Les autorités bosniennes sont dépassées par les milliers de réfugiés et de migrants arrivant chez eux à la suite d’une nouvelle déviation de la «route des Balkans». Reportage dans un campement de fortune, un bâtiment en ruines.
Carr est jeune érythréen, et sur les réseaux sociaux, sa photo de profil annonce «one day, everything will be ok». Et c’est toujours d’optimisme dont il fait preuve lorsque, dans la longue queue d’une distribution de nourriture organisée par la Croix-Rouge, qui serpente devant un immense bâtiment en ruines, il déclare : «Nos conditions de vies sont déplorables, mais c’est mieux que rien». Nous sommes à Bihać, une petite ville du nord de la Bosnie-Herzégovine. Tout comme les 1.200 personnes qui vivent là au milieu des ordures dans l’espoir de traverser la frontière croate toute proche, Carr est bien obligé de se contenter de peu.
La bâtisse, un ancien dortoir étudiant de trois étages, n’a plus ni portes ni fenêtres. Il pleut à l’intérieur, tant, que dans certaines pièces, de grandes bâches en plastiques siglées du logo de l’UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) ont été tendues au-dessus des couchettes. En ce lendemain de forte pluie, la boue est partout. La plupart des migrants et réfugiés bloqués là ne disposent que de maigres matelas de mousses ou de couvertures, posées à même le sol. Il fait chaud et humide; à mesure que les températures grimpent, les odeurs – déchets, urine – se font plus fortes.
Nouvelle deviation de la «route des Balkans»
Mona et Morteza font partis des chanceux qui y disposent d’une tente. Sur les routes avec leur fils de 9 ans, ce couple d’Iraniens végète à la frontière bosno-croate depuis deux mois déjà. «La vie est dure, euphémise Mona, 32 ans, assise en tailleurs au milieu de plusieurs compagnons d’infortune. Il est très difficile de dormir, il n’y a pas d’intimité et l’endroit est très bruyant, sans compter les bagarres. On ne se sent pas toujours en sécurité.» À ses pieds, la petite Alina, 3 ans, gambade dans un pyjama coloré, au beau milieu de l’édifice en ruine aux cages d’escalier accidentées. Tout comme les dizaines d’enfants présents sur les lieux, elle n’est pas scolarisée.

S’il est difficile de donner un chiffre exact, l’Organisation Internationale pour les Migrations (IOM) estime à entre 4.000 et 4.500 le nombre de réfugiés et de migrants actuellement présents en Bosnie-Herzégovine, arrivés là suivant une nouvelle déviation de la «route des Balkans» officiellement close depuis mars 2016. La plupart se trouvent dans le canton de Una-Sana, situé le long de la frontière Croate, principalement à Bihać et dans la ville voisine de Velika Kladuša. Deux points stratégiques : à quelques kilomètres de la Croatie, c’est le chemin le plus court pour atteindre la Slovénie, pays membre de l’espace Schengen au sein duquel ils peuvent ensuite se déplacer librement.
La Bosnie a longtemps été contournée par la «route des Balkans», empruntée par des centaines de milliers de personnes en 2015. Mais les fermetures de plus en plus effectives des frontières serbo-croate et serbo-hongroise, l’exaspération induite par de nombreux mois d’attente dans des camps en Serbie et en Grèce, ainsi qu’une nouvelle législation adoptée récemment par Belgrade relative à l’enregistrement des étrangers en Serbie, a poussé depuis janvier près de 9.000 personnes sur les routes de Bosnie. Au grand dam des autorités bosniennes qui peinent à faire face.
Conditions de vie difficiles, voire inhumaines
Devant l’entrée du bâtiment, une carte a été épinglée sur un panneau informatif. Elle met en garde en arabe, en persan et en anglais contre les «zones dangereuses, contaminées par les mines anti-personnelles et autres engins n’ayant pas explosé en Bosnie-Herzégovine». Une réminiscence des combats qui déchirèrent la région durant la guerre de Bosnie entre 1992 et 1995, qui fit près de 100.000 victimes.

Tout autour, dans les sous-bois, entre les nombreuses tentes qui y ont été dressées, certains s’activent à étendre les couvertures humides afin de les faire sécher. L’accès aux besoins fondamentaux tels qu’à l’eau et aux sanitaires est limitée à quelques préfabriqués hébergeant une vingtaine de sanitaires et autant de douches. Dans les allées, adultes et enfants portent des bidons remplis d’eau aux femmes qui tentent de cuisiner sur de petits feux de camp.
L’air las, Morteza explique que leur petit groupe composé d’Iraniens et de Pakistanais a récemment réussi à atteindre la Slovénie, après quatre nuits de marche, avant d’être refoulé vers la Croatie puis de nouveau vers la Bosnie sans y avoir été laissé la possibilité d’y demander l’asile. Ce qui, dans le langage associatif est appelé «refoulement irrégulier» et qui selon de nombreux témoignages s’accompagne souvent de violences et de racket : la police croate est constamment pointée du doigt, les faits reprochés étayés par des blessures et des écrans de téléphone en miettes. Sur les réseaux sociaux, des associations venant en aide aux migrants partagent régulièrement des témoignages édifiants.
Aspirations, persévérance et espoir
Dans un français parfait, Carr fait, lui aussi, état de violences. «Les gens sont accueillants ici, le problème, ce sont les policiers croates. Bien sûr, ce que l’on fait est illégal, mais quelle alternative avons-nous? Ce n’est pas une raison pour tabasser les gens de la sorte.» «La moitié des personnes présentes ici ont des ecchymoses et autres traces de violences», affirme un agent de la Croix-Rouge locale, avant de lister les autres plaies qui accablent les habitants du lieu : fièvres, problèmes respiratoires, gale.

«J’ai perdu la quasi totalité de ma famille en Érythrée», explique Carr. Le jeune homme a vécu la plus grande partie de sa jeune vie d’adulte en France, avant d’en être expulsé en 2014. «Je ne peux pas revenir en arrière.» Impossible aussi pour lui de s’imaginer rester en Bosnie. Avec ses 43% de chômage en 2017 (selon les chiffres de l’Agence des statistiques de Bosnie-Herzégovine), la Bosnie est l’un des pays les plus pauvres d’Europe. Elle détient également le record du plus fort taux d’émigration du continent avec 44,5% de sa population vivant à l’étranger en 2016 selon la Banque Mondiale.
Mona a les yeux qui brillent lorsqu’elle évoque sa vie d’avant, à Téhéran, et son travail de contrôleuse qualité dans une entreprise produisant des luminaires dont elle était fière. Sur son téléphone portable, elle écrit une phrase en persan, traduite instantanément par le traducteur automatique : «Les conditions de vie étaient bonnes en Iran, mais il n’y a pas de liberté pour nous, les femmes.»
Dans le dortoir en ruines de Bihać, beaucoup espèrent rejoindre l’Italie, d’autres l’Allemagne, la France, la Belgique ou autres. Dictatures et régimes autoritaires, difficultés économiques, aspiration à une vie meilleure, réunification familiale : les raisons du départ sont diverses. Mais l’attente et les difficultés de la vie à la frontière sont, elles, partagées par tous.