La compagnie d’assurance vie islamique, Takafol Solidarity, a mis fin à ses activités à Luxembourg après 37 ans de présence. Sa disparition traduit les difficultés de la place financière à s’imposer dans l’univers complexe de la finance islamique. La crise sanitaire a douché l’appétit des investisseurs.

L’agonie de la compagnie d’assurance-vie Takafol Solidarity Luxembourg, spécialisée dans les contrats compatibles avec la religion musulmane, aura duré dix ans. Le 4 mai dernier, le Commissariat aux assurances, son autorité de tutelle, communiquait brièvement sur le retrait d’agrément de l’entreprise d’assurance vie venue au Grand-Duché en 1983, dans les premières années de l’industrie de la gestion privée.

Fondée par la famille régnante saoudienne Al Saoud, la compagnie n’a jamais trouvé ses marques ni sa pleine puissance à Luxembourg, qui devait lui servir de plateforme sur le vieux continent pour diffuser en libre prestation de services des produits conformes aux préceptes de la religion islamique.

«Le retrait d’agrément n’a absolument rien à voir avec le coronavirus, ni avec une décision inattendue du CAA, mais est l’aboutissement de la décision prise par la maison mère, dont le siège est à Manama, il y a une dizaine d’années, et dont la volonté est de se concentrer sur le marché du Moyen-Orient et d’Extrême-Orient», explique à REPORTER Ali Feqqoussi, le directeur exécutif.

Ambitions chimériques

La compagnie fonctionnait en mode liquidation depuis des années, avec un personnel réduit à sa plus simple expression. Le bilan 2019 fait état d’un seul employé dirigeant qui a coûté 16.859 euros, soit moins que les frais d’audit. «On ne peut évidemment pas fermer ses portes du jour au lendemain, le régulateur du secteur veillant à ce que les droits des assurés soient respectés», souligne encore le dirigeant.

A la fin de l’année dernière, Takafol affichait une perte de 4,215 millions de dollars. L’entreprise avait encaissé sa dernière prime de 4.000 euros en 2018.

Sollicitée par REPORTER, la direction du Commissariat aux assurances n’a pas souhaité commenter le départ de la seule compagnie du Luxembourg à avoir commercialisé depuis Luxembourg des contrats d’assurance mutualiste s’appuyant sur les règles de la charia, la loi conforme au Coran. Tout comme une mutuelle d’assurance, une compagnie Takafol permet de mutualiser les risques et de repartir les pertes éventuelles entre l’ensemble des assurés.

Ils ont tout fait pour attirer les acteurs. Il se sont ensuite donné du temps pour voir ce qui se passe. Mais rien ne s’est passé ou presque»Sufian Bataineh, expert en finance islamique

Le départ de Takafol Solidarity est un indicateur des difficultés de la place financière à se faire un nom sur le marché très particulier de la finance islamique, en dépit des efforts déployés depuis dix ans par les autorités luxembourgeoises pour en faire un des piliers de sa diversification économique.

Les espoirs que le lancement du premier Sukuk (nom arabe désignant une obligation islamique) en euros d’un Etat occidental a suscités en 2014 ont désormais fait place aux doutes sur les capacités d’un pays non-musulman et culturellement très éloigné de l’islam à capter l’épargne d’investisseurs soucieux de respecter les préceptes de leur religion.

Rien qu’un argument marketing

Les grandes firmes d’audit et d’avocats qui s’étaient jetées frénétiquement sur ce marché ont renoncé à rêver de Luxembourg comme hub européen de la finance islamique. Le projet Eurisbank de première banque islamique de la zone euro porté par des investisseurs des Emirats arabes unis a été laissé en friche depuis longtemps. Le lancement en 2014 de la première obligation islamique (Sukuk) de 200 millions d’euros a été une opération isolée.

Les consultants spécialisés dans l’offre en investissements éthico-religieux ont dû revoir leurs plans à la baisse. Dananeer, la société de conseil en investissements sharia-compliant de Sufian Bataineh, un des rares experts encore actifs dans le domaine, affiche un chiffre d’affaires plus que marginal et n’a pas d’employés sur son payroll. Aujourd’hui, l’expert ne cache pas sa déception vis-à-vis des autorités: «Ils ont tout fait pour attirer les acteurs. Il se sont ensuite donné du temps pour voir ce qui se passe. Mais rien ne s’est passé ou presque», affirmait-il au Land en octobre dernier, à la veille de la tenue à Luxembourg d’un sommet international sur la finance islamique.

Invité d’honneur de ce forum, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) évoquait l’ambition chimérique de mettre sur pied un second sukuk luxembourgeois en marge de l’exposition universelle de Dubaï qui devait se tenir en octobre prochain mais qui a été reportée d’un an.

Croissance en berne

Mais la crise sanitaire a compromis de nombreux plans, douché les grandes ambitions luxembourgeoises et relativisé l’intérêt de la place d’attirer les investisseurs du monde musulman à travers une offre de produits compatibles avec leur foi.

Il y a une méconnaissance de ce monde au Luxembourg qui a traité le sujet de la finance islamique comme un outil de plus de sa toolbox et en a fait un argument marketing»Un ancien banquier

La finance islamique avait déclenché un mouvement de frénésie, après la crise financière de 2008-2009. Aujourd’hui, les opérateurs sont revenus à plus de lucidité, si ce n’est pas de la méfiance, et se demandent même si c’était une bonne idée d’avoir parié sur le développement d’un marché complexe qui n’a rien de l’Eldorado tant espéré. «Il y a une méconnaissance de ce monde au Luxembourg qui a traité le sujet de la finance islamique comme un outil de plus de sa toolbox et en a fait un argument marketing», raconte un ancien banquier qui a sillonné le Proche et le Moyen Orient tout au long de sa carrière.

«Le marché de la finance charia compatible est limité, car de nombreux musulmans ne montrent aucun intérêt pour ces produits et les croyants sont réticents à investir auprès de banques qu’ils considèrent comme polluées, car elles vendent indifféremment des produits ’sharia-compliant‘ et ’non sharia-compliant‘. Ils ne s’intéressent qu’à des émetteurs purs», analyse ancore l’ancien banquier.

Les prévisions de croissance des investissements islamiques ne sont pas bonnes pour 2020. L’agence S&P s’attend à un ralentissement du marché des Sukuk en raison de la pandémie de COVID-19. Le volume des émissions atteindra à peine 100 milliards de dollars en 2020, contre 162 milliards de dollars en 2019.

Les affaires, selon S&P, ne devraient pas reprendre avant la fin 2021.