La lutte contre la cybercriminalité est prioritaire pour la justice. Le parquet traque systématiquement la fraude et les tribunaux la répriment lourdement. 1.600 dossiers ont été ouverts en 2021. L’argent et les cerveaux des réseaux criminels sont rarement retrouvés.

Dimitrakis et Christakis ont un vague souvenir d’être allés en Roumanie pour participer à une opération de blanchiment d’argent qui est partie de Luxembourg pour se perdre en Chine, avec des détours aux Pays-Bas et à Bucarest. Les deux hommes se sont connus à l’aéroport de Larnaka où ils prirent ensemble un vol pour Bucarest. Au cours de leur séjour, les ressortissants chypriotes deviennent, à leur insu, les actionnaires et dirigeants de sociétés qui serviront ensuite à réaliser une escroquerie de 1,457 million d’euros. Les faits litigieux remontent à mars 2018, le procès s’est tenu le 8 juillet 2022.

La victime est un holding luxembourgeois Acacia MKV Acquisition (Acacia), hébergé chez Intertrust, un des principaux domiciliataires au Grand-Duché. Ce prestataire a mis à disposition du client deux administrateurs qui avaient procuration sur le compte en banque chez ING.

Un mystérieux visiteur

Entre le 5 et le 22 mars 2018, Intertrust a exécuté, sur base de factures fictives et d’instructions de son client données par mail, sept virements du compte ING au bénéfice de deux sociétés roumaines. Le client, un Australien expatrié au Portugal, n’a jamais fait de business avec la Roumanie. Personne, ni à la banque, ni chez le prestataire ne s’est posé de question sur la cohérence économique de ses opérations. L’enquête a montré que l’adresse mail du dirigeant d’Acacia avait été piratée. L’adresse IP utilisée pour la fraude a été localisée à Amsterdam.

J’étais directeur et actionnaire d’une société dont je ne connais pas le nom.“Le témoin Dimitrakis, auditionné par la police chypriote

Christakis, la cinquantaine, conducteur d’engins de chantiers, raconte aux policiers chypriotes avoir rencontré un mystérieux «monsieur» à son hôtel en 2017. Il ignore son identité mais lui confie ses documents d’identité et sa licence professionnelle. L’inconnu lui promet un permis de travail et lui fait signer des papiers en roumain, langue qu’il ne comprend pas. Un an plus tard, Christakis est convoqué dans le cadre d’une enquête ouverte à Luxembourg, car son nom apparait comme actionnaire et directeur de la société IMP Moon Machines SRL. La société est, avec une seconde structure roumaine, au cœur de l’escroquerie. L’argent a été siphonné du compte bancaire ING d’Acacia.

«Je ne connais pas une telle société. Ça ne se peut pas que je sois actionnaire ou directeur puisque je n’ai jamais fait de tels métiers», explique Christakis dans sa déposition. «Tu t’occupes d’Internet?», lui demande un policier. «Non, je n’y connais rien, je n’ai même pas fini l’école et je travaille depuis tout jeune», répond l’auditionné.

Dimitrakis, le second témoin, reconnait avoir enregistré une entreprise en Roumanie puis l’avoir vendue: «J’étais directeur et actionnaire d’une société dont je ne connais pas le nom», explique-t-il dans son audition. La société s’appelle Putiandajin Co SRL et a reçu en mars 2018 plusieurs versements d’un montant total de 693.006 euros. Les entrées de fonds via Imp Moon Machines ont porté sur 764.886 euros.

Le total de 1,457 million d’euros est d’abord transféré vers la Patria Bank en Roumanie. Plus de 320.000 euros disparaissent, sans doute définitivement, sur des comptes bancaires en Chine à la Jinan Rural Commercial Bank Co. Ltd. Les Chinois n’ayant pas accordé l’entraide judiciaire, l’enquête n’a pas pu retrouver les bénéficiaires des flux. La diligence de la Cellule de renseignement financier et du parquet a toutefois permis le sauvetage et la saisie en Roumanie de 1,1 million d’euros, qui devraient être en principe restitués à la victime.

Cerveaux toujours en cavale

Les deux Chypriotes ont été mis hors de cause à l’issue de l’enquête luxembourgeoise ouverte en 2018, après une plainte d’Acacia, partie civile dans le procès. La justice considère qu’ils ont été instrumentalisés par des réseaux de blanchiment «de grande envergure» sévissant depuis la Roumanie. Les cerveaux de l’organisation criminelle n’ont pas pu être identifiés.

IMP Moon Machines et Putiandajin avaient leurs sièges sociaux chez une avocate domiciliataire de Bucarest. Elle est auditionnée fin 2019 dans le cadre de l’entraide judiciaire à la demande d’un juge luxembourgeois. Elle tient des propos au sujet de ses obligations professionnelles qui stupéfient les enquêteurs. L’avocate raconte en effet avoir été contactée par un citoyen roumain parlant anglais dont elle ne se souvient plus du nom pour établir deux sociétés commerciales aux noms de Dimitrakis et Christakis. Elle dit les avoir rencontrés une seule fois et ne jamais les avoir revus, ni avoir entendu parler de deux entités jusqu’à une lettre du parquet de Bucarest lui signifiant la saisie des comptes chez Patria Bank.

Les affaires de cybercriminalité constituent depuis 2010 l’ordinaire du parquet. Publié début juillet, le rapport annuel des juridictions judiciaires fait état de 1656 dossiers de cybercriminalité ouverts en 2021, dont 666 sont liés à des escroqueries aux faux ordres de virement.

Le dossier «Acacia» est renvoyé devant le tribunal correctionnel, mais il présente des difficultés procédurales, notamment de compétence territoriale, qui pourraient rendre les poursuites irrecevables. Mais les magistrats veulent aller jusqu’au bout de l’instruction pour faux et usage de faux, escroquerie, introduction frauduleuse dans un système informatique et blanchiment.

Le verdict est tombé le 15 juillet: Imp Moon Machines et Putiandajin sont condamnés à 100.000 euros d’amende pour blanchiment. Au civil, les sociétés doivent restituer à Acacia les 322.230 euros qui ne se sont pas évaporés en Chine.

Des magistrats jusqu’auboutistes

Faute de pouvoir s’en prendre à Dimitrakis ou à Christakis, dirigeants de façade, le parquet fait le choix de renvoyer deux «personnes morales» Imp Moon Machines et Putiandajin, devant les juges correctionnels. «Les dirigeants de droit peuvent être qualifiés d’hommes de paille qui figurent certes en première ligne, mais ne sont pas réellement aux commandes de ces sociétés», fait valoir le substitut du procureur.

Les sociétés n’ont pas été inculpées préalablement à leur procès, comme le veut pourtant la procédure pénale, parce qu’elles n’ont jamais répondu aux convocations du magistrat instructeur. Ce dernier n’a pas les mêmes moyens de contrainte avec les personnes morales qu’il a avec les personnes physiques pour les forcer à comparaître devant lui.

Les dirigeants de droit peuvent être qualifiés d’hommes de paille qui figurent certes en première ligne, mais ne sont pas réellement aux commandes de ces sociétés.“Ministère public

La démarche est audacieuse, mais elle est indispensable pour qu’une instruction aboutisse et que in fine une victime d’actes de blanchiment ait une chance de retrouver son argent, lorsqu’il en reste. A l’audience du 8 juillet, ni Imp Moon Machines ni Putiandajin n’ont été représentées, ce qui leur vaudra un jugement par défaut.

Longtemps, la justice luxembourgeoise a renoncé à des poursuites en matière de criminalité financière, faute précisément de pouvoir identifier et appréhender leurs auteurs se cachant derrière des sociétés-écrans à l’étranger et laissées à l’abandon.

Les victimes n’avaient alors plus que leurs yeux pour pleurer. Les instructions trainaient en longueur, faute de pouvoir être clôturées dans les formes. La restitution des fonds saisis à leur légitime propriétaire devenait un casse-tête pour les juristes. De leur côté, les défenseurs des droits de l’homme dénonçaient régulièrement ces dénis de justice.

Le parquet veut faire, avec l’affaire Acacia, la démonstration de sa détermination à combattre la cybercriminalité sous toutes ses formes. Il y met les moyens. Les tribunaux correctionnels suivent la tendance. Les fraudes aux virements, qui touchent les entreprises luxembourgeoises, sont lourdement réprimées.

Hitec, CPL et ArcelorMittal

Le 22 juin dernier, les juges ont condamné un Roumain à 12 mois de prison, dont 6 avec sursis, et 25.000 euros d’amende, pour sa participation à une escroquerie au virement ayant visé Hitec, partie civile dans le procès. La société de haute technologie a exécuté un virement de 25.000 euros sur la base d’une fausse facture d’un de ses clients italiens. Le prévenu, qui a été extradé au Luxembourg en décembre 2021, a mis son compte en banque irlandais à disposition du réseau criminel derrière l’opération. Toutefois, l’enquête n’a pas permis de remonter la filière.

En décembre 2021, un tribunal correctionnel a infligé, dans un jugement par défaut, 9 mois de prison à un ressortissant haïtien domicilié à Bruxelles pour avoir commis des ordres de virement frauduleux pour 102.000 euros au préjudice du Comptoir pharmaceutique luxembourgeois (CPL). Sur la base des signatures des dirigeants du grossiste de médicaments grossièrement imitées, l’agence d’Esch de BGL BNP Paribas avait exécuté les transferts sur deux comptes à la Postbank en Belgique. Ces comptes ont ensuite été siphonnés par de nombreux retraits en espèces. Il restait un solde de 28.000 euros, lorsque la police belge, agissant sur commission rogatoire luxembourgeoise, a saisi les comptes litigieux.

En 2016, une filiale d’ArcelorMittal s’est portée partie civile dans le procès contre un ressortissant du Nigeria habitant aux Etats-Unis, après avoir été victime, deux ans plus tôt, d’une escroquerie au virement de 656.577 dollars. Les enquêteurs luxembourgeois ont pris l’affaire au sérieux. Le prévenu, simple exécutant, a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international et a été extradé au Luxembourg pour y être incarcéré. Aux termes d’un jugement sur accord, il a été condamné à 36 mois de prison, dont 26 avec sursis et à 5.000 euros d’amende.

En décembre 2017, un tribunal civil l’a par ailleurs condamné à dédommager la victime de 556.777 dollars, les juges ayant consenti, à la demande des avocats du groupe sidérurgique, à faire un «geste commercial» de 100.000 dollars. L’homme a toutefois été libéré de prison sans avoir pu honorer sa dette, ni payer ses avocats. Les commanditaires de la fraude n’ont jamais été identifiés.