Le Forum initié par la Grande-Duchesse avec plusieurs Prix Nobel de la Paix a réussi à faire entendre la voix forte des survivantes de viols de guerre. Mais il a aussi montré qu’un tel évènement ne suffit pas à panser les plaies des victimes et à arracher des engagements politiques et financiers. Le soutien modéré du gouvernement souligne les limites de l’exercice. Notre analyse.
Un cri du cœur a résonné à plusieurs reprises lors de ce Forum qui a réuni 1200 personnes durant deux jours au Kirchberg: qu’il soit mis fin à l’impunité. Ce plaidoyer vibrant a notamment été tenu lors de la soirée de «Célébration de la victoire des survivantes» à la Philharmonie, cérémonie collective tout à fait inédite dans cette institution, entre séance d’exorcisme des traumatismes et communion festive. On y a vu la Grande-Duchesse, comme transfigurée par sa cause, danser au milieu de celles qu’elle appelle ses «grandes sœurs». Elles étaient 44 femmes venues de 14 pays.
Les participants à cette soirée ont été marqués par le récit à peine supportable des survivantes à la voix étranglée par l’émotion, mais aussi par le cri de colère de cette jeune Sud-soudanaise qui fixait l’assemblée en lançant sans trembler: «je ne veux pas votre pitié mais une réponse. Que faites-vous vis-à-vis de vos voisins qui gagnent des milliards d’euros en vendant des armes?»
Toutes réclament la justice mais aussi la possibilité de se reconstruire. La Prix Nobel de la Paix Nadia Murad, qui a connu l’esclavage sexuel sous la coupe de Daech en Irak, l’a rappelé de sa voix calme et ferme: «beaucoup de terroristes vivent mieux que les survivantes qui ont dû immigrer pour survivre». Les survivantes du réseau «Global Movement of Sexual Survivors» coordonné par la Fondation Mukwege, exigent d’être associées aux négociations de paix entre belligérants afin d’obtenir justice.
Les absent(e)s
Il faut reconnaître à la Grande Duchesse Maria Teresa le courage d’avoir voulu soutenir une cause qui n’est pas des plus populaires en initiant ce Forum, suite à une rencontre avec le docteur Mukwege en 2016 et en partenariat avec l’association «We Are Not Weapons of War» de Céline Bardet. L’attribution du Prix Nobel en 2018 au docteur congolais et à Nadia Murad a incontestablement amplifié l’impact de l’initiative. De nombreux hauts représentants des institutions internationales avaient fait le déplacement.
La voix des survivantes est passée également à travers la projection de «Zero Impunity», coproduit au Luxembourg grâce au soutien du Film Fund. Ce film des activistes de la société A_Bahn dénonce les crimes sexuels commis dans des pays comme la Syrie mais aussi sous la bannière de l’ONU, de l’armée française pendant l’opération Sangaris en Centrafrique et par les Etats-Unis à Guantanamo. Il est dommage qu’aucun débat n’ait été mené autour de ce film mais on peut saluer la décision de le programmer.
Autre regret: qu’aucune place n’ait été accordée aux réfugiés – femmes mais aussi hommes – qui ont pu subir des viols sur leur route de l’exil jusqu’au Luxembourg, notamment ceux qui sont passés par la Libye. Combien sont-ils et comment sont-ils pris en charge chez nous? Ce point n’a pas été thématisé.
Entre «Nation Branding» et humanitaire
Le docteur Mukwege, qui est longuement intervenu à la tribune pour expliquer pourquoi il fallait entendre la voix des survivantes, insiste sur le fait que la question de la justice est primordiale. Ce qui implique une volonté politique forte. «Actuellement, c’est la justice des vainqueurs qui est la plus forte. Il faut que la Communauté internationale impose une ligne rouge et ne transige pas avec les violeurs. C’est le cas concernant mon pays où la solution ne peut pas venir de l’intérieur. C’est aussi le cas par exemple pour la demande d’adhésion de la Serbie à l’Union européenne », nous a-t-il dit à l’issue du Forum.
Or si les représentants du gouvernement n’ont pas tari d’éloges à l’égard de l’initiative de la Grande-Duchesse, ils ont pris soin de ne faire aucune annonce politique. À ce jour, la seule mention de cet événement sur le site du gouvernement est un communiqué du ministère de la Santé concernant un flash-mob auquel ont pris part certains de ses employés en solidarité avec les victimes de violences sexuelles. Pourtant, d’après nos informations, le Forum a été en partie financé sur le budget du ministère des Affaires étrangères qui lui a alloué 400.000 euros, et celui du département de la Défense pour 50.000 euros.
Le Luxembourg n’est pas seulement le pays de la finance, mais le pays qui a du cœur.“Jean Asselborn, ministre des Affaires étrangères
Le Premier ministre Xavier Bettel a rappelé son attachement aux droits de l’homme et salué le courage des survivantes. Non sans oublier de mentionner ses propres mérites, comme sa récente prise de position au Sommet de la Ligue arabe durant lequel il a fait allusion à son homosexualité.
L’intervention du ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, a aussi laissé perplexe. Il a indiqué devant l’assemblée qu’il pensait ne pas être réélu aux dernières élections, ce qui lui aurait permis de ne pas s’occuper du Forum. Sur le ton de l’humour, voilà qui témoignait d’un certain embarras face à une initiative qui, si elle est louable, n’a pas de légitimité institutionnelle.
Jean Asselborn a par ailleurs lancé à la Grande-Duchesse ce message relayé sur Twitter, où affleurait un parfum de «nation branding» qu’on pouvait juger déplacé devant des survivantes de crimes de guerre: «Vous avez montré que le Luxembourg n’est pas seulement le pays de la finance, mais le pays qui a du cœur. Vous avez montré qu’avec énergie et ténacité, nous sommes capables de monter quelque chose de bien». Une réponse bien désinvolte au docteur Mukwege qui, peu avant, appelait de ses vœux la création d’un Fonds international qui permette de financer de manière coordonnée et globale l’aide aux survivantes.
Si le Forum a permis au ministre des Affaires étrangères de rencontrer la Procureure générale de la Cour Pénale Internationale (CPI), Fatou Bensouda, il faut noter que cette rencontre était purement formelle. Le soutien du Luxembourg à la CPI remonte à une prise de position du 18 mars 2019 suite à un vote à l’unanimité à la Chambre des députés qui entérine une modification du Traité de Rome.
La seule mesure un peu plus concrète semble se dessiner du côté du ministère de la Santé. Étienne Schneider, qui a assisté à une partie du Forum, s’est réjoui de cette initiative «positive pas seulement pour notre image de marque mais aussi pour notre monarchie et sur le plan humanitaire». Il nous a confirmé qu’il allait se mettre au plus vite en contact avec la ministre de la Coopération, Paulette Lenert (absente du Forum en raison d’un déplacement à l’étranger) afin que des femmes victimes de viols de guerre puissent être soignées au Luxembourg. Pour l’heure, il n’a pas été en mesure de nous dire quels pays et combien de personnes seront concernés.
Taina Bofferding n’a, quant à elle, pas fait le déplacement jusqu’au Centre de conférences du Kirchberg en raison de dossiers à gérer au ministère de l’Intérieur. L’assistance aux victimes de la traite des êtres humains est pourtant de son ressort.
Des financements à mobiliser
La Grande-Duchesse a insisté sur le fait que cette initiative était le début d’un processus. Faute de réelle volonté politique pour contenir les conflits et leurs drames humains, la société civile va devoir continuer à panser les plaies des victimes. À cet égard, le Forum a permis de donner la parole à des personnalités reconnues sur le terrain qui ont pu dialoguer avec les survivantes lors de trois sessions de workshops auxquelles ont aussi participé des associations, institutions ou entreprises luxembourgeoises comme la Croix-Rouge, ECPAT, LuxFlag, ArcelorMittal ou la BEI. Le timing serré n’a malheureusement pas permis d’approfondir les échanges.

De son côté, la fondatrice de l’association «We Are Not Weapons of War» et partenaire stratégique du Forum, Céline Bardet, regrette que davantage de temps n’ait pas été dédié à la présentation de solutions concrètes pour aider les victimes. «Le public n’a pas vraiment eu la possibilité de se faire une idée des innovations qui ont besoin d’être financièrement soutenues, faute de quoi elles vont disparaitre», nous a-t-elle confié après la manifestation. C’est le cas de la technologie de BackUp développée pour son association par InTech, une société d’ingénierie informatique luxembourgeoise. Ce logiciel, qui pourrait être plus largement utilisé par les victimes de violences sexuelles, permet de géolocaliser les personnes et de rassembler les preuves des exactions pour permettre des actions en justice.
«WoWW a travaillé bénévolement pour l’organisation du Forum“Céline Bardet, partenaire stratégique
Dans un communiqué, la Fondation Grand-Duc et Grande-Duchesse annonce qu’elle va soutenir financièrement le développement du logiciel BackUp qui devrait prochainement lancer des phases de test sur le terrain. Céline Bardet prend acte du geste mais observe que le montant du contrat signé correspond à 3% des 500.000 euros nécessaires pour le développement du projet. «Mon association a travaillé bénévolement pour l’organisation du Forum. Il va falloir désormais mettre ce qu’il nous reste d’énergie pour faire appel à des bailleurs de fonds si nous voulons poursuivre nos projets», dit cette juriste internationale connue pour son franc-parler.
Le communiqué indique par ailleurs qu’en marge du Forum, la Fondation Grand-Duc et Grande-Duchesse a signé deux conventions pour soutenir l’extension de l’hôpital de Panzi du docteur Mukwege (avec la Croix-Rouge luxembourgeoise) ainsi que son électrification (en partenariat avec la Fondation d’entreprise Engie). En revanche, aucune annonce ne concerne la Fondation du docteur Mukwege (basée à La Haye et dont le Prix Nobel n’est que «conseiller spécial»), qui coordonne notamment le réseau des survivantes SEMA. L’une de ses représentantes nous a indiqué que le financement du réseau n’est garanti que jusqu’à la fin de l’année.
La Grande-Duchesse Maria Teresa a assuré aux survivantes lors de la clôture du Forum qu’elles «ne sont plus seules». Les moyens de la Fondation Grand-Duc et Grande Duchesse étant limités, le défi sera pour elle de trouver des relais auprès de la société civile pour pérenniser l’élan de Stand Speak Rise Up. Malgré la promesse de la Grande-Duchesse, les survivantes risquent de se retrouver rapidement bien seules face à leurs bourreaux.