La banque Raiffeisen est obligée de publier depuis 2019 la liste de ses milliers de sociétaires qui sont aussi ses clients. Paradoxalement, la libéralisation des sociétés coopératives en 2016 a ouvert une brèche dans le secret bancaire, encore d’actualité pour les résidents luxembourgeois.
42.169 noms, prénoms, statuts professionnels, codes postaux et localités ont été publiés le 2 juillet dernier par la banque Raiffeisen au Registre de commerce et des sociétés (RCS). La longue liste qui s’étale sur près de 600 pages est un condensé de la diversité de la population résidente luxembourgeoise. Elle renseigne l’identité des sociétaires de la banque coopérative qui sont aussi ses clients ayant souscrit les programmes de fidélité, dont le plus connu est Opera. Il donne droit à des avantages tels que des chèques cadeaux à Post Telecom (Post est actionnaire de l’établissement), des tickets de cinéma, des réductions des frais bancaires et de souscription de Sicavs, etc.
En payant leur ticket d’entrée 25 euros par an, les participants du programme endossent la qualité d’associés de la banque. Outre les «points fidélité», les membres ont aussi le droit d’assister à l’assemblée générale annuelle de la banque coopérative. La qualité d’associé donne des droits, mais elle a aussi des contreparties que la plupart de ses membres ignorent: depuis 2019, la Raiffeisen doit communiquer «la désignation précise des associés».
Un dépoussièrage qui dérape
La liste est consultable publiquement et gratuitement au RCS. Le 26 janvier 2021, elle renseignait 38.286 noms. Une semaine plus tard, le 1er février, la banque actualisait ses fichiers documentant 40.936 identités. Un an plus tôt, l’établissement affichait 36.803 membres. Des chiffres qui témoignent du succès du modèle coopératif auprès des consommateurs de services financiers.
Je suis membre de Raiffeisen depuis 40 ans. Je n’ai pas été averti. »Guy Heintz, ancien directeur de l’Administration des contributions directes
La loi du 10 août 2016, adoptée après neuf années de débats et de tergiversations, impose aux sociétés coopératives sous peine de nullité de ce statut particulier de décliner tous les six mois l’identité de ses membres. A côté des milliers d’anonymes, de nombreuses personnalités de la scène publique et politique se retrouvent parmi les sociétaires de la banque.
En dépit des milliers d’heures de travail que les députés de la sous-commission de modernisation du droit des sociétés ont passés sur le projet de loi sous la direction de son rapporteur socialiste Franz Fayot (aujourd’hui ministre de l’Economie), personne ne s’est rendu compte de la collision du modèle de banque coopérative avec les dispositions du secret bancaire qui s’appliquent toujours pour les résidents luxembourgeois.
Pas de devoir d’information
«L’obligation au secret professionnel (ou plus communément secret bancaire) n’existe pas, puisque la publication des informations au RCS est ici imposée en vertu d’une disposition législative», fait savoir à Reporter.lu, Analia Clouet, secrétaire générale de la banque.
«En tant que société coopérative et conformément à l’article 813-5 de la loi du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales telle que modifiée, Banque Raiffeisen dépose (…) tous les six mois au registre de commerce et des sociétés une liste indiquant par ordre alphabétique les noms, professions et demeures de tous les associés», poursuit la responsable. Elle précise que la disposition a été introduite par la loi du 19 décembre 2002 sur le RCS et la comptabilité annuelle des entreprises.
Toutefois, ce n’est qu’en 2019, et après la modification de ses statuts qui s’est traduite par l’absorption des caisses régionales et la création de trois catégories d’actionnaires (A, B et C), que la banque a publié une liste de milliers de noms. Auparavant, l’établissement se contentait de décliner l’identité de ses actionnaires institutionnels (EPT, Luxlait, Centrale paysanne, Vinsmoselle, etc) et particuliers (le député européen Charles Goerens, DP).
Conflit entre obligations légales
La députée Diane Adehm, CSV, fonctionnaire, fait également partie de la liste. Contactée par Reporter.lu, elle s’étonne de cette exposition au RCS: «Je n’étais pas au courant et je suis surprise de cette transparence. J’ai dû signer un contrat de sociétaire et devenir membre il y a des années. Je ne l’avais plus sur le radar», déclare-t-elle.
Il y a manifestement un problème et je suis fâché même si je peux comprendre la démarche de la banque coopérative. »Laurent Mosar, député et avocat
Ses collègues du CSV, Laurent Mosar, Octavie Modert et Serge Wilmes figurent également dans les fichiers du RCS. «Il y a manifestement un problème et je suis fâché même si je peux comprendre la démarche de la banque coopérative», indique Laurent Mosar.
Fervent défenseur de la place financière et du dernier carré qui subsiste dans le secret bancaire, le député chrétien social voit dans la publication de la liste «une atteinte au secret bancaire qui existe encore pour les résidents. La banque a un conflit entre différentes obligations, elle a dû estimer que l’obligation de transparence de ses actionnaires était plus importante que le secret». «Personne ne devrait savoir qui a un compte dans quelle banque», estime-t-il. Il se teste encore sur la suite qu’il donnera à cette affaire, sur le plan personnel et politique.
Jeannot, Serge, Tine et les autres
A l’époque du vote de la loi, Laurent Mosar, avocat, était membre de la commission parlementaire qui a planché sur la modernisation de la loi de 1915. Il n’a pas souvenir que la question du téléscopage des deux dispositifs légaux ait été un sujet de discussion à la Chambre. «Le monde politique est de plus en plus dépassé par la technicité et la complexité des lois dans le domaine financier», souligne-t-il.
Détenteur d’un compte à la Caisse d’Epargne en France, réseau bancaire coopératif, Laurent Mosar ne croit pas savoir que le droit des sociétés dans l’Hexagone applique les mêmes règles de transparence qu’au Luxembourg.
L’ancien co-président de Déi Gréng, qui a lâché son mandat en 2020, Christian Kmiotek, est aussi un petit associé de Raiffeisen, de même que le chanteur de variétés Serge Tonnar et du plus célèbre fonctionnaire retraité du Grand-Duché, Jeannot Waringo, auteur de deux rapports sur la Cour grand-ducale et la crise sanitaire dans les maisons de retraite.
L’ancien vice-Premier ministre Etienne Jeannot Charles Schneider y figure également, répertorié comme salarié. Le nom de Guy Heintz, l’ancien directeur de l’Administration des contributions directes, apparaît aussi. «Je suis membre de Raiffeisen depuis 40 ans. Je n’ai pas été averti», déclare-t-il à Reporter.lu.
Dans le monde patronal, les noms de Jean-Jacques Rommes, ancien directeur de l’ABBL et de l’UEL et Yves Maas, actuel directeur de l’association des banquiers et président du conseil d’administration de Crédit Suisse, apparaissent dans la liste des clients sociétaires. Tous les deux sont de fervents défenseurs du secret des affaires.
La CNPD réserve sa réponse
Tine Larsen, présidente de la Commission nationale de protection des données (CNPD), appartient elle aussi aux sociétaires de la banque, tout comme son prédécesseur Gerard Lommel. Contactée par Reporter.lu pour savoir ce qu’elle pensait de l’étalage de ses données, Tine Larsen a réservé sa réponse. Une réunion du collège de la CNPD devait intervenir vendredi 27 août pour se pencher sur les questions de la rédaction, notamment sur l’obligation ou non de notification de la banque à ses clients sociétaires sur la tenue du fichier.
Une démarche auprès de la CNPD n’est pas requise. »Tine Larsen, présidente de la CNPD
Interrogée sur ses obligations éventuelles de notification de ses fichiers d’associés, la banque estime ne pas avoir de comptes à rendre en matière de protection des données. «La banque ne doit pas et n’est pas autorisée à solliciter l’accord des associés en vue de cette publication ou obtenir une décharge de leur part», assure sa secrétaire générale. «Une démarche auprès de la CNPD n’est pas requise», ajoute-t-elle.
Les conditions de souscription du contrat Opera, publiées sur le site Internet de Raiffeisen, restent muettes sur les obligations de publication au RCS des données personnelles des membres de la coopérative bancaire. Les sociétaires anonymes que Reporter.lu a contactés tombent des nues. Ils ignoraient les obligations déclaratives de leur coopérative.
Rares réclamations
L’établissement assure d’ailleurs n’avoir enregistré aucun grief sérieux: «Bien que certains associés aient pu dans de très rares occasions, légitimement, s’intéresser aux motifs justifiant cette publication, Banque Raiffeisen n’a recensé aucune réclamation d’associé et n’a pas été impliquée dans une quelconque procédure judiciaire pour ce motif», souligne Analia Clouet.
Paradoxalement, la banque invoque le secret bancaire lorsqu’elle est interrogée sur la corrélation entre ses clients et ses sociétaires: «Le secret professionnel ne nous autorise pas à vous indiquer si tout ou partie de nos associés sont aussi clients de la banque», explique sa secrétaire générale. La responsable précise néanmoins que «les produits et services bancaires sont accessibles à nos clients sans considération du fait qu’ils soient associés ou non».
La Raiffeisen n’est pas la seule banque coopérative au Luxembourg. Fortuna Banque est dans le même cas, qui publie aussi tous les six mois la liste de ses quelques 400 membres, mais ne décline pas leur statut social ou professionnel comme le fait sa consoeur. «Nous nous sommes posé la question au Conseil d’administration de la cohérence de cette obligation de publication avec le secret bancaire et la protection des données», admet André Poorters, président de Fortuna Banque. Le dilemme a été vite résolu: «Il y a peu de gens curieux qui vont consulter le Registre de commerce», assure-t-il.