Le litige opposant des victimes et familles de victimes des attentats du 9/11 aux autorités iraniennes a fait trembler l’une des plus grandes institutions financières de la Place. La justice luxembourgeoise vient toutefois de confirmer le statut de forteresse imprenable de Clearstream et l’impossibilité d’y saisir des fonds.

Pour les 102 victimes et familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001, Clearstream restera une «boîte noire» de la finance. La centrale internationale de règlement et livraison de titres, obligations, actions et fonds d’investissement a vu son inviolabilité, ancrée dans une loi de 2009, confirmée le 1er avril par la justice luxembourgeoise.

Les fonds traités par trilliards d’euros ne font qu’y transiter dans le cadre des échanges interbancaires, sans pouvoir être saisis. Sans que les juges puissent se pencher sur le fonctionnement de la société de clearing ni vérifier comment y ont été gérés des fonds appartenant à la Banque centrale iranienne et rapatriés en douce des Etats-Unis vers Luxembourg pour éviter leur saisie. Et probablement sans que ces fonds  puissent servir à indemniser les victimes.

7 milliards d’indemnités

Le litige empoisonne l’existence de Clearstream depuis plus de dix ans et perturbe les relations diplomatiques entre le Luxembourg et les Etats-Unis: la Banque centrale iranienne (Banque Markazi) est considérée par les autorités américaines comme l’un des organismes iraniens ayant fourni un soutien financier aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. A ce titre, un tribunal de New York l’a condamnée en 2012 à indemniser les victimes, lesquelles se sont tournées en janvier 2016 vers la justice luxembourgeoise pour faire exécuter quatre jugements. Le montant total des indemnités porte sur 7 milliards de dollars.

A Luxembourg, l’enjeu porte essentiellement sur la récupération de 1,6 milliard de dollars identifiés chez Clearstream. C’est un minimum, car il existe d’autres comptes et d’autres montants liés à l’Iran, mais pour lesquels il n’y a pas d’informations.

L’Iran n’a jamais reconnu une quelconque responsabilité dans les attentats terroristes du 11 septembre 2001.

Le 5 janvier 2016, Freddy Mersch, vice-président du Tribunal rend une ordonnance qui autorise la saisie-arrêt sur les avoirs appartenant à l’Iran détenus par Clearstream. A l’époque, les fonds iraniens faisaient l’objet de sanctions internationales et étaient gelés.

La Banque Markazi conteste la saisie et en juin 2016 fait assigner les victimes en référé au motif de l’illégalité de la saisie. Avec l’appui de Clearstream, partie prenante dans la procédure, les Iraniens argumentent que la loi luxembourgeoise modifiée du 10 novembre 2009 sur les services de paiement interdit expressément toute mesure de blocage dans le système Clearstream. Ils demandent donc la mainlevée de la saisie.

Trouble illicite à l’ordre public

En mars 2017, la juge des référés estime la demande irrecevable. Markazi fait appel de la décision. Après trois ans de procédure, l’arrêt de la Cour d’Appel siégeant en matière de référé tombe le 1 avril 2020. Les magistrats prennent un virage à 180 degrés: les «comptes-règlements» chez Clearstream sont insaisissables. «La saisie-arrêt constitue donc un trouble manifestement illicite» à l’ordre public qu’il convient de faire cesser, estiment-ils.

François Moyse, l’avocat des 102 victimes et familles de victimes confirme à REPORTER leur intention de saisir la Cour de Cassation.

Les fonds iraniens ne sont donc pas prêts à quitter les comptes de Clearstream au Luxembourg.

Pour autant, le débat de fond sur les circonstances dans lesquelles l’argent de Markazi est arrivé à Luxembourg, alors qu’il était censé être gelé au titre des sanctions internationales contre la République islamique n’a été qu’effleuré.

Clearstream a aidé la Banque centrale iranienne à cacher des millions de dollars en actifs financiers au détriment des victimes d’un des actes terroristes les plus spectaculaires et les plus odieux de l’histoire de l’humanité»François Moyse, avocat des victimes du 9/11

Il n’y a pas eu davantage de véritable discussion sur la portée de la loi de 2009 sur le système de paiement qui pose en interdiction absolue toute mesure de blocage dans le système Clearstream. Cette insaisissabilité est une singularité que le Luxembourg partage avec la Belgique au sein de l’Union européenne. Elle n’existe ni en France, ni en Allemagne, ni aux Pays-Bas.

Les juges de la Cour d’Appel siégeant en matière de référé ont considéré la législation de 2009 suffisamment claire pour lever la saisie. Ils ont aussi jugé qu’un arbitrage de la Cour de Justice de l’UE, pourtant réclamé par les victimes et familles des victimes du 9/11, était superfétatoire.

Collusion frauduleuse

Les conditions du transfert des fonds iraniens, initialement déposés à Clearstream New-York, vers la maison mère luxembourgeoise ont été évoquées par François Moyse lors de la procédure. L’avocat n’a pas hésité à parler de «collusion frauduleuse, avant même l’audience du procès aux Etats-Unis, entre la Banque Markazi, la Banque UBAE (banque aux capitaux libyens établie en Italie, ndlr) et Clearstream dans le seul et unique but d’empêcher les victimes et leurs familles d’exécuter les jugements et d’obtenir réparation de leurs immenses préjudices».

«Clearstream a aidé la Banque centrale iranienne à cacher des millions de dollars en actifs financiers au détriment des victimes d’un des actes terroristes les plus spectaculaires et les plus odieux de l’histoire de l’humanité», a fait valoir l’avocat.

Interdiction absolue de saisie

Aux Etats-Unis, Clearstream est au cœur d’une enquête initiée fin 2007 par l’Office des actifs financiers étrangers du Trésor américain (OFAC) pour violation des sanctions. La firme de compensation a été condamnée au civil à payer une amende de 152 millions d’euros dans le cadre de ses relations financières avec Markazi. Une enquête pénale est toujours en cours notamment pour violation de la loi sur le blanchiment et de l’embargo sur l’Iran.

Clearstream administrait depuis son agence à New-York une série d’avoirs de la Banque Markazi, notamment d’obligations de la JP Morgan. La firme luxembourgeoise est accusée d’avoir menti à l’OFAC en assurant avoir cessé ses relations d’affaires avec Téhéran. Or, des transferts ont toutefois été effectués en dehors des Etats-Unis auprès d’UBAE, banque ayant appartenu au Colonel Kadhafi, pour contourner l’embargo américain et dissimuler l’identité de la Banque centrale d’Iran.

Les conditions dans lesquelles les fonds ont atterri sur des comptes bloqués de Clearstream au Luxembourg ont encore une part de mystère. Il s’agirait de 6 milliards de dollars. C’est surtout la nature des comptes auprès de la firme de compensation qui questionne.

L’avocat Moyse considère que les actifs iraniens détenus à Luxembourg n’ont pas pu rentrer «dans le système» Clearstream du fait des mesures de gel édictées par l’UE entre 2006 et 2016. Il estime de ce fait que ces fonds n’appartiennent pas à la catégorie des «comptes-règlements», insaisissables au titre de la loi de 2009. Ce dispositif luxembourgeois serait par ailleurs une transposition assez fantaisiste d’une directive européenne de 1998 sur les systèmes de paiement. Il témoignerait de la volonté du législateur de l’époque de réserver un traitement privilégié à la firme de compensation, objet de fierté nationale. Ce traitement, serait selon lui à la limite du droit.

La loi de 2009 interdit, sans aucune exception, toute saisie sur les comptes opérés par Clearstream S.A.»Philippe-Emmanuel Partsch, avocat

Les avocats de Clearstream ont reconnu que des comptes iraniens ont fait l’objet d’un traitement spécial dans son système, mais qu’il s’agissait d’une mesure purement technique pour éviter des manipulations malencontreuses d’employés risquant de relâcher les fonds iraniens dans la nature. L’argumentation a beaucoup surpris pour une entreprise multinationale gérant des millions de transactions par jour.

En mars 2017, la juge des référés fut, elle aussi, étonnée du traitement particulier réservé aux comptes iraniens. Elle n’excluait pas l’hypothèse qu’en raison du gel européen sur l’Iran, les fonds litigieux aient été «sortis du système», échappant ainsi à l’interdiction de saisie. Toutefois, elle considérait que la réponse demandait «une analyse détaillée du fonctionnement du système Clearstream, laquelle dépassait largement les pouvoirs du juge de référé». Selon la magistrate, il appartenait plutot au juge de fond de trancher cette question.

La doctrine Paul Mousel et Franz Fayot

Les juges de référés de la Cour d’Appel n’ont pas eu la même approche ni la même prudence. Ils ont estimé qu’il n’y avait pas à tergiverser sur la nature des comptes détenus chez Clearstream qui ne pouvaient pas être saisis, mis sous séquestre ou bloqués en vertu de l’article 111 (5) de la loi modifiée du 10 novembre 2009. «Cette insaisissabilité est d’un caractère absolu et général, aucune exception n’étant prévue», souligne l’arrêt qui s’est notamment appuyé sur la doctrine livrée par les avocats Paul Mousel et Franz Fayot – ce dernier est devenu dans l’intervalle ministre de l’Economie – dans une revue de droit bancaire.

La règle de l’insaisissabilité a été mise en place, d’après un document parlementaire de l’époque, pour ne pas «compromettre le bon fonctionnement des systèmes agréés au Luxembourg» et «éviter que des opérations de politique monétaire des banques centrales ne soient bloquées».

La loi luxembourgeoise de 2009, en «bunkérisant» ainsi Clearstream et en la mettant à l’abri des saisies intempestives, en-a-t-elle fait un peu trop, au mépris du droit de l’Union européenne?

Appelées en renfort, deux sommités du droit financier en Europe, Philippe Emmanuel Partsch (étude Arendt & Medernach) pour le compte de Markazi et Robert Wtterwulghe, pour la partie de François Moyse, ont livré chacun leur point de vue pour dire si oui ou non le dispositif luxembourgeois rentrait dans les clous de la directive européenne. Leurs positions respectives sont à l’opposé.

Privilège exorbitant

Pour le professeur Partsch, «la loi de 2009 interdit, sans aucune exception, toute saisie sur les comptes opérés par Clearstream S.A.». Son contradicteur, le Professeur Wtterwulghe relativise l’interdiction absolue. Il voit dans l’interprétation de la loi luxembourgeoise «une contradiction absolue avec la finalité et la portée de la directive de 1998 (…) mais aussi avec le droit primaire du droit de l’Union européenne et à la Charte des droits fondamentaux de l’Union».

«L’opérateur de système luxembourgeois bénéficierait d’un régime privilégié d’interdiction absolue de saisie de ses comptes. Elle conduit à créer en faveur de Clearstream une discrimination indirecte puisqu’elle lui octroie une insaisissabilité formelle de tous les comptes ouverts auprès d’elle», écrit-il dans son avis juridique que REPORTER s’est procuré. Il y voit aussi «un privilège exorbitant par rapport au droit commun en matière de saisie». «Le refus de saisie des autorités judiciaires luxembourgeoises aurait pour effet de rendre illusoires les décisions judiciaires définitives américaines prononcées en faveur des parties demanderesse à la cause», écrit-il.

La Cour d’Appel est restée sourde à ses arguments. Elle a également rejeté la demande d’arbitrage de la Cour de Justice européenne sur la compatibilité du statut de forteresse imprenable de Clearstream avec le droit communautaire.

«Nous irons jusqu’à Strasbourg, devant la Cour européenne des droits de l’homme s’il le faut», fait valoir Me François Moyse, déplorant le fait qu’un juge de référé ait ainsi fermé la porte à tous les débats.

L’Iran veut récupérer son argent

Après l’arrêt de la Cour d’Appel du 1 avril 2020, les autorités iraniennes ont jubilé: dans une dépêche de l’AFP du 12 avril relayée par les médias occidentaux, son président Hassan Rohani se vante d’avoir réussi à «libérer l’argent» bloqué à Luxembourg. Il parle trop vite. Leurs démarches pour récupérer les fonds se heurtent à un refus d’un autre juge luxembourgeois qui invoque une loi américaine interdisant à Clearstream le déblocage des fonds iraniens, sous peine d’une astreinte de 1 million d’euros par jour en cas de violation. En parallèle, le 7 avril dernier Clearstream, qui avait montré jusqu’alors un semblant de neutralité dans la procédure alors que la firme avait quelques années plus tôt contribué à la relocalisation des fonds iraniens vers le Grand-Duché, sollicite à son tour l’autorisation des juges pour transférer à nouveau l’argent bloqué aux Etats-Unis. Le lendemain 8 avril, le président du Tribunal rend une ordonnance rejetant la demande unilatérale de la centrale de compensation au motif que cette procédure requérait un débat contradictoire qui n’avait pas eu lieu.