La justice civile et commerciale va vivre une petite révolution. La réforme de la procédure va accélérer le rythme des affaires et mettre fin aux manoeuvres qui paralysent les procès. Derrière le projet de loi, il y a aussi la volonté de sortir les magistrats de leur zone de confort.

Lente et surtout archaïque, en déphasage total avec l’évolution économique et l’envergure de la place financière: c’est ainsi qu’est souvent décrite la justice civile et commerciale au Luxembourg qui règle aussi bien les petits contentieux que les grandes affaires financières. Elle renvoie du Grand-Duché une image d’un autre temps. Ainsi, des justiciables hésitent à demander l’arbitrage des tribunaux luxembourgeois et préfèrent saisir des juridictions étrangères – au risque de leur incompétence territoriale – tant ils craignent de perdre leur temps et leur argent dans des procédures sans fin et des juges indolents.

Face à la critique, le ministère de la Justice a lancé l’offensive pour «disposer d’un pouvoir judiciaire efficace qui répond aux attentes des justiciables». Et qui soit à la hauteur des attentes des opérateurs économiques qui misent sur l’attractivité des sociétés financières et des structurations patrimoniales en tout genre.

Lutter contre le pourrissement des procédures

Les effectifs de la magistrature ont été renforcés en 2016. Des chambres supplémentaires ont été créées. Toutefois Felix Braz (Dei Gréng), l’ancien ministre de la Justice, a estimé que l’augmentation du nombre des juges n’était qu’une partie de la solution et qu’il convenait aussi de toucher «substantiellement» au fonctionnement du pouvoir judiciaire. Il fallait donner un peu de souplesse au système procédural. Un constat d’ailleurs partagé à l’intérieur même de la magistrature.

En 2016, Braz a donné le coup d’envoi aux premières ébauches d’une réforme de la procédure en matière civile et commerciale. Un groupe de cinq magistrats y a travaillé et a rédigé un rapport. Le Barreau a planché de son côté – et depuis 2014 – sur des pistes de réformes de la procédure en réclamant «une véritable politique» de la présidence des tribunaux d’arrondissement pour lutter contre le «pourrissement» des procédures. L’entre-soi de certains juges, leur nonchalance et les traitements de faveur accordés à certains avocats sont devenus depuis quelques années un vrai sujet au Barreau, sous l’impulsion d’avocats venus de l’étranger.

Un projet de loi est sorti des ateliers du ministère de la Justice en mai 2018. Le texte est un fourre-tout, mais son point d’orgue porte sur la procédure de la mise en état en matière civile et commerciale. Le texte introduit également une procédure simplifiée de mise en état pour les affaires ayant des enjeux financiers inférieurs ou égaux à 100.000 euros.

Réforme controversée

La réforme de la mise en état est une des «grandes innovations» du projet de loi, selon la Cour supérieure de Justice qui l’a en partie inspiré, sans pour autant être d’accord sur tous les points du texte. C’est aussi un des volets les plus controversés. Le Conseil de l’ordre des avocats du Barreau s’apprête à publier un troisième avis sur le texte, ce qui est exceptionnel dans la procédure législative. Cette «sur-réaction» rend compte du caractère incomplet de certains aspects d’une réforme largement inspirée de la France.

Le Conseil d’Etat a retoqué le texte de Felix Braz, considérant que certaines dispositions portaient entrave à la Convention européenne des droits de l’homme et au droit à un procès équitable. Des amendements gouvernementaux portés par la nouvelle ministre de la Justice Sam Tanson ont été adoptés en juillet dernier pour corriger le tir. Ces modifications doivent encore être validées par les Sages, dont on attend le second avis complémentaire, avant que la Chambre des députés passe au vote.

Il n’est pas certain toutefois que la réforme entre en vigueur comme prévu en janvier 2021.

Dans la pratique, la procédure de la mise en état a conduit à des abus consistant à échanger un nombre illimité et injustifié de conclusions dans toute affaire civile, quelle qu’en soit la complexité.“Cour supérieure de Justice

Le juge de la mise en état (JME) et le conseiller de la mise en état (CME) sont chargés du suivi des différents dossiers qui leur ont été attribués jusqu’au moment de la clôture de l’instruction. Ils sont censés superviser l’instruction des affaires traitées selon la procédure écrite et d’en déterminer le rythme. Leur introduction dans le système luxembourgeois remonte à une loi de 1996 entrée en vigueur en 1998.

La faute aussi aux magistrats

Toutefois, dans les faits les JME n’assureraient pas le rôle qui leur est assigné. Ils s’en remettent presque toujours à la formation collégiale pour trancher des problèmes qui peuvent surgir en cours de procès, comme les questions de recevabilité ou de nullité de certains actes de procédure ou de compétence de juridiction. Certains avocats plus ou moins malveillants profitent des failles du système pour faire traîner les dossiers en longueur, tenir les affaires en suspens pour des questions de procédure et retarder d’autant les jugements. Or, la vie économique peut difficilement se permettre ces lenteurs.

«Cette réforme ne peut être qu’approuvée», indique la Cour supérieure de Justice dans son avis de 2019. «Dans la pratique, la procédure de la mise en état a en effet conduit à des abus consistant à échanger un nombre illimité et injustifié de conclusions dans toute affaire civile, quelle qu’en soit la complexité», poursuit la Cour pour laquelle «cette pratique ne contribue pas à une prompte évacuation des affaires». C’est un euphémisme.

Même s’il ne le dit pas, le projet de loi (…) est une invitation à peine déguisée aux JME et CME d’en finir avec une conception passive du juge et de s’impliquer plus amplement dans l’instruction des affaires.“Guy Perrot, avocat et membre du Barreau

Les scènes pittoresques de greffiers entrant dans les minuscules salles d’audience bondées en poussant d’énormes chariots chargés à bloc de dossiers qui pour la plupart ne seront pas retenus alors qu’ils sont dans la dernière ligne droite, sont désormais familières à la Cité judiciaire. Et celà ne sert pas le justiciable ni son porte-monnaie. Le moindre stagiaire envoyé à la Cité judiciaire pour requérir un nouveau délai de remise de conclusions se facture 175 euros de l’heure au client.

Plus de vingt ans après la réforme du Code de procédure civile, les décisions rendues par les JME se comptent presque sur les doigts des mains. Et le cours de la justice souffre de ces hésitations.

La faute n’est pas uniquement à mettre au compte des avocats pinailleurs. Les magistrats en portent aussi une part de responsabilité.

Saut intellectuel

«Même s’il ne le dit pas, sans doute pour ménager certaines sensibilités plus délicates que celles des membres du Barreau, le projet de loi 7307 sur le renforcement de l’efficacité de la justice civile et commerciale est une invitation à peine déguisée aux JME et CME d’en finir avec une conception passive du juge et de s’impliquer plus amplement dans l’instruction des affaires», écrivait en août dernier dans la publication juridique Legitech, l’avocat Guy Perrot. Il est également membre de la commission de procédure du Barreau.

«Une analyse empirique mais aussi une consultation des bases de données désormais accessibles montrent que les JME n’exercent pas les prérogatives que leur confère l’article 212 du Nouveau code de procédure civile, que ce soit pour ordonner des mesures d’instruction ou pour se prononcer sur l’admission et le rejet des exceptions dilatoires et des moyens de nullité de forme dont ils sont saisis», précise-t-il.

Avec la réforme projetée, la mise en état constituera une phase essentielle et dynamique du procès civil afin de n’audiencer que les affaires véritablement en état d’être jugées.“Guy Perrot

Dans les faits, ces juges se contentent souvent d’accorder aux avocats des délais pour conclure ou à leur délivrer des injonctions de conclure. Il est plus exceptionnel, selon Guy Perrot, qu’ils tirent les conséquences du non-respect de ces délais et de ces injonctions par une clôture de l’instruction.

La raison de cet usage parcimonieux par les magistrats luxembourgeois des pouvoirs que la loi de 1996 leur confère déjà tient essentiellement aux ambiguïtés et aux non-dits du code de procédure civile qui ne délimite pas le champ de compétences du JME.

Le projet de loi du ministère de la Justice y apporte des correctifs, mais pas toutes les clarifications nécessaires.

Recrutements en souffrance

Le projet de loi 7307 programme de rehausser le taux de compétence de la justice de paix à des affaires civiles courantes (ordonnances de paiement, contrats, dommages et intérêts) jusqu’à 15.000 euros, au lieu de 10.000 aujourd’hui. Au dessus de cette barre, les affaires tombent sous la compétence des tribunaux d’arrondissement siègeant en matière civile et commerciale. Les juges de paix craignent que l’augmentation du taux, inchangé depuis 1996, leur amène des affaires plus complexes. Ils réclament un renforcement approprié des effectifs. Encore faut-il trouver les candidats qui ne se poussent pas pour se faire embaucher. Le service communication du ministère de la Justice signale que depuis 2014, 118 postes d’attachés de justice ont été autorisés. Tous les postes créés n’ont toutefois pas trouvé preneur. 100 recrutements ont été réalisés, dont 85 à titre définitif. Seuls 13 recrutements sur les 25 postes accordés par la ministre Sam Tanson (Déi Gréng) pour 2020-2021 sont intervenus.

«Avec la réforme projetée, la mise en état constituera une phase essentielle et dynamique du procès civil afin de n’audiencer que les affaires véritablement en état d’être jugées», pronostique encore Me Perrot dans la publication.

Il ne sera plus question à l’avenir pour un magistrat en charge d’instruire un dossier de se retrancher derrière une formation collégiale pour trancher certains points procéduraux, pour autant qu’ils ne touchent pas au fond des dossiers. L’exercice ne sera pas facile et demandera aux juges de connaître leurs dossiers, ce qui n’est pas toujours la spécialité de tout le monde.

Vers un juge d’instruction civil

La justice, et surtout le justiciable, ont tout à gagner de l’évolution qui se profile et qui fera du juge de la mise en état une sorte de «juge d’instruction civil».

Ce saut «intellectuel» sera assorti d’autres changements dans la procédure, notamment une limitation des échanges entre parties et l’obligation pour les avocats de rédiger des conclusions récapitulatives résumant les moyens procéduraux qu’ils entendent mettre en oeuvre. Sauf dérogation, ces échanges seront limités à deux jeux de documents. Les délais de remise des conclusions entre les différentes parties seront également mieux encadrés.

Les magistrats de la Cour avaient souhaité aller plus loin que le ministère de la Justice dans la facilitation de la procédure dans les procès civils et commerciaux. Ils réclamaient que le premier jeu de conclusions n’excède pas 25 pages et le second 15 pages, pour s’aligner sur les pratiques de la Cour de Justice de l’Union européenne.

Le Barreau s’y est opposé avec vigueur en y voyant «une restriction non justifiée à l’exercice de la profession de l’avocat et à la liberté de l’avocat d’agir selon sa conscience professionnelle».

Cette bataille un peu futile sur la quantité de pages à fournir traduit assez bien la ligne de fracture qui subsiste entre les avocats d’un côté et les magistrats de l’autre. L’alignement des planètes n’est pas pour tout de suite.

Cet article a été modifié. Nous indiquions par erreur que la compétence des juges de paix en matière notamment de bail à loyer se limitait à des litiges à 10.000 euros. Or, les affaires de bail à loyer relèvent de la compétence exclusive du juge de paix.