70 millions d’euros vont être investis pour la capitale européenne de la Culture à Esch et dans les communes du sud du pays en 2022. Un bon investissement? Certains en sont persuadés. D’autres sont plus dubitatifs. Esch 2022 veut «remixer» cette région pour la tourner résolument vers l’avenir. Pour l’heure, la mayonnaise n’a pas commencé à prendre.

Il y a affluence ce mercredi matin au premier étage de l’auberge de jeunesse de Esch-sur-Alzette. La machine à café chauffe tandis que les croissants disparaissent. Les forces vives culturelles de la ville sont là. On reconnaît les responsables des institutions (Kulturfabrik, théâtre, conservatoire, bibliothèque), les autorités communales  (le bourgmestre Georges Mischo, l’échevin à la Culture Pim Knaff, la présidente du Conseil de la Commission culturelle Daliah Scholl, le responsable du service culturel Ralph Waltmans), sans oublier un représentant d’Arcelor Mittal.

Ce qui réunit ce beau monde? Une conférence de presse a lieu pour annoncer la prochaine «Nuit de la culture» qui se déroule le samedi 5 mai. A priori, pas de quoi déplacer la presse en masse. Il s’agit de la septième édition. Sauf que l’annonce n’est pas anodine. Comme le souligne Georges Mischo, cette «Kulturnuecht» nouvelle mouture est la première tentative de mettre Esch en adéquation avec «Connexion», la stratégie culturelle adoptée par la ville en juin 2017 pour les dix prochaines années. Le vote s’était alors fait à l’unanimité et le nouveau bourgmestre y adhère «pleinement».

Ce 5 mai, le temps d’une nuit, bon nombre d’acteurs de la cité – institutions culturelles, artistes, associations, entreprises, administration communale, bénévoles – vont être réunis autour d’un projet culturel commun. Le but: créer du lien social pour contribuer à donner un nouveau souffle à la ville. Au-delà de cette première, l’équipe se donne trois ans pour parvenir à lancer la dynamique.

Une absence remarquée

A en croire l’échevin à la Culture, Pim Knaff, cette «Kulturnuecht» est aussi la préfiguration,  le temps d’une soirée, du programme de la capitale européenne en 2022. Or deux personnes brillent par leur absence à la réunion de mercredi: Andreas Wagner et Janina Strötgen, les deux responsables de l’événement. Il faudra la question d’un journaliste pour apprendre que le Pavillon d’Esch 2022, dont la rénovation vient de s’achever sur la place du Brill, sera ouvert pour la «Kulturnuecht». Il accueillera «L’agence nationale de psychanalyse urbaine», un projet du psychanalyste Laurent Petit qui, avant le 5 mai, ira sonder l’état d’esprit des Eschois et en rendra compte dans le cube blanc sous forme de performance. «C’est vrai que nous avons peut-être besoin d’une psychanalyse à Esch», ironise Pim Knaff.

Le pavillon de la capitale européenne de la Culture, dont la rénovation est achevée place du Brill, pourra se visiter le 5 mai. (Photo: Matic Zorman)

Non seulement les responsables de Esch 2022 ne sont pas là, mais il est clair qu’ils n’ont pas été associés au projet placé sous la responsabilité d’Emmanuel Vinchon, l’ancien conseiller indépendant sollicité par la ville pour le premier projet de Capitale européenne de la Culture (projet retoqué par le jury européen). Le communiqué officiel de la «Kulturnuecht» ne fait aucune référence à Esch 2022. En revanche, son partenaire  Kaunas 2022 (Lituanie) est cité, de même que Mons 2015.

Malaise sur la scène culturelle

Depuis le coup d’éclat de l’interview de Georges Mischo dans le Tageblatt le 28 mars dernier, le contact a été renoué entre les responsables de Esch 2022 et le bourgmestre, qui est également le président de l’asbl Esch 2022. «Je les ai vus à deux reprises et nous avons trois prochains rendez-vous planifiés», dit-il. Cela étant,  un malaise est palpable sur la scène culturelle eschoise.

Pour l’instant, le courant ne passe pas vraiment avec la scène culturelle et leur discours n’est pas adapté pour la scène politique, c’est dommage.“Un professionnel de la scène culturelle

Un silence un peu gêné s’installe si l’on pose la question de l’absence des représentants d’Esch 2022. Pourquoi ne sont-ils pas à la conférence de presse? «Il faut le leur demander», glisse Ralph Waltmans (ce que nous avons fait, sans réponse). Le responsable du service culturel de la ville, qui n’a pas été consulté pour la rédaction du deuxième Bidbook, admet que les relations ne sont pas au beau fixe avec le binôme: «Ce n’est pas la lune de miel. Ce n’est pas la guerre froide non plus. Ma porte est toujours ouverte».

Du côté des institutions culturelles, on s’étonne aussi du peu d’interaction avec les responsables de Esch 2022. Certains ne les ont jamais vus et attendent toujours des réponses à leurs questions. «Pour l’instant, le courant ne passe pas vraiment avec la scène culturelle et leur discours n’est pas adapté pour la scène politique, c’est dommage», glisse un professionnel qui préfère garder l’anonymat.

La Kulturfabrik, citée comme institution modèle dans le cadre du plan de développement culturel 2017-2027 (ce qui lui a valu une hausse de ses subventions municipales et étatiques) a engagé début 2017 Nathalie Ronvaux comme responsable  du programme de l’année européenne de la Culture. Sur les huit projets soumis, trois ont été à ce jour retenus. Les cinq autres sont en attente d’une réponse. Du coup, l’équipe préfère miser sur la perspective 2027. «Ce qui nous intéresse n’est pas 2022 mais ce qu’il y a derrière», commente le directeur Serge Basso. En ce sens, la Kulturfabrik soutient pleinement la stratégie «Connexion 2017-2027». «Cela s’inscrit dans une logique de développement de territoire et c’est un outil avec lequel tout le monde peut travailler». Et Esch 2022? «C’est un accélérateur  qui nous donne plus de moyens pour mettre en place certaines idées».

Des agendas à ajuster

Le paradoxe de la situation actuelle à Esch, c’est que la ville s’est dotée d’un plan de développement culturel pour la période 2017-2027 afin de remplir les critères exigés par le jury de la capitale européenne de la Culture. Or les perspectives ouvertes par ce plan sont telles qu’elles peuvent donner l’impression que l’impact de Esch 2022 est anecdotique au regard du montant investi.

Le lien entre la capitale européenne de la culture et la stratégie culturelle de la ville nécessite des adaptations.“ Rapport du jury européen de Esch 2022

«Connexion» n’est pas sans analogie avec la stratégie mise en œuvre  à Differdange et Dudelange, qui toutes deux misent sur la culture et les industries créatives pour compenser le vide né de la désindustrialisation. A la nuance près que Esch dispose dans ses mains de l’atout maître qu’est l’université. Le but de cette stratégie est de transformer l’ancien fief de la sidérurgie en «ville créative» reconnue au niveau local, national et dans la Grande Région. Il s’agit non pas tant de développer une offre culturelle que de créer une dynamique créative, partant du constat que «le développement d’une simple consommation culturelle ne peut aucunement constituer une solution aux fractures sociales et spatiales des territoires urbains».

La stratégie passe par cinq axes prioritaires: soutenir la création dans la ville / favoriser la diversité culturelle et l’accès de tous à la culture / faciliter la formation par la culture et aux cultures / soutenir le développement économique par la culture / valoriser l’image d’Esch à l’extérieur et aux yeux des Eschois.

Serge Basso, Nathalie Ronvaux et René Pening de la Kulturfabrik: «Ce qui nous intéresse n’est pas 2022 mais ce qu’il y a derrière». (Photo: Matic Zorman)

Le problème, c’est que les exigences d’une capitale «européenne» de la Culture ne s’accommodent pas forcément d’une logique de territoire telle que «Connexion». Par exemple, à quoi bon faire venir la star mondiale Ai Wei Wei au hall des Soufflantes d’Esch Belval (si tant est qu’elles seront rénovées, comme le prévoit le Bidbook et comme le souhaite une pétition qui vient d’être déposée à la Chambre des députés) quand le Théâtre n’a pas les moyens de disposer d’un service de communication digne de ce nom ou que la ville n’a toujours pas de maison des associations? Quel est le sens et quel peut être l’impact à long terme d’une manifestation comme la commémoration des 50 ans de la venue du couple Ceaucescu à Esch?

Ce point sensible est souligné par le jury européen dans son jugement de novembre 2017. Il indique que «le lien entre la capitale européenne de la culture et la stratégie culturelle de la ville nécessite des adaptations et des précisions».

350 euros par habitant

L’enjeu est de taille, compte-tenu du montant investi. 70 millions d’euros sont budgétisés (hors infrastructures) pour une année et pour une population de 200.000 personnes (Esch, 11 communes du Sud et 8 communes frontalières françaises). Cela représente un montant de 350 euros par habitant. A titre de comparaison, le budget de la capitale européenne Luxembourg et Grande Région était de 57 millions d’euros en 2007 (l’équivalent de 65 millions en 2018 en euros constants), soit 5 euros (6 euros constants) par habitant. Or rien ne garantit que cette année culturelle sera un succès. La lecture du rapport du jury européen souligne la pertinence de la stratégie Remix et de certaines initiatives mais n’en pointe pas moins du doigt nombre de faiblesses dans le projet: les différents éléments du programme sont trop fragmentés, les mesures pour mobiliser la population sont trop vagues et de gros points d’interrogation subsistent au niveau des infrastructures (non seulement pour accueillir les manifestations mais aussi pour le transport et le logement des visiteurs).

Par-delà ces difficultés, une dynamique peut-elle se mettre en branle? «On sent qu’il y a des choses qui bougent», observe René Penning. Cela fait 20 ans que cet Eschois travaille à la Kulturfabrik dont il est depuis plusieurs années le directeur administratif. «Esch a un potentiel énorme. Nous avons tous les éléments en main pour réussir la mutation: une situation économique saine, l’université à Belval, les friches industrielles tout autour de la ville pour développer le logement et les activités économiques, la capitale européenne de la Culture en 2022 et le plan stratégique culturel à l’horizon 2027». Autant dire que du côté de la Kufa, les discours déclinistes sur la ville n’ont pas droit de cité.