Pendant 20 ans, un groupe basé au Luxembourg a permis à des consultants informatiques de toucher une grande partie de leur rémunération au noir. Le procès des initiateurs de ce réseau d’escroquerie fiscale présumée s’est achevé cette semaine. La fraude a porté sur 82 millions d’euros.
Le docteur en informatique et cerveau d’une gigantesque affaire d’escroquerie fiscale qui l’a conduit devant un tribunal correctionnel luxembourgeois est aux abonnés absents. Son avocat Benoît Entringer avait déposé son mandat peu avant l’audience.
Son complice présumé a également fait défaut à la barre. A l’ouverture du procès, son avocat Me Rosario Grasso expliqua aux juges que son client, ressortissant d’Afrique du Sud, n’avait pas les moyens de se payer un billet d’avion jusqu’à Luxembourg. «L’argument de l’indigence dans un dossier d’escroquerie fiscale me paraît douteux», lui répondit Guy Breistroff, premier substitut du procureur d’Etat.
Entre 40 et 90% des salaires au noir
Seules deux femmes se présentèrent à la barre. Ce sont des «femmes de paille» qui risquent aujourd’hui des années de prison pour avoir prêté leur concours à des pratiques frauduleuses présumées. Elles ont occupé des postes de dirigeants au sein du Groupe Connexion, firme de portage salarial, qui, depuis son siège à Ellange, avait monté une véritable usine à gaz pour éluder les impôts. Le système frauduleux au départ de Luxembourg est passé par des sociétés offshore à l’Ile Maurice, en Irlande et en Afrique du Sud.
Le mécanisme de ‘split salarial’ a permis aux consultants de retirer de façon discrète et sans contrepartie de l’argent en espèces, à l’insu de l’administration fiscale»Guy Breistroff, substitut
Le périmètre d’action de Connexion était l’Europe où le groupe à son apogée et à travers ses différentes filiales a fait travailler jusqu’à 700 consultants. Ses activités consistaient à mettre à disposition des entreprises des consultants informatiques pour des missions ponctuelles. Ses clients étaient des institutions européennes, des multinationales et des institutions financières, de la SES à BGL BNP Paribas en passant par Clearstream ou JP Morgan. La plupart de ces entreprises étaient dans l’ignorance des agissements illégaux de leur prestataire.
Pendant 20 ans, des centaines de consultants informatiques, recrutés par Connexion et ses filiales, ont touché une grande partie de leurs salaires sans passer par la case «impôts». La part «occulte» de leur rémunération pouvait atteindre entre 40 et 90%, selon la nature des contrats de «portage» proposés. Leur rémunération parallèle et défiscalisée transitait par des comptes offshores, des fausses factures ou par des cartes Visa prépayées, émises par des banques luxembourgeoise et mauricienne. «Le mécanisme de ‘split salarial’ a permis aux consultants de retirer de façon discrète et sans contrepartie de l’argent en espèces, à l’insu de l’administration fiscale», a assuré le substitut du procureur dans son réquisitoire.
98 consultants redressés par le fisc
Entre janvier 2009 et janvier 2014, année où les ennuis judiciaires ont commencé, les diverses sociétés du groupe Connexion ont encaissé un montant de 209 millions d’euros de leurs clients finaux pour les missions des consultants en Europe, selon les documents de l’accusation que REPORTER a pu consulter. Sur ce montant, 82,645 millions, soit 42%, ont été versés au noir. Rien qu’au Luxembourg, les prestations du groupe se sont élevées à 50,988 millions d’euros. Sur ce montant, la part non déclarée auprès de l’Administration des contributions directes a été de 21,127 millions d’euros.
Le fisc luxembourgeois, partie civile dans ce procès (l’ACD réclame 25.000 euros de dommages et intérêts), a récupéré une grande partie de ce montant en procédant à des redressements d’impôts des consultants. 98 personnes, soit la totalité des faux salariés, ont été contrôlées et ont dû payer des suppléments d’impôt sur la partie qui avait échappé à l’ACD. Il n’y a pas eu trop de contestation. L’unique consultant qui s’était montré initialement récalcitrant à se mettre en conformité avec la loi sur les impôts s’est vu assigner devant un tribunal correctionnel pour escroquerie fiscale. Son affaire s’est soldée par un jugement sur accord et au final le paiement de ses impôts éludés.
Les criminels étaient bien entourés par la Place financière»Guy Breistroff
L’objectif du système était de rendre les rémunérations attractives pour attirer les spécialistes IT. Ces pratiques n’avaient rien de marginal au Luxembourg en quête désespérée d’informaticiens pour accompagner la transition des systèmes informatiques des grandes entreprises du pays, du passage à l’euro à l’implémentation des règles anti-blanchiment.
D’autres sociétés de portage salarial du Luxembourg ont pratiqué ce double système, officiel et inofficiel, de rémunération des consultants, comme le signalait en 2015 une enquête de Paperjam. «Le système était institutionnalisé et il s’est étalé sur deux décennies», confiait au magazine l’avocat d’une consultante ayant eu recours au portage salarial.
Mentions spéciales pour les banques
Le discret procès des quatre dirigeants de Connexion, prévenus d’escroquerie fiscale, de faux et de blanchiment, a montré la tolérance dont le groupe a bénéficié de la part de ses banquiers au Luxembourg. Dans son sévère réquisitoire, le substitut Guy Breistroff a fait état d’échanges de courriels et de documents entre les dirigeants, les banques et leur cabinet d’avocats, l’étude EHP.
Il a délivré des «mentions spéciales» à ING Luxembourg et à BGL BNP Paribas «qui avaient connaissance de la mise en place de l’illicéité de ce système». «Je délivrerais même une mention très spéciale à la banque ING qui a émis 50 cartes de débit par compte offshore», a-t-il déclaré. «Les criminels étaient bien entourés par la Place financière», a-t-il ajouté.
Les établissements financiers n’ont pas été inquiétés.
L’affaire Connexion a démarré à Luxembourg en juin 2013 à la suite d’une demande d’entraide judiciaire internationale du juge d’instruction belge Michel Claise. Les enquêteurs belges s’intéressaient à la société luxembourgeoise qui avait conclu des contrats de «split salarial» avec 288 consultants informatiques, imposables en Belgique. Rien qu’en 2008, le juge avait évalué le préjudice à 11 millions d’euros pour le fisc belge. La perquisition a été effectuée au siège de Connexion les 5 et 6 mai 2014, soit presque un an après la demande de la Belgique.
5 ans de prison requis
Ce fut le point de départ d’une enquête luxembourgeoise qui fut révélée par le Land. Une seconde perquisition est intervenue en août 2014. Le prévenu principal, Hugo Jankowitz, qui se trouvait au siège à Ellange, s’est affolé et a tenté de prendre la fuite à l’arrivée des policiers, avec son ordinateur portable. Il est parvenu à s’échapper, mais la police lui a saisi son ordinateur portable qui parlera. On ne l’a plus revu au Luxembourg depuis lors.
Le grand nombre d’employés, 98, représente un énorme passif en matière de droit du travail»Me Laurent Lenert, liquidateur de Connexion
Les comptes en banques personnel et des sociétés ont été saisis et la société a été déclarée en faillite sur aveu le 28 août 2014. L’avocat Laurent Lenert a été nommé liquidateur. A l’audience, où il a été appelé à témoigner, il a révélé le montant du préjudice laissé par Connexion: un actif de seulement 79.000 euros pour un passif de 20,7 millions d’euros, dont 3,605 millions d’impayés d’impôts sur les collectivités et 900.000 euros de créances salariales. L’Administration de l’emploi a fait une déclaration de créance de plus de 600.000 euros correspondant aux indemnités de chômage qui ont été versées aux consultants mais aussi aux quatre prévenus qui se retrouvent devant les juges. «Le grand nombre d’employés, 98, représente un énorme passif en matière de droit du travail», a expliqué Me Lenert.
«Ils ont eu les largesses de l’Etat luxembourgeois. C’est incroyable que l’Etat ait été là alors qu’on a tout fait pour le spolier», a assuré pour sa part le substitut dans son réquisitoire.
Guy Breistroff a requis une peine de 5 ans de prison et 3,5 millions d’euros d’amende à l’encontre de Hugo Jankowitz et 42 mois de prison pour le second prévenu, Jason Zeelie, et 1,5 million d’euros d’amende. Il a demandé une peine de prison de 2 ans pour l’une des anciennes dirigeantes et de 12 mois (avec sursis intégral) pour la seconde.
Le jugement interviendra le 4 mars prochain.