La société informatique Docler Holding, installée au Luxembourg depuis 2013, assume mal son succès dans la pornographie. Au moins localement. C’est pourtant son site LiveJasmin qui lui permet de dépenser sans compter sur la scène entrepreneuriale grand-ducale. Portrait d’une société schizophrénique.

Le mensuel économique «Paperjam» lui a consacré sa couverture en février. «L’homme qui affole le Luxembourg», lit-on en premier plan. Les lettres du verbe s’agitent dans une police démesurée. En fond, la photo d’un homme qui cultive la ressemblance avec Daniel Craig dans son rôle de James Bond. Son visage n’évoque rien au public luxembourgeois. Les services qu’il propose restent secrets… ou presque.

Gyorgy Gattyan est présenté dans les pages comme la troisième fortune de Hongrie, fondateur et propriétaire de Docler Holding, un «groupe aux activités diversifiées», selon la rapide présentation dressée par le magazine. On découvre plus tard, au beau milieu de l’entretien exclusif, que son pactole, évalué par le magazine Forbes à 740 millions d’euros, trouve sa source dans l’exploitation d’une plateforme diffusant en direct des contenus pour adultes: LiveJasmin, un mastodonte du marché.

Le géant du web porno qui «affole le Luxembourg»

Dans ses comptes, la société évoque 35 millions de visiteurs par jour. «LiveJasmin est référencée comme l’un des 100 sites les plus populaires de ces dix dernières années à l’échelle mondiale», fait valoir le groupe assis entre la Hongrie et le Luxembourg depuis 2013. Mais la communication sur cette activité se limite à la documentation officielle… que personne ou presque ne lit.

Docler Holding choisit les vecteurs via lesquels elle communique, à commencer par l’icône, celle du fondateur self-made man Gattyan qui a commencé dans un «garage» en Hongrie pour aujourd’hui partager sa vie entre Los Angeles, Paris et Budapest.

«Je ne suis pas un homme d’affaires traditionnel et mon intérêt pour le monde numérique est le résultat de ma vision selon laquelle internet (…) permet une créativité sans limites. J’appréhende ce domaine comme un peintre, à la différence que ma démarche est portée par des programmeurs et des designers à la place de pinceaux», confie-t-il dans un numéro de «Paperjam» mis en évidence dans les salles de réunion de la société au Kirchberg.

Nous organisons de nombreux événements avec le gouvernement luxembourgeois.“Gyorgy Gattyan, fondateur et propriétaire de Docler Holding

Derrière la figure charismatique Gattyan, le management met les moyens dans la visibilité de la marque Docler Holding. En 2017 (derniers comptes disponibles en date), 1,629 million d’euros ont été investis dans le marketing et la publicité! Rencontrée dans ses locaux de l’avenue Kennedy face à la galerie Auchan, la direction semble elle-même étonnée par le montant.

Docler s’affiche. Le groupe sponsorise les événements sportifs à dimension internationale qui sont organisés au Grand-Duché: un tournoi de tennis du circuit professionnel féminin par ci, une compétition européenne de natation par là.

Mais c’est dans le milieu entrepreneurial que la société de Gattyan occupe le terrain. Le groupe luxo-magyar a cofinancé la célébration du nouvel an de la Fedil en janvier. Une tente spectaculaire aux couleurs de la société avait été érigée pour accueillir un cocktail comme Docler sait faire. Ses dirigeants s’affichent aux côtés des huiles politiques dès que l’occasion se présente. Xavier Bettel, Pierre Gramegna et Etienne Schneider apparaissent opportunément sur une photo de l’événement de l’organisation patronale partagée sur le fil Twitter du groupe. Le responsable innovation Marton Fulop y discute avec le Vice-premier ministre.

Encore dans les gazouillis du groupe, une photo montre le même Marton Fulop qui s’entretient avec le Premier ministre lors de l’ICT Spring, grand-messe annuelle des technologies de l’information et de la communication organisée par Farvest et dont l’un des principaux sponsors est… Docler Holding.

«Nous organisons de nombreux événements avec le gouvernement luxembourgeois», témoigne Gyorgy Gattyan dans un entretien fleuve réalisé par Forbes en 2017. Docler finance également l’événement de l’informatique Game of Code chapeauté par IT Nation. Depuis 2014, le groupe d’origine hongroise coorganise aussi avec l’agence publique Luxinnovation le concours Pitch Your Start-Up, une présentation de jeunes pousses internationales.

Du marketing à la diversification

Des principaux raouts entrepreneuriaux, seuls les Fintech Awards récompensant les sociétés des technologies financières, échappent à la bienveillance de Docler. Pourtant, le groupe est là aussi très proche de l’incubateur spécialisé, la LHoFT (Luxembourg House of Financial Technology) et de son co-fondateur et CEO Nasir Zubairi. Le dynamique entrepreneur britannique apparaît à de nombreux rassemblements (plus ou moins formels) organisés par Docler, par exemple la dernière en date, une Ice Party haute en couleur dans le concept store de Smets en décembre.

Au rayon produits, le groupe d’origine hongroise attire l’attention sur le développement d’un nouveau sport, du football sur une table de ping-pong incurvée, le Teqball. De nombreuses anciennes stars du ballon rond (Ronaldinho, Luis Figo, Lothar Matthäus ou Robert Pires) sont venues au Luxembourg pour vanter la pratique – Docler Holding soutient la Fédération internationale.

Gyorgy Gattyan and co s’entourent. En 2015 un Advisory Committee est établi pour conduire le processus de diversification, notamment via des acquisitions. Ses membres appartiennent au gratin de la tech’ nationale: Xavier Buck (président du cluster ICT), Paul Schonenberg (président de l’Amcham), Edouard Wangen (président de Luxconnect) et Jean Diederich (président de l’Apsi, association qui regroupe les professionnels de la société de l’information).

En cinq ans, Docler Holding est devenue incontournable dans le monde de l’entreprise au Luxembourg. La preuve… Marton Fulop a été nommé CIO (Chief Information Officer) de l’année au gala Golden I organisé par IT Nation en mai dernier. A la même soirée, Docler Holding recevait des mains de Jean Diederich l’Apsi Flagship Award qui «reconnait les contributeurs à la compétitivité luxembourgeoise».

Quelques mois plus tôt, en décembre 2017, Docler Holding se voyait attribuer un prix pour son «exceptionnelle contribution au secteur ICT du Luxembourg». La récompense était remise au Gala IT One, média spécialisé dans les nouvelles technologies développé par la société événementielle Farvest, référence du secteur. Son rachat par Docler a été bouclé début juillet 2018. L’ancienne responsable de la communication de Docler, Mélanie Delannoy, avait aussi été récompensée en décembre 2017 dans sa catégorie au gala Marketers, un autre média de la galaxie Farvest.

Docler au Luxembourg: Ce qui compte, c’est l’apparence

Enfin on ne compte pas les dons en nature (serveurs ou ordinateurs) ou en cash effectués aux associations caritatives ou aux lycées locaux (auxquels il faut ajouter l’engagement du grand patron auprès d’organismes hongrois). Docler Holding est partout.

La direction fait le maximum pour s’intégrer et dynamiser la vie entrepreneuriale locale, nous explique-t-on dans les locaux du Kirchberg. Elle arrose et tambourine aussi pour se rendre attractive aux yeux des «talents». Une poignée d’années après son installation au Grand-Duché, plus de 200 personnes, principalement des spécialistes de l’informatique, y travaillent quotidiennement. La quête de nouvelles ressources est permanente. Docler a recruté plus de 90 personnes en 2018 selon son management.

Nous parcourons les locaux, des espaces ouverts où la transparence s’impose de fait. Les ingénieurs multiplient les lignes de code dans une ambiance studieuse. Quelques rires féminins atténuent la teneur en testostérone. Dans la salle de loisirs en contrebas, on distingue des employés qui jouent au ping pong sur la table de Teqball. La société se veut moderne et ouverte. Elle a essuyé des flots de critiques à ses premières heures au Luxembourg. Le forum Glassdoor en garde les stigmates avec des tombereaux de reproches adressés à la direction (principalement l’ancienne). L’unanimité règne en revanche sur la politique salariale. Docler paie bien. Très bien.

Implanté sur la Place pour des raisons notoires

Mais pourquoi Docler au Luxembourg? La société y a pris pied pour développer son activité internationale basée sur une technologie de streaming en direct à faible latence et conduire sa politique d’investissements. La direction revendique 80 participations. Dans son narratif, elle justifie l’installation au Grand-Duché par sa philosophie alliant créativité française et rigueur germanique.

Les infrastructures du web luxembourgeois, notamment des data centres super sécurisés, ont contribué au choix de la localité. Le pragmatisme local – avec son régime de la propriété intellectuelle favorable et des sociétés de participations financières limitant l’imposition à sa portion la plus congrue – passe en second plan. Selon ses comptes publiés au registre de commerce, la société mère Gattyan Group (comptes consolidés) a payé depuis 2013 moins de deux millions d’impôts pour 83 de profit. On rétorque avenue Kennedy que Gyorgy Gattyan, bénéficiaire unique de la société, paie une retenue à la source de 15%.

Au Grand-Duché, le groupe opère les services administratifs (ressources humaines, juridique, communication, comptabilité, finance, service technique), la politique d’investissement et le développement des plateformes, notamment celle de Jasmin.

Mais personne ne sait vraiment ce que Docler fait, confie un cadre de la Fedil. Les représentants du groupe rechignent à évoquer LiveJasmin la «cash cow». Seuls quelques portraits (des productions digitales en réalité augmentée) de ses stars placés dans les soirées rappellent son existence.

Les shows érotiques en direct sur „jasmin.com“ constituent le métier principal de Docler Holding. (Photo: Shutterstock.com)

La direction est nerveuse quand la presse locale évoque le sujet. L’article «Le Luxembourg plateforme du web porno» paru sur Paperjam.lu en 2013 et qui évoquait (entre autres) le groupe et son site phare quelques semaines après son arrivée avait entraîné une prise de position de la part de sa direction. Celle-ci avait insisté sur la nature innovante et technologique de Docler sans jamais mentionner la diffusion de contenus pour adultes… alors que LiveJasmin pèse 80% du chiffre d’affaires.

Le business avec 1,5 millions de «camgirls»

On est moins tendu à l’international. La presse étrangère a présenté le site et visité ses coulisses à de nombreuses reprises. Le magazine masculin GQ détaille le fonctionnement de la plateforme. Des dizaines de shows sont proposés. «Le client sélectionne la fille et tombe sur un tchat gratuit, où celle-ci prend des poses suggestives. Ils sont souvent plusieurs à regarder, et cela continue jusqu’à ce que l’un d’entre eux opte pour un show privé payant. Les prix vont de 1 à 6 € la minute pour les plus demandées, soit 30 à 180 € pour une petite demi-heure de rapport virtuel», explique le journaliste. «LiveJasmin prend en moyenne 40% de commission», précise-t-on chez Capital. La marge finale s’établirait autour de 20% après avoir payé les infrastructures (serveurs et bande passante notamment) et le millier d’employés.

LiveJasmin entraîne ses camgirls à offrir non seulement des shows érotiques privés – allant du simple strip-tease à la masturbation à l’aide d’un vibromasseur contrôlé à distance par le client.“Le média „Vice“ sur „LiveJasmin“

«jasmin.com» diffuse simultanément 2.000 à 3.000 «spectacles» en direct grâce à 1,5 millions de «modèles» enregistrés, dont 400.000 seraient «actifs», selon des chiffres collectés par le Financial Times auprès de la société. Docler Holding en recense aujourd’hui presque deux millions. «Les stars empochent jusqu’à 45.000 euros par mois», croit savoir Capital. Selon les informations collectées auprès de la direction, les «modèles» gagnent entre 35 et 80% de l’argent généré par leur prestation. Plus elles facturent, plus leur part du gâteau grossit.

Du paradis fiscal à l’«eldorado du camporn»

Slate.fr a poussé la porte de Studio 20, le plus important des studios depuis lesquels les «modèles» diffusent leur spectacle sur LiveJasmin. Il est basé en Roumanie, «eldorado du camporn» selon le média. Slate y rencontre des «camgirls». L’une d’entre elles, Sandy, est architecte d’intérieur et gagne 100 euros par jour chez Studio 20, en complément de son revenu d’occupation principale. «La plupart sont des hommes gentils (…). S’ils dépassent les bornes et m’insultent par exemple, je coupe la ligne et je le signale à l’hébergeur pour qu’il ne puisse plus se connecter», explique-t-elle dans l’article. Un reportage paru sur la chaîne télé française TF1 recueille, lui aussi, des témoignages plutôt positifs.

Selon le média Vice, «LiveJasmin entraîne ses camgirls à offrir non seulement des shows érotiques privés – allant du simple strip-tease à la masturbation à l’aide d’un vibromasseur contrôlé à distance par le client – mais aussi à maîtriser l’art de la conversation et prodiguer des conseils sur la vie, l’amour, ou tout autre chose susceptible de préoccuper un client.»

La machine est bien huilée. Pour s’épargner les problèmes, une partie des 400 personnes travaillant à Budapest dans le service clientèle, vérifie les enregistrements des modèles. On y vérifie qu’ils ou elles ont plus de 18 ans, qu’il n’y a aucun abus. Le processus de KYC (know your customer) est contrôlé par l’un des Big Four, nous dit-on. Le risque juridique existe. Docler paie soit le modèle (lorsqu’il travaille de chez lui, la moitié des cas selon la direction), soit le studio hébergeur. Celui-ci redistribue les sommes versées par son système de paiement, baptisé Escalion. Il postule à une licence luxembourgeoise.

Le business de Mister Jasmin n’est pas très glorieux. Mais l’argent de Docteur Docler coule à flot. Et presque tout le monde au Luxembourg y trouve son compte.