L’affaire Join refait parler d’elle. L’enquête judiciaire va faire la lumière sur les responsabilités des dysfonctionnements de l’opérateur de télécommunications mobiles, qui ont fait perdre 120 millions d’euros à sa maison mère Post Group. Le départ d’Etienne Schneider risque de fragiliser la position de son dirigeant Claude Strasser.

Lorsqu’il a dressé son bilan aux commandes du ministère de l’Economie pendant 8 ans, Etienne Schneider, LSAP, n’a fait aucune référence à son action dans le secteur des télécommunications, sous sa tutelle, ni d’allusion au Groupe Post. Il n’a pas évoqué non plus, ni remercié son directeur général Claude Strasser, un ami de jeunesse qu’il a contribué à hisser à la tête de l’entreprise publique en mai 2012, trois mois après son arrivée au gouvernement.

Le 20 décembre, trois jours avant la conférence de presse où il a confirmé son départ, Etienne Schneider a été rattrapé par le «dossier Join», l’entreprise de télécommunication, filiale à 100% de Post, qui a clôturé son exercice 2018 sur des pertes colossales. Join est le 4e opérateur sur le marché luxembourgeois de connectivité mobile. Politiquement, ce dossier est empoisonné. Judiciairement parlant, il est hautement toxique et pourrait valoir des contrariétés aux dirigeants de l’entreprise publique. Voilà pourquoi le ministre de l’Economie s’est bien gardé de mettre le secteur des télécom dans son inventaire.

Histoire d‘une «débâcle financière»

En réponse à une question parlementaire de Laurent Mosar (CSV), Etienne Schneider a pris toutes les précautions oratoires pour ne pas détailler l’ampleur des pertes engrangées par la mésaventure de Join. L’entreprise luxembourgeoise devait, selon ses fondateurs en 2014, «révolutionner le monde des télécommunications» et mettre fin, avant l’heure, aux frais d’itinérance (roaming). Or, sous l’impulsion de la commissaire européenne Viviane Reding (CSV), les frais d’itinérance furent progressivement réduits puis totalement supprimés en 2017.

Join arrivait trop tard sur le marché. L’aventure s’est soldée par une très mauvaise affaire pour Post qui était entrée à hauteur de 50% dans le capital et a dû racheter 100% des parts de l’opérateur pour un euro symbolique en 2018. Il faut dire aussi que la prudence est de mise en raison de l’enquête judiciaire en cours au sujet des dysfonctionnements présumés au sein de Join.

Nous parlons de 120 millions d’euros à charge de la Post, finalement à charge de nous tous qui devons financer cette débâcle financière»Laurent Mosar, CSV

Dans sa communication du 20 décembre, le ministre de l’Economie renvoie sobrement le député qui l’interpellait à une note du bilan 2018 de Join Enterprise, documentant une série de transactions. Il faut consulter le registre de commerce pour en connaître la teneur: un abandon de créances de 79,6 millions d’euros de sa maison mère, un autre abandon de créance et des dépréciations d’un montant de 40,2 millions d’euros. «Nous parlons de 120 millions d’euros à charge de la Poste, finalement à charge de nous tous qui devons financer cette débâcle financière», déplore Laurent Mosar dans un entretien à REPORTER.

Opération neutre pour Schneider

Etienne Schneider relativise pour sa part l’impact de la déconvenue, assurant que «ces transactions sont neutres d’un point de vue financier et (qu’elles) n’ont pas impacté négativement les résultats consolidés du groupe Post Luxembourg en 2018». L’entreprise publique a dégagé en 2018 un bénéfice net de 33 millions d’euros, contre 38 millions un an plus tôt.

Le directeur de Post avait également tenu des propos rassurants, en janvier 2019 à la Chambre des députés, cherchant, lui aussi, à dédramatiser les pertes financières liées à la participation dans Join. Claude Strasser évoquait une perte sèche limitée à 31 millions d’euros dans les livres de Post Luxembourg. Il parlait d’ailleurs de «pure vue comptable». Car le dirigeant a toujours soutenu qu’il fallait voir dans la prise de participation dans Join un «investissement stratégique» qui a permis à l’entreprise publique de renforcer le nombre de ses abonnés (25.000 officiellement) et de profiter de l’infrastructure informatique novatrice de Join. L’objectif premier n’était donc pas de réaliser un bénéfice, faisait valoir Claude Strasser.

L’impact financier de la mésaventure dans le 4e opérateur, si elle n’est pas encore trop visible en 2018 (l’intégration dans le groupe a été réalisée en fin d’année), aura tôt ou tard des répercussions. La publication des comptes 2019 et suivants aura sans doute valeur de test. Etienne Schneider ne sera plus là pour s’en expliquer face à ses opposants politiques.

Débats virulents

Claude Strasser pour sa part va perdre un allié de poids en la personne d’Etienne Schneider avec lequel il a fait des études à Bruxelles. Le ministre de l’Economie a toujours volé au secours du directeur général lorsque ce dernier fut sommé de s’expliquer devant la commission parlementaire de l’Economie sur la prise de participation dans Join et les déboires financiers qui ont suivi cet investissement.

Initiés à la demande du groupe CSV, les débats en commission furent «virulents» le 24 janvier 2019 entre les députés conservateurs, ceux de la majorité, le ministre de tutelle Etienne Schneider et le président de la commission de l’Economie, Franz Fayot, LSAP. Ce dernier va probablement reprendre le marocain de l’Economie le 4 février prochain. Il s’était d’ailleurs fait excuser lors de la deuxième réunion de la commission parlementaire, le 7 mars 2019, lorsque Claude Strasser dut une nouvelle fois s’expliquer sur le dossier Join. Les discussions à la Chambre des députés se sont arrêtées là.

Mises à part une question parlementaire du CSV début décembre et une intervention en séance plénière de Laurent Mosar pendant les débats budgétaires, l’affaire Join a en effet quitté l’enceinte politique pour prendre une tournure judiciaire.

En mars, devant la commission de l’Economie, Claude Strasser avait dû reconnaitre une série de dysfonctionnements au sein de Join. Vu la présence d’administrateurs et de dirigeants issus de l’entreprise publique dans l’opérateur mobile et la participation initiale de 50%, qui est montée en puissance pour déboucher sur une reprise en main totale du capital, l’affaire relevait de l’intérêt général et justifiait un débat public sur l’utilisation des deniers publics et les responsabilités du naufrage. Pour autant, le Groupe Post maintient Join à flot et refuse de parler de faillite.

Martine Solovieff en quête de preuve

Laurent Mosar et Claude Wiseler, alors chef de la fraction parlementaire CSV, sont à l’origine d’abord de la politisation puis de la judiciarisation du dossier. Claude Wiseler n’a pas pris part aux deux débats devant la commission de l’Economie. Les députés CSV assurent avoir reçu un document anonyme détaillant les dysfonctionnements internes au sein des sociétés Join Enterprise et Join Infrastructure.

L’article 23 du Code d’instruction criminelle impose aux fonctionnaires, mais aussi aux détenteurs de mandats publics de dénoncer au Procureur les potentielles infractions dont ils prennent connaissance. Laurent Mosar et Claude Wiseler ont donc relayé, fin novembre 2018, la «lettre anonyme» à la Procureure générale Martine Solovieff. Cette dénonciation a d’ailleurs valu aux députés une lettre de retour de la Procureure s’enquérant de leur source. «C’était inacceptable», se souvient Laurent Mosar qui y a vu une immixtion du pouvoir judiciaire sur le terrain législatif.

Le lanceur d’alerte démasqué

Dans l’intervalle, le lanceur d’alerte a été démasqué: il s’agissait d’un éphémère directeur financier de Join, qui en avril 2018 adressa un rapport au conseil d’administration de la Post pour dénoncer les agissements des dirigeants et les pratiques des fondateurs de l’opérateur: falsification des statistiques sur les clients (que le réviseur externe de Join, E&Y, ne mentionnera pas dans ses rapports), paiement de prime en dépit des pertes considérables, utilisation de carte de crédit de l’entreprise à des fins privées, conflits d’intérêts des anciens dirigeants, conformité questionnable des contrats de leasing et de location de l’immeuble abritant le siège de Join, rue de Bitbourg… Les dérives de la gestion sont légion et furent pour la plupart confirmées en mars 2019 par le directeur du groupe Post devant la commission de l’Economie, selon Laurent Mosar. «Claude Strasser n’a pas contesté les reproches, mis à part le paiement des primes», explique le député.

C’est ça, l’entreprenariat. Tu essaies de faire des trucs. Tout est lié à l’environnement que tu as autour de toi…»Pascal Koster, co-fondateur de Join

Le directeur financier fut «liquidé», indemnités à l’appui, après avoir signé une clause lui imposant le silence sur les faits dont il avait pu avoir connaissance pendant ses fonctions à la tête du département financier de Join. Rien ne lui interdit toutefois de témoigner devant un juge d’instruction.

Perquisitions

La justice suit désormais son cours dans le dossier Join: des perquisitions ont eu lieu cet été aux sièges de Join et de Post, selon RTL.lu. Le service presse de l’administration judiciaire communique a minima au sujet de ce dossier, invoquant le secret de l’instruction. Aucune information n’a encore filtré sur les préventions retenues par le Parquet qui a toutefois considéré que les éléments étaient suffisants pour confier l’enquête à un juge d’instruction.

Il y a deux ans, les trois fondateurs de Join et chefs d’entreprises, Frank Fischer, Claude Lüscher et Pascal Koster, ont quitté le navire et revendu leurs parts pour un montant symbolique. Ils auraient perdu à eux trois plus de trois millions d’euros dans l’aventure.

Pascal Koster a fait parler de lui dans PaperJam début novembre lors d’un salon professionnel à Lisbonne où il présentait sa start-up luxembourgeoise Espendor Group, qui promet des services inédits de connectivité mobile utilisant l’intelligence artificielle. Interrogé par le journaliste sur l’affaire Join, Pascal Koster botte en touche: «C’est ça, l’entreprenariat. Tu essaies de faire des trucs. Tout est lié à l’environnement que tu as autour de toi… », dit-il. Le dirigeant aura-t-il le même aplomb devant le juge d’instruction?