Des pharmaciens sont dans le viseur de l’administration fiscale et de la justice pour un système de fraudes massives. Les contrôles des officines ont levé le voile sur des pratiques illégales comme les sorties de cash non comptabilisées ou l’utilisation d’un logiciel douteux.
En 6 mois, quatre pharmaciens au moins sont passés aux aveux. Les pharmaciens épinglés ont plaidé coupable de fraude fiscale aggravée et négocié des accords avec le procureur d’Etat pour échapper à un déballage public de leurs transgressions. D’autres affaires similaires, qui jettent une ombre sur la profession, sont toujours en cours devant la justice.
Une vingtaine de cas de redressements pour de la TVA due ont été initiés. Le nombre de redressements effectués pour récupérer les impôts directs éludés (impôt sur le revenu et impôt commercial communal) n’est pas connu, ni les montants de la fraude, le secret fiscal ne permettant pas de faire l’inventaire des contrôles de l’Administration des contributions directes.
Le mode opératoire pour éluder l’impôt dans les officines luxembourgeoises s’est appuyé sur un système de remises et de gratuité de médicaments consentis par le principal grossiste pharmaceutique du pays. Ces agissements ont été rendus possibles avec l’aide de comptables peu regardants et de systèmes informatiques à la fiabilité discutable.
«Action Pharmacies»
La fraude a été mise au jour entre 2016 et 2017, après des contrôles de TVA d’envergure effectués par l’Administration de l’enregistrement, des domaines et de la TVA (AED). Baptisée «Action Pharmacies», l’opération a mis en lumière «une fraude fiscale importante dans le secteur pharmaceutique», selon la formulation prudente de l’Enregistrement. Dans le cadre de la coopération inter-administrative, les agents des services anti-fraude de l’AED ont passé le relais à leurs collègues de l’Administration des contributions directes (ACD), qui ont transmis les dossiers les plus problématiques aux Parquets de Luxembourg et de Diekirch.
«Je ne connais pas un pharmacien qui n’a pas eu un contrôle fiscal», affirme dans un entretien à Reporter.lu, Antoine Seck, directeur général de Comptoir Pharmaceutique luxembourgeois (CPL), un des principaux fournisseurs de médicaments du Grand-Duché. La firme a été elle-même au cœur de contrôles fiscaux de l’Enregistrement et des Contributions. Antoine Seck assure ne rien craindre des suites de ces contrôles, notamment en matière de TVA. «L’affaire est clôturée. On nous a taxés et on a dû nous rembourser», assure-t-il. Le redressement de l’Enregistrement a porté sur un montant de 350.000 euros pour les années 2013 à 2016, admet le dirigeant de CPL.
Erreurs d’écriture à 6 chiffres
La réalité serait toutefois un peu différente de celle qu’il dépeint. Le dossier ne serait pas tout à fait enterré, selon les informations de Reporter.lu.
Lors de leur contrôle chez CPL, les agents des impôts se sont emparés d’un listing du détail des fournitures du grossiste vers les pharmacies entre 2014 et 2017. Ils ont comparé ces données avec les déclarations fiscales des pharmaciens et les chiffres des relevés de caisse des officines. Les différences étaient parfois monstrueuses, atteignant les six chiffres pour une seule année.
J’ai fait confiance à mon comptable. Les réductions de valeur des stocks ont toujours été présentées comme quelque chose de normal. Je n’ai jamais imaginé qu’il y avait un système derrière. »Une pharmacienne
Le fisc s’est surtout intéressé au mécanisme d’escomptes, de notes de crédit et de distribution gratuite de médicaments aux pharmaciens et à leur comptabilisation de ces articles. Beaucoup de produits auraient été vendus au noir et les revenus encaissés en cash et placés sur des comptes privés. Les enquêtes ont montré que certains pharmaciens avaient ouvert des comptes en Suisse. D’autres, moins prudents, avaient alimenté leur compte épargne au Luxembourg.
Une fiduciaire dans la tourmente
Les services anti-fraude se sont également penchés sur les pratiques de valorisation des stocks d’une fiduciaire spécialisée dans la comptabilité des pharmacies, Fiduphar, co-fondée en 2004 par Antoine Seck et l’ancien ministre de l’Economie Henri Grethen (DP). Ce dernier fut aussi actionnaire de CPL avant son rachat par une coopérative allemande de pharmaciens, le groupe Noweda.
«Fiduphar n’a rien à voir avec CPL», assure Antoine Seck. A bientôt 70 ans, il va céder fin juin son siège de directeur général de CPL qu’il occupe depuis 1991 pour reprendre en main la fiduciaire dont il est un des principaux actionnaires.
Fiduphar est dans la tourmente depuis près d’un an. Son ancien dirigeant, décédé fin 2020, est accusé par des clients d’avoir arbitrairement passé des lignes comptables sous forme de notes de crédit et réalisé des réductions de valeur forfaitaire du stock de 10% pour réduire la base imposable de ses clients. La fiduciaire a établi des déclarations fiscales sur la base de ces données qui ne retraçaient pas tous les flux de caisse documentés par le logiciel de gestion des officines, et donc leur chiffre d’affaires réel. Sur un seul exercice, les différences ont atteint les six chiffres. Si certains clients ont été consentants, d’autres affirment avoir été abusés.

L’ACD a épinglé ces pratiques inappropriées de dévaluation forfaitaire des stocks. Des redressements ont été effectués auprès des pharmaciens. Certains ont payé les suppléments d’impôts, sans discussion. D’autres ont contesté les rectifications et reprochent à la fiduciaire d’avoir tenu une comptabilité erronée en minorant de façon systématique leur chiffre d’affaires à leur insu. «J’ai fait confiance à mon comptable. Les réductions de valeur des stocks ont toujours été présentées comme quelque chose de normal. Je n’ai jamais imaginé qu’il y avait un système derrière», explique à Reporter.lu une pharmacienne sous couvert d’anonymat. «Nous ne sommes pas des gens sales», renchérit une autre victime.
Antoine Seck rejette catégoriquement les assertions de tromperie, expliquant que Fiduphar n’a fait que traiter les informations reçues de ses clients: «Ce qu’ont fait les pharmaciens ne nous regarde pas», assure-il. Des pharmaciens pourraient toutefois ne pas en rester là et demander des comptes à leurs comptables et engager leur responsabilité. «Aucun client et aucun acte de pharmacien n’est de nature à justifier l’émission de notes de crédit aussi importantes», indique l’avocat d’un pharmacien qui se dit prêt à engager des poursuites à l’encontre de la fiduciaire.
Sur le plan judiciaire précisément, l’«Action Pharmacies» de l’AED et ses prolongements avec les investigations de l’ACD ont rebondi devant les juges correctionnels. Reporter.lu a pris connaissance de quatre cas récents.
Des pharmaciens passent à table
Le 22 octobre dernier, une ex-pharmacienne de Junglinster a plaidé coupable de fraude fiscale et a été condamnée à une amende de 60.000 euros aux termes d’une négociation entre le procureur d’Etat et son avocat. Selon le jugement sur accord que Reporter.lu a consulté, le montant de l’impôt éludé entre 2009 et 2015 s’élevait à plus de 560.000 euros. Après deux contrôles sur place en 2016, les services anti-fraude de l’Enregistrement ont constaté que la prévenue ne déclarait pas les ventes de produits gratuits fournis par CPL, ni d’ailleurs les notes de crédit de son fournisseur.
Il n’y a pas de tenue de livre de caisse conforme de sorte que si le pharmacien a retiré illicitement de l’argent en liquide, ce prélèvement n’apparait pas en comptabilité et la contrepartie, en l’occurrence des recettes, est ainsi fraudée. »Jugement sur accord du 22 octobre 2020
L’enquête a montré que le grossiste luxembourgeois établissait deux relevés: l’un documentant les montants des achats du mois précédent qui mentionnait explicitement la note de crédit ainsi que le montant des marchandises gratuites. Le second relevé reprenait les factures et notes de crédit du mois concerné (y compris les notes de crédit relatives aux bonifications accordées), sans qu’y figurent les marchandises livrées à titre gratuit.
La pharmacie s’appuyait sur cette facture incomplète pour régler ses achats. Son comptable se basait lui aussi sur cette facture tronquée pour comptabiliser les achats de marchandises. «La comptabilisation est basée sur des flux au niveau des comptes bancaires (versement bancaires et paiements électroniques). Il n’y a pas de tenue de livre de caisse conforme de sorte que si le pharmacien a retiré illicitement de l’argent en liquide, ce prélèvement n’apparait pas en comptabilité et la contrepartie, en l’occurrence des recettes, est ainsi fraudée», signale un rapport de l’ACD annexé au jugement.
Une touche «delete» pour des lignes comptables
Le 4 février dernier, le tribunal correctionnel a tranché un second cas de fraude fiscale aggravée opérée par un pharmacien de Larochette. L’homme a reconnu avoir falsifié les relevés journaliers de sa caisse – notamment les ‘primes’ et articles gratuits livrés par CPL – avant de les remettre à sa fiduciaire pour comptabilisation. L’argent noir allait sur un compte d’épargne privé à Luxembourg. Il a été condamné à 30.000 euros d’amende pour une fraude portant sur 275.000 euros entre 2010 et 2016. La peine d’amende minimum pour ce type d’infraction est fixée à 25.000 euros.

La sanction a tenu compte de ses révélations aux enquêteurs. Les aveux du repenti ont levé le voile sur un système de gestion informatique des caisses défaillant qu’il n’était, dit-il, pas le seul pharmacien à utiliser. Le service de révision de l’ACD, lui aussi annexé au jugement, mentionne en effet «l’utilisation du module ‘DELTA_D’ qui fait partie intégrante du système de gestion Sabco sur demande du client pour falsifier les relevés journaliers de la caisse qui sont remis à la fiduciaire pour comptabilisation». Selon le témoignage d’un proche du dossier, les agents du fisc se sont montrés intrigués par un logiciel de gestion permettant des manoeuvres d’effacement de lignes comptables.
«Il a été incité à prélever les primes par ses confrères parce que tout le monde le faisait», résument les agents des contributions. «On l’avait incité à ouvrir un compte bancaire en Suisse» ajoute le rapport. Toutefois, les confessions du pharmacien ont eu des limites. Ainsi, il ne s’est pas souvenu du nom des personnes l’ayant encouragé à tricher et à manipuler sa trésorerie: «On lui avait expliqué qu’il ne pouvait prélever que le chiffre d’affaires sur marchandises gratuites et sur les remises afin que les montants n’attirent pas l’attention. Il ne se souvient plus avec qui il a eu cette conversation», lit-on dans le jugement de février.
Dossiers transmis au ministère de la Santé
Hasard ou non du calendrier judiciaire, le 20 mai dernier, les tribunaux de Diekirch et de Luxembourg ont condamné deux autres pharmaciens, l’un exerçant à Niederanven et l’autre à Kayl, prévenus eux aussi de fraude fiscale aggravée. Les ingrédients des affaires, leur mode opératoire et leurs protagonistes sont identiques aux cas précédents: retraits d’argent liquide illicite, comptabilité falsifiée et livraison gratuite de médicaments par CPL.
Dans l’un des cas, ce sont plus de 2 millions d’euros de ventes qui n’ont pas été déclarées pour un montant d’impôt éludé de 820.000 euros. Le prévenu a accepté le principe d’une amende de 130.000 euros. Dans l’autre affaire, la fraude s’étendait sur les exercices 2012 à 2016. L’exploitante de la concession s’est vu infliger une amende correctionnelle de 10.000 euros.
Les quatre prévenus s’en tirent plutôt à bon compte. La sanction aurait pu être plus lourde, car la loi du 23 décembre 2016 sur la fraude fiscale aggravée prévoit une peine de prison d’un mois à trois ans et une amende pouvant aller jusqu’à six fois le montant des impôts éludés.
La question est de savoir si leurs condamnations pénales auront un impact sur le maintien, par le ministère de la Santé, de leur concession de pharmacie qui exige une honorabilité sans faille pour une mission d’intérêt public, les pharmaciens n’étant pas de simples vendeurs de médicaments.
Interrogé sur les suites qu’il entendait donner aux condamnations pénales, le collège médical, qui fait office de conseil de l’ordre pour les médecins et les pharmaciens, assure que les dossiers de condamnation pénale qui lui ont été transmis par le Parquet, ne donneront pas lieu à des mesures disciplinaires, parce que ce sont des jugements sur accord. Les jugements seront en revanche transmis au ministère de la Santé pour une inscription dans le registre professionnel que tiennent les services de la ministre Paulette Lenert.
Le Syndicat des pharmaciens n’a pas souhaité commenter l’affaire.