Sur un marché luxembourgeois où les acteurs sont de plus en plus nombreux, la «guerre des talents» pousse parfois des entreprises de recrutement à avoir recours à des pratiques peu éthiques. Dans un secteur qui n’est pas encore réglementé, que reste-t-il de la valeur humaine dans le processus d’embauche? REPORTER décrypte.

«Ce mois-ci, j’ai gagné près de dix mille euros et aujourd’hui je peux me payer les costumes que je veux, les chaussures que je veux et les montres que je veux». Ces mots prononcés fièrement par un jeune employé d’un cabinet de recrutement implanté dans la capitale sont difficiles à vérifier. Mais ils collent parfaitement avec l’image attrayante dont jouit parfois la profession de consultant en recrutement ou headhunter. D’autant que les séduisants intitulés de ces métiers liés aux ressources humaines (chasseurs de têtes, consultants en recrutement, talent acquisition specialists, etc.) attirent souvent des jeunes diplômés en quête de premières expériences sur le marché de l’emploi, notamment car ils peuvent s’accompagner de juteuses commissions sur le placement de candidats.

Beaucoup de désillusions

Mais parfois, ces premiers pas dans le monde du recrutement sont synonymes de désillusions. Absence de contact humain, pression de la hiérarchie et tâches répétitives peuvent rythmer le quotidien du jeune recruteur qui n’a pas atterri dans la bonne entreprise. Les cabinets de recrutements fleurissent au Luxembourg. Le répertoire des entreprises luxembourgeoises du Statec en recensait plus de quatre-vingt au début de l’année 2017 sous la catégorie «activités des agences de placement de main d’œuvre». A savoir que, ce recensement ne tient pas compte des cabinets de consulting qui disposent aussi d’une cellule recrutement.

«De nos jours, bon nombre de cabinets ne se limitent plus au recrutement. Ils diversifient tous leurs activités» confie un cadre de HRone.lu, une plateforme d’information qui réunit les acteurs du marché et organise des événements liés aux tendances et aux évolutions du secteur.

A la quête du modèle le plus juteux

Sur le réseau social professionnel LinkedIn, les annonces des recruteurs inondent les fils d’actualité. Toute la journée, ils traquent les profils, qu’ils soient disponibles ou en poste, et passent des dizaines d’appels téléphoniques afin de dénicher le candidat qui correspondrait aux besoins des clients, dans différents domaines de compétence.

L’entreprise était très orientée résultat et les objectifs étaient excessivement hauts, voire intenables. À tel point qu’il n’y avait aucune frontière entre la vie professionnelle et la vie privée.“

L’IT et le secteur financier sont les plus dynamiques. Selon une spécialiste des ressources humaines implantée à Luxembourg, le conseiller en recrutement junior est le parent pauvre des ressources humaines. «Ce sont un peu les petites mains. Leur journée de travail est très stéréotypée. Ils sont chargés du sourcing de profils et de la mise à jour des bases de données. C’est parfois un peu ingrat au début», explique le spécialiste qui préfère garder l’anonymat.

Mais c’est un passage obligé avant de prétendre à des postes plus prestigieux de team leader ou de directeur des ressources humaines. À la différence des agences de travail interim, les cabinets de recrutement sont actifs sur des profils qualifiés, et souvent sur des postes spécifiques. Les clients les chargent de trouver des candidats pour leurs postes vacants. En échange, une prestation est payée souvent en plusieurs échéances correspondant aux étapes du processus de recrutement. Mais pas exclusivement. Cela varie en fonction du modèle économique du cabinet.

Des commissions faramineuses

Au Luxembourg, il existe deux modèles. Dans le meilleur des mondes, le client et le cabinet nouent des accords d’exclusivité. Dans ce cas de figure, une entreprise confiera toujours au même cabinet de recrutement sa recherche de candidats. Mais une société est aussi en droit de confier la recherche de profils à plusieurs cabinets. C’est là que commence une course effrénée entre les cabinets. C’est souvent au premier recruteur qui enverra les candidats au client. Si le candidat est embauché, le cabinet est rétribué.

C’est de là que proviennent les commissions parfois faramineuses qui sont empochées par les recruteurs qui ont « placé » un candidat. Dans le jargon, on dit qu’ils ont fait un «deal». Parfois, le management conduit à une course aux commissions, souvent entre collègues. Un bon moyen pour la hiérarchie de stimuler ses consultants et surtout d’enclencher des recherches actives qui pourraient déboucher sur des placements.

Des pratiques peu décentes

En l’absence de législation et sur un marché ultra-concurrentiel, les méthodes de travail sont très variables d’une société à l’autre et certains acteurs dénoncent les pratiques peu décentes de certains confrères.

«En principe, il doit y avoir une vraie relation, un accompagnement du candidat. C’est un travail de longue haleine et c’est ce qui caractérise les bons cabinets», explique le directeur d’un cabinet d’une dizaine d’employés. «Malheureusement ce n’est pas le cas de tout le monde mais ces modèles ne s’inscrivent pas dans la durée», regrette-t-il.

«Une concurrence malsaine»

Certains on fait l’expérience de ces pratiques dénoncées où la valeur humaine est un peu bafouée. C’est le cas de Julien P.* Début 2017, il décroche son premier job dans un cabinet de recrutement de Luxembourg. Il ne le sait pas encore, mais l’entreprise qu’il vient d’intégrer n’a pas bonne presse dans le milieu. L’ambiance de travail et la pression y génèrent un turnover important. Julien ne fera pas figure d’exception. Il quittera son poste trois mois plus tard.

«L’entreprise était très orientée résultat et les objectifs étaient excessivement hauts, voire intenables. À tel point qu’il n’y avait aucune frontière entre la vie professionnelle et la vie privée. De plus, l’ambiance était exécrable et le management créait une concurrence interne très malsaine» déplore-t-il.

On travaille avec l’humain et certains cabinets ont tendance à l’oublier!“

Dans ce même cabinet, aucun entretien n’est réalisé physiquement avec les candidats. Tout se passe au téléphone et souvent en un temps record. Interrogé par REPORTER, un manager de l’entreprise évoque la volonté de gagner du temps. C’est tout le contraire du processus traditionnel où le consultant en recrutement, après avoir contacté par téléphone un candidat qu’il a ciblé, le rencontre physiquement avant qu’il ne soit présenté au client.

100 appels par jour

Une autre spécificité de ce cabinet de recrutement concerne les objectifs donnés aux employés. Certains anciens recruteurs passés par l’entreprise affirment qu’ils devaient passer une centaine d’appels par jour, dans l’espoir de trouver des candidats à présenter. Sur une journée de huit heures de travail, cela correspondrait environ à un appel toutes les cinq minutes. Un rythme d’usine.

Comment assurer aux postulants un suivi rigoureux de leur candidature avec une telle pression du chiffre? «On travaille avec l’humain et certains cabinets ont tendance à l’oublier!» constate encore une spécialiste d’un jobboard actif à Luxembourg-ville. Parmi les méthodes évoquées, entre autres, des CV envoyés aux clients sans le consentement du candidat, une pratique contraire à l’éthique et qui met en lumière les dérives qui écornent l’image de la profession et font passer la valeur humaine au second plan.

Faut-il un gendarme de la profession?

Dès lors, comment lutter contre les dérives d’un marché qui n’est pas régulé et dont les acteurs sont toujours plus nombreux au Luxembourg? Nous avons obtenu des éléments de réponses de la part de la «Fédération Recruitment, Search and Selection» (FR2S). Calquée sur des modèles étrangers déjà existants, cette structure créée au début de l’année 2016 par les professionnels du secteur a la volonté est de définir des standards de qualité de la profession. Une manière de redorer le blason d’une profession parfois décriée pour les méthodes peu scrupuleuses de certains acteurs.

Co-présidée depuis février par Gwladys Costant et Nathalie Delebois, l’association a élaboré une charte de déontologie destinée à garantir un haut niveau de qualité de service et montrer la volonté des professionnels du secteur de respecter confrères, clients et candidats. Pour l’heure, la FR2S compte une vingtaine de membres signataires mais elle souhaite se développer. «L’idée, ce n’est pas d’être un gendarme de la profession mais bien de donner des repères au marché. Au-delà d’une charte de déontologie, nous avons pour projet de créer un label qui permettraient à des cabinets respectueux de l’éthique d’être certifiés», explique Nathalie Delebois, directrice de DO Recruitment Advisors et co-présidente de la FR2S.

Les membres de la FR2S sont sélectionnés selon des critères précis fondés sur le respect des bonnes pratiques ainsi que le niveau de formation des collaborateurs. Car en l’absence de régulation, tout le monde et surtout n’importe qui peut s’improviser recruteur et se lancer dans l’industrie. Et si l’éthique est évoquée par la FR2S, c’est parce que des manquements nuisant à la profession sont souvent constatés. La fédération professionnelle vient de signer cette semaine une convention de coopération avec l’ADEM. À défaut de pouvoir réglementer la profession, c’est une étape de plus qui va être franchie vers une professionnalisation et une harmonisation du secteur. Et malgré tout, le marché du recrutement a encore de beaux jours devant lui.


* Le nom a été modifié par la rédaction.