCP pour le versement des salaires des fonctionnaires, qui pourrait se traduire par des fermetures massives de comptes, va contribuer à la relance du débat sur l’opportunité de maintenir ou non l’activité financière au sein de l’entreprise publique ou de la transformer, comme c’est le cas de la banque postale en France par exemple. C’est un débat politique ultra-sensible que le futur ministre de l’Economie Franz Fayot (LSAP) aura à trancher au cours des premiers mois de son mandat.