Une fuite de documents confidentiels chez une notaire est au cœur d’un procès devant un tribunal correctionnel. L’affaire met en lumière les pratiques d’un agent immobilier, les faiblesses de l’organisation d’une étude notariale et des dysfonctionnements de la justice.
Devant les juges, l’homme assure avoir trouvé des documents qui n’auraient jamais dû entrer en sa possession dans sa boîte aux lettres. Le gérant d’une petite agence immobilière de Bertrange n’a pas d’avocat pour assurer sa défense contre les accusations d’une de ses anciennes clientes après la vente d’un appartement qui a mal tourné. Il comparaît lundi 27 juin dans le cadre d’une citation directe pour complicité de violation et recel du secret professionnel, complicité d’abus de confiance et tentative d’escroquerie à jugement.
L’enquête judiciaire, les auditions de témoins et les perquisitions ont montré que l’agent immobilier avait fait de fausses déclarations aux policiers, pour éviter notamment de reconnaître des méthodes commerciales déloyales et agressives vis-à-vis de ses clients. Il n’a jamais reconnu avoir soudoyé un des employés de l’étude du notaire pour se procurer un acte de vente encore non officialisé et non public qu’il a utilisé contre une de ses clientes pour toucher sa commission, alors que celle-ci avait rompu son contrat avec lui.
Un message WhatsApp au cœur de l’enquête
L’affaire «NDE Immo» part d’un mandat de vente non exclusif pour un appartement à Ettelbruck signé en janvier 2016. Le contrat n’interdit pas à la vendeuse de trouver elle-même un acquéreur. Ce qui sera le cas, une cousine de la propriétaire ayant manifesté son intention d’acheter le bien. L’agence immobilière en est informée en juillet 2016. La résiliation du contrat par lettre recommandée avec accusé de réception intervient le 5 janvier 2017. Le compromis de vente est signé sous seing privé en août 2016. Le 3 février 2017, l’acte est officialisé chez une notaire de résidence à Ettelbruck.
Le doute n’a pas été levé sur lequel des collaborateurs de la notaire serait responsable de la fuite. Le juge n’a pas voulu aller plus loin.“Sébastien Lanoue, avocat de la plaignante
La banale transaction se transforme pourtant en un sérieux litige qui donne un éclairage à la fois sur l’organisation interne déficiente d’une étude de notaire, mais aussi sur des écarts de conduite de magistrats avec la procédure.
Trois semaines après la signature chez le notaire, soit le 28 février 2017, le gérant de l’agence immobilière contacte la vendeuse par téléphone et l’informe de sa connaissance de la conclusion de la transaction. Le même jour, il lui transmet par l’application WhatsApp une copie du compromis de vente et l’acte notarié de l’acte de vente. Dans la soirée, il se rend au domicile privé de la cousine, dont l’adresse est inscrite sur l’acte de vente litigieux. Il est reçu par un de ses fils et évoque les pénalités inscrites dans le mandat de vente. L’agent immobilier nie avoir effectué cette visite, alors que tout l’accuse.
Quelques jours plus tard, il envoie à sa cliente une facture de 47.285 euros par courrier recommandé. Outre la commission d’agence, il réclame le paiement d’une clause pénale pour rupture du contrat. L’ex-cliente conteste le montant ainsi que le principe de la facture. En juin 2017, elle est assignée devant un tribunal civil par NDE Immo. Elle contre-attaque en avril 2018 en déposant une plainte avec constitution de partie civile contre l’agence immobilière, la notaire et inconnu. Un juge d’instruction est saisi. L’enquête judiciaire va ainsi bloquer toute avancée de la procédure civile, selon le principe que le pénal tient le civil en l’état. «Il s’agit d’une procédure dilatoire», fait valoir le gérant de l’agence immobilière.
Des doutes qui subsistent
Le 26 mars 2019, le service de police judiciaire de Diekirch rend son rapport d’enquête après avoir auditionné la plaignante, sa cousine, son neveu, la notaire, une des secrétaires ainsi que le gérant de NDE Immo. Les bureaux du notaire sont perquisitionnés en présence de la présidente de la Chambre des notaires, les documents relatifs à la vente de l’appartement sont saisis.
Les documents transmis par WhatsApp n’avaient pas été publiés au Bureau des hypothèques. Ils ne peuvent provenir que d’une fuite frauduleuse. L’agent immobilier n’a pu en obtenir copie que par un collaborateur de l’étude de la notaire, ce que l’enquête judiciaire confirme. Pour autant, les enquêteurs n’identifient pas le ou les auteurs de la fuite. Le juge d’instruction estime qu’il n’y a pas matière à poursuivre davantage les investigations.
La notaire est mise hors de cause. Aux policiers qui l’interrogent, elle admet que ses collaborateurs n’ont pas besoin de lui demander d’autorisation pour transmettre des copies des actes qu’elle a rédigés. Le nom du gérant de l’agence immobilière lui est totalement étranger. La notaire précise encore aux enquêteurs que la remise des documents au cœur du litige n’a pu se faire qu’à la réception de son étude.
Egalement auditionnée, sa secrétaire, présente le 28 février 2017 à la réception, date ayant été retenue pour la divulgation frauduleuse des documents encore confidentiels, dément en avoir transmis des copies à des tiers. Elle ne peut pas expliquer comment l’agent a pu obtenir une photocopie des actes. Elle reconnaît que chaque employé de l’étude – il y en a 9 à l’époque des faits – peut y donner accès à des visiteurs extérieurs sans passer par la réception et sans qu’ils soient dûment identifiés.
Arrangement avec la vérité
Convoqué en mai 2019 chez les policiers, l’agent immobilier assure avoir trouvé les documents dans sa boîte aux lettres, sans avoir d’indication sur l’identité du ou des corbeaux. «Cela peut venir de plusieurs personnes, de la notaire, de l’acheteur ou du vendeur, je ne sais pas», se justifie-t-il à l’audience du 27 juin. Toutefois, ni l’ancienne ni la nouvelle propriétaire de l’appartement n’ont disposé de la version des actes – il s’agit des avant-contrats – qu’il a communiqués par WhatsApp, selon les enquêteurs de la PJ. «Ce qui permet de conclure, soulignent les policiers, que le notariat a fait des copies des deux documents. Seul l’avant-contrat (…) prouve que la vente a été effectuée pendant la période du mandat de vente de NDE Immo. La signature de l’acte n’a plus eu lieu au cours de cette période». En clair, le gérant de l’agence ne pouvait plus prétendre à sa commission.
Aux termes d’une enquête qui se contente de professions de foi d’une secrétaire et de la notaire et des déclarations du gérant de NDE Immo qui s’est arrangé avec la vérité, personne n’est inculpé. Le juge clôture le dossier le 4 mars 2021. «Le doute n’a pas été levé sur lequel des collaborateurs de la notaire serait responsable de la fuite. Le juge n’a pas voulu aller plus loin», avance Sébastien Lanoue, l’un des avocats de la plaignante, à l’audience.
Tant l’instruction du volet pénal que du volet civil de l’affaire font apparaître des dysfonctionnements du service public de la justice.“Avocat de la défense
Le magistrat instructeur assure avoir informé par fax Me Guy Perrot, le second avocat de la plaignante, de sa décision de clôture, mais ce dernier affirme n’avoir été avisé de l’issue de l’affaire qu’en début juillet 2021, à la faveur de la procédure civile initiée en juin 2017 par le dirigeant de NDE Immo pour récupérer plus de 47.000 euros. L’étude du mandataire n’étant pas équipée de télécopie, le message du juge d’instruction s’est perdu dans la nature, rendant impossible du même coup la contestation de la décision de clôture.
La défense demande au juge d’instruction de lui envoyer une copie de son fax du 4 mars, mais n’obtient aucune réponse à son courrier. L’avocat de NDE Immo assure, dans le cadre de la procédure civile, n’avoir pas non plus reçu d’information sur le classement sans suite.
Une affaire encore dans la nature
Le choix de la clôture du dossier par le magistrat instructeur sans passer par la Chambre du conseil du tribunal pour valider le classement de l’affaire semble problématique. A l’audience, le président de la 12e chambre correctionnelle s’interroge sur la recevabilité de la citation directe, alors que la première plainte n’est officiellement pas terminée. Le ministère public consent que «la procédure initiale reste encore dans la nature (…) et demeure toujours poursuivable», compte tenu de l’absence de réquisitoire de non-lieu et de renvoi en chambre du conseil. En disant cela, le Parquet fait l’aveu que quelque chose cloche dans cette affaire qui, officiellement, n’a jamais été classée sans suite.
Si les parties sont restées dans l’ignorance de l’issue de la plainte, le juge de la mise en état, qui veille au bon déroulement de la procédure civile, a eu, lui, connaissance de la clôture de l’affaire par son collègue du cabinet d’instruction. Cette liberté avec la procédure est d’ailleurs susceptible de constituer une violation avec le nouveau code de procédure civile qui interdit au juge de recourir à des renseignements personnels.
La défense parle de «dysfonctionnements» de la justice: «Tant l’instruction du volet pénal que du volet civil de l’affaire font apparaître des dysfonctionnements du service public de la justice», fait valoir l’avocat. Ce qui explique le choix de sa cliente d’ouvrir un second round dans le volet pénal de l’affaire en initiant une procédure de citation directe – avec constitution de partie civile – à l’encontre du gérant de NDE Immo, pour ne pas laisser l’affaire tomber dans l’oubli.
Dans son réquisitoire, la représentante du parquet s’en remet à «prudence de justice». Le jugement doit intervenir le 14 juillet.
La notaire n’a pas répondu aux sollicitations de la rédaction. La présidente de la Chambre des notaires s’est, elle, refusée à se prononcer sur une instance judiciaire qui est toujours en cours.