L’avocat d’une petite étude a comparu devant le tribunal correctionnel pour une série d’infractions aux règles sur la lutte contre le blanchiment d’argent. A quelques mois de l’examen par le GAFI, qui pourrait mettre Luxembourg sur liste noire, l’affaire fait désordre.

«Je ne suis pas Arendt & Medernach» s’est défendu l’avocat D., qui s’étonne encore de se retrouver devant un tribunal correctionnel pour une série d’infractions à la législation sur le blanchiment et le financement du terrorisme. Son étude est située à Gasperich, mais pas dans le nouveau quartier des affaires et sa spécialité, c’est le contentieux commercial et administratif ordinaire. C’est un cabinet modeste. Jusqu’à récemment, D. travaillait seul, sans associés.

Son «modèle d’affaires» n’a rien à voir avec celui des grandes firmes d’avocats, comme l’étude Arendt & Medernach qu’il a citée. Pour autant, les avocats, quelle que soit la taille de leur étude, sont soumis aux mêmes obligations professionnelles de lutte contre le blanchiment d’argent que les banquiers par exemple. Ils doivent respecter des procédures formelles pour identifier leurs clients, leur probité et l’origine de l’argent qu’ils sont amenés à manipuler.

L’Ordre des avocats veille au respect de la loi, les avocats ayant gardé le privilège d’une profession qui s’auto-réglemente. Or, Maître D. travaillait au pouce levé. L’enquête judiciaire a montré qu’il n’appliquait pas les règles anti-blanchiment. C’est à peine s’il disposait des photocopies des cartes d’identité de ses clients.

Une bête affaire de faillite

L’avocat D. a été pris en défaut de respect de ses obligations de vigilance à la suite, reconnaît-il lui-même, «d’une bête affaire de rabattement de faillite» de la société Prognosis Business Center en 2012. N’ayant pas payé sa TVA, cette société fut assignée en faillite par l’Administration de l’enregistrement et des domaines.

Le dirigeant de Prognosis et client de l’étude D. contesta le jugement de faillite qui s’ensuivit et s’acquitta de la dette fiscale de 11.500 euros. Le paiement transita par le compte tiers de l’avocat. Toutefois, les fonds provenaient non pas de la poche du client, mais du compte d’une autre société, la Sotragest, dont il n’était pas le bénéficiaire économique. Il en était uniquement l’administrateur.

Il y a toujours des déraillements.“Me François Prum, bâtonnier sortant

L’avocat a relayé le paiement à la Trésorerie de l’Etat sans se poser de questions ni sur l’origine de l’argent ni sur la légalité de la transaction. Or, il aurait dû faire une déclaration de soupçon auprès de la Cellule de renseignement financier comme la loi le prévoit. Il s’est expliqué à l’audience de cette négligence par un coup de fatigue: c’était le mois de juillet, à la fin de l’année judiciaire et il avait relâché la garde. «Pour une affaire de 3.000 à 4.000 euros d’honoraires, je me retrouve dans un engrenage incroyable. C’est du zèle, de l’acharnement», souligna-t-il à l’audience.

Le Barreau partie civile

L’engrenage s’est mis en route longtemps après le paiement litigieux. En 2014, les nouveaux dirigeants de Sotragest portent plainte pour des faits d’abus de biens sociaux contre l’ancien administrateur. L’homme est condamné en 2017 à 15 mois de prison et une peine d’amende de 5.000 euros pour abus de biens sociaux.

Dans la procédure, le nom de l’avocat apparait et en mars 2017, le parquet ouvre une information judiciaire pour infractions à la loi anti-blanchiment du 12 novembre 2014. Une perquisition a lieu à l’étude en novembre 2018. L’enquête fait apparaître que l’avocat n’avait mis en place aucune procédure d’évaluation des risques de blanchiment de ses clients et d’identification de l’origine de leur fonds. Il n’avait suivi aucune formation anti-blanchiment. Ce qui lui valut son renvoi devant un tribunal correctionnel pour violation de ses obligations professionnelles.

En janvier 2019, l’avocat a été sanctionné par le Conseil de l’ordre. Il a reçu une «réprimande», qui est la sanction la plus légère de la grille disciplinaire du Barreau.

Toutefois, le Barreau prend l’affaire très au sérieux. Il s’est constitué partie civile dans le procès «pour montrer l’intérêt et l’importance que le Conseil de l’ordre attache à la lutte contre le blanchiment d’argent», a fait valoir le bâtonnier sortant Me François Prum à l’audience. «Nous sommes là, bien sûr, pour sanctionner nos membres, mais surtout pour les éduquer dans cette matière», a-t-il ajouté, précisant qu’au cours des trois dernières années, le Barreau avait contrôlé plus de la moitié de ses 3.000 membres.

En 2018, selon la Cellule de renseignement financier, qui coordonne la lutte anti-blanchiment, les avocats ont réalisé 73 déclarations de soupçons, contre 19 un an plus tôt, ce qui correspond à une hausse de 284%.

Encore des déraillements

«Il y a toujours des déraillements», a encore indiqué Me Prum, en demandant la condamnation de son confrère à l’euro symbolique. Il a d’ailleurs regretté au passage que ce cas n’ait pas pu se solder sur un jugement sur accord, qui aurait évité à l’affaire son exposition publique. Selon nos informations, l’avocat a lui-même refusé cette option, considérant sans doute que la banalité de l’affaire lui vaudrait un acquittement.

Je suis inquiet pour l’avenir.“Guy Breistroff, substitut du Procureur d’Etat

Le Parquet s’est montré nettement moins consensuel dans son réquisitoire, demandant la condamnation de D. à une amende de 15.000 euros. La peine d’amende minimale prévue par la loi de 2014 est de 12.500 euros, la peine maximale s’élève à 5 millions d’euros. Le jugement sera rendu le 23 janvier prochain.

«Je conçois que l’on dise ‘Pourquoi moi’ et que l’on critique l’opportunité des poursuites par le Parquet», a souligné Guy Breistroff, le substitut du Procureur d’Etat. Le Parquet en fait une affaire de principe et ne veut pas croire, qu’en 2020, un avocat du Luxembourg puisse ignorer à ce point ses obligations professionnelles.

Le représentant du Parquet s’est dit «inquiet pour l’avenir» en raison du «manque de prise de conscience de la gravité de la situation» de la part de l’avocat. «Sa ligne de défense traduit un risque pour l’avenir» et «son discours ressemble à celui qui était tenu par des avocats et des notaires dans les années 1990 et au début des années 2000», a déploré Guy Breistroff. «L’époque a changé», a-t-il assuré.

Cette affaire tombe au mauvais moment. Entre le 26 octobre et le 11 novembre, le Groupe d’action financière contre le blanchiment et le financement du terrorisme (GAFI) effectuera une mission d’évaluation du dispositif de lutte contre l’argent sale au Luxembourg. Une mission à haut risque qui pourrait valoir au Grand-Duché, en cas d’échec, de se retrouver sur la liste noire des juridictions non-conformes.