Financés à 80% par de l’argent public, l’école et le lycée français au Ban de Gasperich ont coûté plus cher que prévu. Un an et demi après son ouverture, le «Vauban» est au cœur d’un procès en appel qui pourrait encore faire grimper la facture pour les parents.

«Finalement, combien a coûté ce lycée?». «Trop!». Cet échange lapidaire a eu lieu ce lundi 2 décembre devant la Cour d’appel de Luxembourg entre l’avocate de HBH, société de gestion de projets immobiliers, qui interroge et l’avocate de l’association Vauban Ecole et Lycée français de Luxembourg (Vauban ELF), qui répond.

La construction du complexe scolaire privé francophone a coûté 151,1 millions d’euros. L’Etat luxembourgeois l’a financé à hauteur de 117,9 millions d’euros. Les bâtiments ont été inaugurés en grande pompe en mai 2018 par le Premier ministre Xavier Bettel (DP) et la Grande-Duchesse.

Les deux camps, Vauban d’un côté, le gestionnaire du projet HBH de l’autre, s’affrontent depuis 5 ans devant la justice à coup d’accusations réciproques de conflits d’intérêts, de dysfonctionnements, de dépassement de budget, de retard de livraison et de factures impayées.

Vauban a confié le pilotage du chantier à HBH en 2008 à l’issue d’une soumission publique et le lui a retiré en juin 2014 pour faute grave. Le principal grief tenait au retard dans les délais de livraison du complexe scolaire, initialement prévu pour septembre 2016.

Résiliation abusive

Le conflit n’ayant pas pu se régler à l’amiable, il a rebondi dans le bureau de l’ambassadeur de France à Luxembourg puis dans celui du Sénat à Paris avant de se poursuivre devant la justice luxembourgeoise.

HBH a assigné le maître d’ouvrage, Vauban, le 3 octobre 2014 devant le tribunal civil pour rupture abusive de son contrat. La société a remporté une première manche en 2017 devant le tribunal siégeant en matière civile. Les juges ont considéré que la résiliation du contrat avait été abusive, HBH n’ayant commis aucune faute grave. La seconde manche s’est jouée lundi 2 décembre devant la Cour d’appel de Luxembourg, saisie à la demande de Vauban.

On a décidé d’éjecter HBH du projet pour le remplacer par une entreprise générale»Avocate de HBH

L’enjeu n’est pas seulement financier. C’est aussi une question de réputation et d’image de la France et des pratiques de certains de ses entrepreneurs opérant au Grand-Duché.

Le litige pourrait en tout état de cause alourdir la facture du complexe. HBH réclame, en plus de factures impayées, 2,13 millions d’euros de dommages et intérêts pour son éviction du pilotage du chantier.

En première instance, HBH a remporté son procès sur presque toute la ligne. Les juges ont estimé qu’une livraison des bâtiments pour le mois de septembre était un objectif «difficilement réalisable» et que le contrat ne prévoyait pas de date de livraison. Par ailleurs, même dans l’hypothèse d’une rentrée en septembre 2016, les bâtiments auraient été inaccessibles aux élèves puisque les travaux de voirie ne pouvaient pas être terminés à cette échéance.

Arbitrage budgétaire

Le tribunal n’a pas retenu non plus le dépassement prétendument exorbitant des coûts par HBH. La société a rendu un projet dans l’enveloppe prévue de 135 millions d’euros, ont fait valoir les juges. Le dépassement de 10 millions, ont-ils précisé, a été demandé par Vauban en vue de ses démarches auprès des banques pour obtenir un prêt et pour toucher des subventions du ministère de l’Education nationale (MEN).

Le jugement de 2017 confirme l’intention du maître d’œuvre de rehausser le budget. «Pour le MEN, nous [Vauban, ndlr] proposons de présenter un budget total de 145 millions en augmentant la ligne Réserves pour aléas, divers et imprévus», indique un échange de courriel.

Le Tribunal a nommé un expert pour évaluer le préjudice financier de HBH. Son rapport n’a pas pu être livré en raison de l’appel du jugement interjeté le 25 janvier 2018 par Vauban.

Le conflit d’intérêt entre M. Becherel, DG de Tralux et en même temps président du Lycée Vauban (…) est absolument insupportable au regard de ce que la France doit montrer en terme d’exemplarité dans le milieu des affaires.»Alexandre Château-Ducos, conseiller consulaire français

Le procès de 2017 fut au cœur d’échanges musclés entre les deux parties. L’avocat de HBH avait avancé que l’éviction de son client s’expliquait non pas par de graves manquements de sa part, mais «par la volonté de deux des membres du conseil d’administration de Vauban d’écarter HBH afin de laisser le champ libre à leurs entreprises de travaux généraux».

Le départ du gestionnaire de chantier a en effet marqué d’importants changements dans la poursuite du projet au Ban de Gasperich et dans sa gouvernance.

Soupçons de conflits d’intérêts

Il y a deux façons de réaliser des grands chantiers. Soit un «pilote» de projet, comme HBH, coordonne les différents intervenants et corps de métiers (il s’agit alors d’un allotissement), soit le marché est confié à une entreprise générale qui sous-traite les travaux qu’elle n’est pas en mesure de faire.

L’avocate de HBH a rappelé à la Cour qu’au printemps 2014, son client a recommandé au maître d’œuvre de recourir à l’allotissement, y voyant des avantages de coûts et de raccourcissement de délais de livraison. «Cela a été l’élément déclencheur, ce conseil a été mal perçu, car on a vu dans HBH un empêcheur de tourner en rond et on a décidé de l’éjecter du projet pour le remplacer par une entreprise générale», a-t-elle plaidé. «C’est un conflit d’intérêt», a-t-elle poursuivi.

Les allégations de conflit d’intérêt ne sont pas nouvelles. Elles sont apparues fin 2014 début 2015 après des démissions en série de plusieurs membres du conseil d’administration de Vauban (à l’époque l’asbl s’appelait ELFL). Ces départs manifestaient le désaccord de certains parents d’élèves face à la reprise en main du projet du complexe scolaire au Ban de Gasperich par deux dirigeants de grandes entreprises de travaux publics également administrateurs de l’association, Franck Becherel pour Tralux et Antoine Regout pour CLI/CLE.

Conseiller à l’Assemblée des Français de l’étranger, Alexandre Château-Ducos s’était dit préoccupé par la présence dans Vauban de dirigeants d’entreprises qui étaient candidats pour décrocher le marché du futur lycée français, y voyant «un gros conflit d’intérêt potentiel».

L’image de la France

Dans un courriel adressé à l’ambassadeur de l’époque et que REPORTER a pu consulter, Château-Ducos écrivait: «Le conflit d’intérêt entre M. Becherel, DG de Tralux et en même temps président du Lycée Vauban (…) est absolument insupportable au regard de ce que la France doit montrer en terme d’exemplarité dans le milieu des affaires. Le monde de la construction luxembourgeoise se gausse de cet état de fait, tout en étant absolument furieux de cet affairisme d’un autre âge».

Le 29 mai 2015, à l’issue d’une procédure de soumission publique irréprochable, le marché de la construction du complexe scolaire fut attribué à l’association momentanée Tralux/CLE. Quelques semaines auparavant, Antoine Regout, alors dirigeant d’une filiale de CLE et administrateur du Vauban n’avait pas été réélu dans le conseil de cette association.

Relayés par les journaux de l’époque, les soupçons de conflit d’intérêt ont suscité une certaine méfiance au MEN. Raymond Straus, alors premier conseiller de gouvernement en charge des écoles privées, avait «audité» l’établissement et la soumission sans relever d’anomalies particulières. Une charte de bonne conduite de 6 pages a été rédigée par Tralux pour lever les doutes éventuels.

Après une décennie consacrée à servir la noble cause de l’éducation et des enfants scolarisés à Vauban, j’ai décidé (…) de transmettre avant terme à une autre équipe le soin de poursuivre cette mission»Franck Becherel, président sortant de Vauban ELFL

L’avocate de Vauban a fait valoir devant les juges de la Cour d’Appel que l’arrivée dans Vauban de professionnels de la construction avait permis de mettre fin à un «nombre incalculable de nonchalances, de dépassements de budget et de dysfonctionnements décisionnaires». Sans leur aide éclairée, a-t-elle indiqué, «les parents n’auraient jamais pris conscience des dépassements de budget pharaonique».

Les juges de la Cour d’appel prononceront leur arrêt le 15 janvier 2020.

Un trou de 3,7 millions d’euros

Le complexe scolaire a donc coûté 151,1 millions d’euros, alors que le budget initial portait sur 147,4 millions d’euros. Ce montant a été la base du contrat de financement signé le 12 janvier 2015 avec le ministère de l’Education nationale pour une prise en charge de 80% des investissements dans l’infrastructure, soit 117,9 millions d’euros. Le solde de 29,5 millions d’euros a été financé par des emprunts bancaires contractés par Vauban et garantis par l’Etat français.

L’association a demandé une rallonge au MEN pour combler le trou de 3,7 millions d’euros.«Cette demande a toutefois été refusée étant donné que le montant de la participation étatique a été fixé dans une loi, qui stipule également que ce montant, en l’occurrence 117.920.000 euros, ne pourra en aucun cas être dépassé», a indiqué la porte-parole du ministère à REPORTER.

Les dirigeants de Vauban n’ont pas donné suite aux sollicitations de REPORTER avant la finalisation de cet article. D’après nos informations, le dépassement du budget pourrait se faire par une hausse du minerval de cette école privée, donc à charge des familles des élèves qui viennent d’horizons sociaux très différents.

Franck Becherel a présidé sa dernière assemblée générale de Vauban ELFL en mai dernier: «Après une décennie consacrée à servir la noble cause de l’éducation et des enfants scolarisés à Vauban», écrit-il dans la préface du rapport annuel 2018/2019, «j’ai décidé, comme je l’avais annoncé dès le début de mon mandat, de transmettre avant terme à une autre équipe le soin de poursuivre cette mission».


Note de la rédaction: Dans une première version de cet article, nous indiquions: «Quelques semaines auparavant, Antoine Regout, alors dirigeant d’une filiale de CLE et administrateur d’ELFL avait démissionné de cette association en raison d’un conflit d’intérêt. Son confrère de Tralux, Franck Becherel n’avait pas eu le même réflexe.» Cela ne correspond pas à la réalité: Antoine Regout, administrateur sortant du Vauban n’avait pas été réélu.