L’entreprise de fruits et légumes «Grosbusch» a été au cœur d’une vaste enquête pour fraude fiscale et détournement de plus de 3 millions d’euros. Les faits se sont produits pendant plus d’une décennie. Les anciens dirigeants ont été condamnés à 9 mois de prison avec sursis.
Les petits-fils de Jean-Pierre Grosbusch ont rendu leurs tabliers de premiers primeurs du Luxembourg peu après les poursuites pour fraude fiscale et abus de biens sociaux les visant. En 2019, André Grosbusch, gérant technique de l’entreprise de fruits et légumes qui porte son patronyme, a vendu ses parts à son frère René, lequel a cédé fin 2020 les rênes de la société à ses enfants Lynn et Goy Grosbusch, tout juste trentenaires.
Cette transmission à la quatrième génération de Grosbusch n’est sans doute pas étrangère à la vaste enquête ouverte par le parquet de Luxembourg pour toute une gamme d’infractions financières portant sur des millions d’euros: ventes au noir, compte bancaire occulte, abus de biens sociaux, fraudes aux impôts directs et à la TVA, blanchiment, faux bilans. Les pratiques se sont étalées de 2005 à 2017.
En aveu, les deux anciens dirigeants ont évité un procès public en optant pour une transaction pénale avec le procureur d’Etat. Pour autant, leurs condamnations sont lourdes: René et André Grosbusch ont écopé chacun de 9 mois de prison avec sursis et de 150.000 euros d’amende, au termes d’un jugement sur accord rendu le 6 mai dernier par la 19e chambre du tribunal correctionnel.
Dénonciation de PwC
L’enquête judiciaire a été ouverte après que la Cellule de renseignement financier (CRF) ait transmis en juillet 2019 un rapport accablant sur la gouvernance de la première entreprise d’importation et de commerce de fruits et légumes du Grand-Duché et fournisseur de la Cour grand-ducale.
La CRF a été saisie d’une dénonciation par le cabinet de réviseurs d’entreprise «PwC», qui a estimé avoir été trompé pendant près de douze ans par ses clients sur la régularité de la comptabilité de «Grosbusch S.A.». PwC n’a débusqué les pratiques frauduleuses qu’après avoir été alerté par un ancien comptable de la société, qui est passé à table début décembre 2017. Ce dernier révèle notamment, preuves à l’appui, l’existence d’un compte bancaire occulte auprès de la banque «ING» ainsi que des paiements en espèces non comptabilisés.
Nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles ce compte bancaire n’est pas reflété dans votre comptabilité et n’a pas été porté à notre connaissance.“Lettre de PwC aux dirigeants de Grosbusch
«Dans le cadre de ses fonctions, PwC n’avait pas constaté d’irrégularités particulières pour les exercices des années 2005 à 2017, de la situation financière ainsi que des résultats de l’entreprise. Par voie de conséquence, les comptes sociaux avaient été déposés auprès du RCS (Registre de commerce et des sociétés, ndlr) sans aucune observation quelconque», indique le Parquet dans la transaction signée avec les deux prévenus en février dernier et que Reporter.lu a consultée.
Les révélations de l’ancien employé de Grosbusch déclenchent alors un tsunami chez PwC. Une réunion de crise est organisée avec les dirigeants de l’entreprise. Dans le même temps, le «Big Four» relaie ses soupçons à la CRF pour ne pas être accusé de complicité par la suite. Une perquisition de la police judiciaire au siège de PwC fin 2019 exhume des échanges de correspondance entre le réviseur et son client: «Il a été porté à notre connaissance que la société Grosbusch disposait d’un compte bancaire auprès de la banque ING (…) au nom de la société. (…) Lors des audits que nous avons effectués, nous n’avons pas été mis au courant de l’existence de ce compte bancaire (…). Nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles ce compte bancaire n’est pas reflété dans votre comptabilité et n’a pas été porté à notre connaissance», écrit le réviseur.
Remises et ristournes au noir
L’enquête et les perquisitions à ING et au siège de Grosbusch montrent que le compte bancaire a été ouvert en 1988 par les deux prévenus et un troisième membre de la famille avant d’être transformé en 2002 en compte de société, jamais déclaré.
René et André Grosbusch sont interrogés les 17 et 19 février 2021 par la juge d’instruction qui les met en examen. En janvier 2018, l’ancien comptable poursuit ses révélations qui donnent la mesure de la fraude: «Ce n’est que suite à l’envoi d’un deuxième email confidentiel adressé à PwC le 24.01.2018 que l’auditeur a eu connaissance de l’ampleur de l’activité occulte au détriment de la société Grosbusch pendant des années et du détournement de fonds considérables qui en résultait», signale le procureur.
Le compte ING est alimenté pendant des années par des versements de rabais, remises et ristournes versés par les fournisseurs. Entre 2007 et 2016, un montant de 1,091 million d’euros est ainsi encaissé et presque autant (1,087 million d’euros) dépensé par les deux gérants à des fins privées. Les deux hommes s’offrent des séjours à Hong Kong, San Francisco ou Dubaï.
L’enquête judiciaire met au jour d’autres pratiques occultes, notamment l’émission de bons de livraison documentant des ventes de marchandises aux clients mais supprimés de la comptabilité. «Une fois la livraison terminée et le chauffeur payé en espèces, ces factures ont été supprimées du système comptable pour ainsi ne laisser aucune trace des livraisons concernées dans la comptabilité de la société Grosbusch. Selon les informations de la CRF, l’argent en espèce confié au chauffeur aurait ensuite été remis directement à la direction», détaille le jugement.
Rattrapage comptable et fiscal
Un audit spécial de PwC documente l’existence d’un système informatique autorisant la suppression des bons de commandes. Le rapport du «Big Four» renseigne un détournement de plus de 3 millions d’euros entre 2005 et 2017 par le biais de factures payées en cash et non comptabilisées.
Lorsque le pot aux roses est découvert, Grosbusch rectifie ses comptes annuels 2017. Les montants détournés sont réintégrés dans les comptes. Les créances passent de 7,875 millions d’euros en 2016 à 12,440 millions l’année suivante, soit une augmentation de 4,5 millions d’euros. Idem pour le chiffre d’affaires qui gonfle d’une année sur l’autre, passant de 24,184 millions en 2016 à 31,545 millions d’euros en 2017. La hausse spectaculaire de près de 6,5 millions d’euros est justifiée par «un rattrapage comptable et fiscal». Un jargon de réviseur politiquement correct qui signifie en termes plus prosaïques qu’il y a eu une fraude fiscale. Un compte courant associé est créé pour l’occasion pour un montant de 4,583 millions d’euros.
Parallèlement à l’enquête pénale, le dossier connaît des suites sur le plan fiscal. La CRF transmet son rapport d’analyse à l’Administration des contributions directes (ACD) qui émet en janvier et en septembre 2021 des bulletins d’imposition rectificatifs d’un montant de 813.000 euros. Le fisc s’intéresse aussi aux dépenses d’exploitation, notamment aux frais de restaurant des deux gérants et aux cadeaux qu’ils font à leurs clients et fournisseurs. Leur société n’est pas en mesure de produire une liste des bénéficiaires de ces largesses. Le service de révision refuse de prendre en compte une facture liée à l’achat de pneus d’une Audi RS5, alors que la voiture de fonction d’un des gérants est une Porsche.
Jugement sur accord
L’ACD remet en cause le rachat par l’autre gérant pour 15.000 euros TTC d’une Porsche 911 cabriolet turbo qui avait fait auparavant l’objet d’un contrat de leasing auprès de «Fortis Lease Luxembourg» de 43 mois avec un montant d’acquisition de 134.600 euros et une option d’achat de 13.463 euros hors TVA. Or, la valeur estimée du véhicule au moment de son rachat tournait alors autour des 80.000 euros, voire davantage pour un type de voiture luxueuse qui ne perd pas de valeur, voire se bonifie avec le temps.
Au final, le rapport de l’ACD documente un taux d’impôt éludé entre 2010 et 2014 oscillant entre 30% (2014) et 57% (2011), taux qui tombent dans le champ de la fraude fiscale aggravée. Du coup, le fisc a dû faire une dénonciation au Parquet. L’Administration de l’Enregistrement et des Domaines (AED) s’est également saisie du dossier pour escroquerie à la TVA sur des marchandises non déclarées. Le rapport de son service anti-fraude montre que si une régularisation a bien été effectuée dans le bilan 2017, l’assujetti Grosbusch a obtenu un remboursement indû de TVA largement supérieur (64%) au solde indiqué sur la déclaration annuelle de 2017. Le dossier a aussi été transmis à la justice, ajoutant une infraction de plus au dossier pénal déjà très lourd des frères Grosbusch.
Le procureur d’Etat Georges Oswald et André Lutgen, l’avocat des deux prévenus, ont négocié une peine d’emprisonnement de 9 mois, assortie d’un sursis intégral et une amende de 150.000 euros. Validée par les juges correctionnels, la sanction a tenu compte des circonstances atténuantes, du fait des «aveux circonstanciés» des deux anciens dirigeants, de leur absence d’antécédents judiciaires, des remboursements fiscaux effectués et de «la relative ancienneté des faits», pourtant pas si vieux comparés à d’autres dossiers en souffrance devant la justice. L’histoire ne dit pas si les fournisseurs qui ont acheté leurs fruits et légumes au noir ont été à leur tour inquiétés.