La déclaration sur la politique étrangère que le ministre des Affaires étrangères et européennes Jean Asselborn a faite le 13 mars 2018 devant la Chambre et le débat qui s’en est suivi ont montré une chose : les temps de l’europhilie militante, quand l’intégration européenne, la méthode communautaire, et même l’élargissement soulevaient espoirs et enthousiasme, ou quand il était encore permis de rêver d’une Europe plus sociale, sont bien révolus. L’exercice de l’appartenance du Luxembourg à l’UE, sur laquelle il y a consensus, s’annonce plus circonspect, vu les circonstances.
Les dossiers qui fâchent
Les circonstances, elles sont complexes, nombreuses et ainsi faites qu’elles ne risquent pas de stimuler une nouvelle poussée de désir d’Europe au Luxembourg car les dossiers qui fâchent s’accumulent.
Parmi ces dossiers, ACCIS pour «assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés», le projet très ambitieux de la Commission, censé permettre de lutter contre l’évasion fiscale et rendre les règles d’impositions plus simples pour les entreprises. Le Luxembourg n’a pas pu ne pas acquiescer au principe, ce qu’il a fait du bout des lèvres, mais met en question son impact sur la souveraineté des Etats à fixer leurs impôts et que la problématique ne soit pas traitée au niveau global, mais de l’UE uniquement.
Il y a ensuite le projet de la Commission qui veut étendre les prérogatives de l’Autorité européenne des marchés financiers ESMA, qui aurait ainsi le droit de contrôler si la CSSF veille bien au grain quand les gestionnaires des fonds luxembourgeois délèguent une part de leurs activités hors des frontières de l’UE, ce qui est une pratique courante. Ce projet n’avait dans un premier temps pas suscité de commentaires du ministère des Finances. Entretemps, vu son impact sur le modèle d’affaires de l’industrie des fonds d’investissement de ce qu’on appelle la Place avec une majuscule un rien idolâtre, ce règlement est devenu le texte qu’il faudra empêcher à tout prix.
Autre dossier qui crée l’énervement : les services, et donc les services financiers qui sont le moteur économique et l’unique levier de l’excédent de la balance des paiements du Luxembourg, ne feraient pas partie du traité commercial qui lierait, après sa sortie de l’UE, le Royaume-Uni et les Etats membres de l’UE. La France n’en veut pas, puisque Paris, place financière, veut être le grand bénéficiaire du Brexit.
Autre exemple : La Commission a avancé dans sa proposition de révision du règlement sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, l’idée qu’il incombera à l’État membre du dernier emploi de verser les prestations de chômage aux travailleurs frontaliers, si ceux‑ci y ont exercé une activité pendant douze mois. Cela a fait sursauter tout le monde, y compris le ministre du Travail Nicolas Schmit, qui joue volontiers le rôle du franc-tireur et du visionnaire sur les dossiers européens, notamment quand il s’agit de la dimension sociale de l’UE. L’idée de la Commission implique que l’ADEM serait intégralement en charge des indemnités de chômage des salariés frontaliers. Vu le nombre de frontaliers qui tournent en guise de variable d’ajustement sur le marché du travail luxembourgeois, cette rotation jusque-là commode de ressources humaines pourrait coûter très cher au système d’assurance-chômage national auxquels les travailleurs frontaliers ont par ailleurs statutairement contribué.
Les propositions de réforme de la zone euro de Jean-Claude Juncker et d’Emmanuel Macron de septembre 2017 n’enchantent guère non plus, surtout les propositions institutionnelles, comme un ministre des Finances de la zone euro, ou un budget de la zone euro.
Et puis, juste avant la déclaration de politique étrangère il y eut le rapport de la Commission dans le cadre du semestre européen qui dit que «certains indicateurs donnent à penser que les règles fiscales luxembourgeoises pourraient être utilisées dans des structures de planification fiscale agressive». Le reproche a fait sortir des gonds le Premier ministre Bettel et son ministre des Finances Gramegna, le premier allant jusqu’à accuser la Commission, comme dans le cas du projet sur l’ESMA, de ne pas les avoir consultés. Sauf que cette fois-ci, le ministère des Finances a été vigilant et avait adressé une cinquantaine de commentaires à Bruxelles, comme le révèle le commissaire en charge du dossier, le Français Pierre Moscovici. Mais le Premier ministre, que l’on sait brouillon, n’en savait rien.
Coordination stratégique poussive
Ces circonstances auraient pu donner lieu à un discours politique raisonné, des papiers stratégiques et des délibérations publiques sur la meilleure manière pour le Luxembourg de s’en sortir sans tomber dans les différents trous que l’Histoire en général et l’évolution dans l’UE en particulier sont en train de creuser sur son parcours.
Or, si quelques circonstances ont été nommées, une telle délibération plus systématique et stratégique n’a pas été préparée par le gouvernement et n’a à fortiori pas eu lieu à la Chambre. L’opinion publique a eu droit à une succession de discours logorrhéiques, encyclopédiques et soporifiques sur l’état du monde qui ont éludé la part ardue d’une analyse à tête froide des intérêts au sein de l’UE du Luxembourg.
La communication entre les ministères régaliens autour desquels se structure l‘Etat et à travers lesquels il se projette vers l’extérieur, reste mauvaise.
Pour cela, il faudrait mettre en place une gouvernance horizontale plus cohérente, plus coordonnée. Or, et c’est un secret de polichinelle, la communication entre les ministères régaliens – ceux en charge des relations extérieures, des finances, de la justice et de la force publique – autour desquels se structure l‘Etat et à travers lesquels il se projette vers l’extérieur, reste mauvaise. Chaque ministère reste un fief de son titulaire comme de ses fonctionnaires dirigeants. Et le ministère d’Etat, qui devrait servir d’axe de coordination, d’animateur d’une convergence politique, est devenu du fait du style improvisé de son titulaire et de la tradition d’un Etat géré comme la somme de ses ministères un facteur de désordre récurrent.
Le ministère des Affaires étrangères, secondé par la Représentation permanente auprès de l’UE et ses différentes directions, a bien essayé de placer des éléments de synthèse dans la déclaration de Jean Asselborn, mais elle se lit toujours comme un catalogue de positions qu’il n’est pas aisé de ramener à leurs causes. La mise en place d’une gouvernance horizontale plus effective et qui engagerait toutes les parties de l’appareil gouvernemental sur les orientations qui auraient été retenues tout en tenant les citoyens au courant de l’évolution des choses reste par conséquence en souffrance.
Intérêts objectifs à modèle économique inchangé
Il est vrai que la tâche de mettre en avant les intérêts objectifs du Luxembourg n’est pas facile. Ils relèvent sur la scène européenne de l’inavouable et du coupable, un peu comme une maladie honteuse. Son modèle économique et fiscal qui gravite autour du secteur financier est jugé problématique voire intenable par les défenseurs de l’équité fiscale. Peu importe ce qui les motive, depuis la crise, leur discours est devenu imparable.
Les intérêts du pays, ce sont aussi ses promesses sociales généreuses difficiles, voire pour certains impossibles à tenir.
Encore qu’il ne faut pas se leurrer : ce n’est pas seulement une société civile et des lanceurs d’alerte mus par un idéal d’équité qui sont à l’œuvre sur les dossiers de justice fiscale, mais aussi de nouvelles concurrences qui s’annoncent à la faveur du Brexit, qui convoitent le secteur des fonds et qu’arrangent les critiques qui pleuvent sur la Place. Une de ces nouvelles concurrences est Paris. Et Paris, c’est Macron, celui dont on attend qu’il relance le moteur franco-allemand et l’UE. Et Macron, on peut ne pas être d’accord avec lui, mais on ne le dira pas à haute voix.
Les intérêts du pays, ce sont aussi ses promesses sociales généreuses difficiles, voire pour certains impossibles à tenir. Elles sont scandaleuses pour les tenants de tout acabit du moins-disant social, dont la Commission, mais incontournables pour assurer la paix sociale. Car le modèle économique du Luxembourg est basé dans le secteur financier, qui est le moteur de la croissance luxembourgeoise, sur un marché du travail clivé.
Les grandes plus-values ne sont pas livrées par le travail des résidents nationaux et des résidents étrangers que l’on considère comme des immigrés, mais avant tout sur les prestations de ces individus hautement qualifiés qu’on qualifie communément d’expats, pour faire la différence légalement non pertinente en termes du droit de résidence, mais pertinente en termes de privilèges et franchises fiscales et même de politique et d’infrastructures scolaire, avec les immigrés. Les frontaliers servent eux de variable d’ajustement ou de pilier de l’emploi selon les secteurs.
Cette partition inégalitaire d’un marché du travail de surcroît en surchauffe qui se double d’un fossé générationnel conduit chez les résidents nationaux et les immigrés à un accès de plus en plus difficile au logement, et un endettement croissant des ménages, voire les fait passer de l’état de résidents à celui de frontaliers. Sans les promesses et les transferts sociaux, la situation sociale au Luxembourg serait explosive, pas très favorable à un bon climat pour les affaires.
Le Luxembourg piégé par un aporisme structurel
Ces paramètres et les obligations du pacte de stabilité ont façonné le lien entre promesses sociales et taux de croissance économique et de l’emploi – tous nécessairement élevés – de façon telle qu’il est devenu un véritable aporisme. Il obligera tout gouvernement et quelle que soit sa couleur à se détourner des palliatifs habituels – l’endettement public ou la hausse des impôts des personnes physiques – pour se lancer à la recherche de réorientations plus durables. L’étrange et un peu totalitaire plan Rifkin ou la croissance par la minière spatiale sont des avatars de cette recherche d’un modèle de croissance qui viendrait relayer l’ère de la Place.
Quelques soient ses critiques ou détracteurs, le résultat est le même pour le Luxembourg. Il est sur la défensive et doit se justifier à chaque rapport publié par la Commission, l’OCDE ou les lanceurs d’alerte pour un peu tout ce qui le distingue de ses pairs, en fait pour un peu tout ce qu’il est devenu depuis l’expansion de la Place à partir de 1985. Parmi ceux qui encouragent cette pression, ses voisins et concurrents les plus immédiats, l’Allemagne et la France, qui sont à la fois les plus grands Etats membres et censés être le moteur de la machine Europe dont le Grand-Duché attend, comme les autres 24, le redémarrage, sans savoir quelle direction sera prise. D’après les dernières nouvelles, l’on sera éventuellement plus fixé peu de temps avant le Conseil européen de juin 2018.
Retours, retournements et revirement
Comme le Luxembourg restera petit et malgré tout planté géographiquement et immuablement là où l’Histoire l’a planté, il faudra ménager la chèvre et le chou et tout le reste. Il faudra aussi jeter un voile diplomatique sur ses complicités discrètes avec Londres ou La Haye par exemple qui lui servaient encore récemment de bouclier dans les dossiers qui touchaient aux services financiers.
Dans un tel contexte, le rôle de «Bréckebauer» que le Premier ministre invoque volontiers à grands renforts d’œillades candides et cabotines est pour le moins compromis. On va de nouveau vers une logique plus crispée comme du temps de Luc Frieden. Le Luxembourg invoquera de nouveau plus l’unanimité en matière fiscale, la souveraineté nationale et le «level playing field» à tout bout de champ, alors que depuis 2014, Pierre Gramegna avait su procéder de manière plus subtile. Des inflexions vers un nouveau style plus tendu sont déjà perceptibles dans le discours de Jean Asselborn.

Pas question ainsi de transformer à court terme le mécanisme de stabilité européen ESM en Fonds monétaire européen qui aurait des compétences communautaires pour restructurer le budget d’Etats membres défaillants, dit Jean Asselborn, et il ajoute : «Cela signifie entre autres que nous continuerons à travailler sur une base intergouvernementale, même si nous devons être conscients du fait que cela va à l’encontre de l’esprit du traité de Lisbonne, où l’approche communautaire devrait être la règle et celle intergouvernementale l’exception.» Bref, le Luxembourg remise poliment dans le domaine monétaire et financier la méthode communautaire comme on envoie paître dans le vert pâturage des souvenirs un cheval de course méritant quand il a atteint sa maturité.
Un budget de la zone euro n’est pas non plus souhaitable, et c’est l’idée d’une ligne de budget spécifique dans le cadre du nouveau cadre financier qui est préférée. Rien n’est dit ouvertement, mais l’on a bien compris qu’une zone euro ultra-harmonisée gérée avec la méthode communautaire, mais sans politique économique et sociale commune, sera une zone ultra-concurrentielle qui ne risque pas d’être soucieuse d’un développement équilibré des économies et des territoires, et donc des Etats qui la composent. Le sort que les gouvernements des grands de l’UE réservent à certains de leurs propres territoires jugés plus périphériques ou moins rapporteurs au bénéfice de quelques centres devrait renforcer la méfiance.
Le mot «prudence», le maître-mot de toute politique étrangère et européenne luxembourgeoise avant les témérités et les sorties impromptues de l’ère Asselborn est de retour.
Dans son discours, Jean Asselborn met en avant «l’impact substantiel» de l’harmonisation ou de la coordination fiscale sur la souveraineté des Etats et sur l’aspect global et pas seulement européen de la question. Une assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés ne pourra être déterminée que si la compétence des Etats de fixer leurs impôts n’est pas entamée, comme l’avait promis la Commission. Or, comme celle-ci vient de placer la discussion sur le plan de l’harmonisation et de la coordination sociale, « le gouvernement est prudent avant de s’engager sur ce terrain».
Le mot «prudence», le maître-mot de toute politique étrangère et européenne luxembourgeoise avant les témérités et les sorties impromptues de l’ère Asselborn est de retour. En ligne avec le ministre des Finances, une solution globale est préférée à une solution européenne au nom de la compétitivité européenne.
Mais comme le Luxembourg ne peut pas dire non à tout, tout en prétendant vouloir faire avancer l’UE sans laquelle de toute façon il ne peut pas fonctionner, le Luxembourg va contribuer plus à la cagnotte européenne qui souffrira à concurrence de 12 à 14 milliards d’euros de la défection du Royaume-Uni. Mais ceci «à condition que nous soyons convaincus que cette hausse du budget européen serve l’intérêt européen», dit Jean Asselborn, sibyllin.
Quels alliés ?
La politique européenne du Luxembourg est en tout cas arrivée à une croisée des chemins. À modèle économique inchangé, certaines harmonisations envisagées par la Commission représentent un enjeu vital pour le Grand-Duché. Le volet « harmonisation fiscale » de l’intégration européenne prônée par la Commission et les grands, risque de ramener vers les places financières de ces mêmes grands les activités par lesquelles se distinguent entre autres la place de Luxembourg, mais aussi celles des Pays-Bas, de l’Irlande et de quelques autres. Aucun de ces Etats membres ne sera en mesure d’accepter une harmonisation fiscale sans qu’il y ait eu changement de son modèle économique. Sinon ce type d’intégration européenne débouchera à terme sur une concentration du secteur financier européen sur deux ou trois places, sans renforcer en rien le rôle de l’UE dans le monde, puisqu’elle générera des terres économiques brûlées foyers d’instabilité et de populismes triomphants.
Dans cette constellation, le Luxembourg pourrait avoir des alliés. Emmenés par le Premier ministre néerlandais, le libéral de droite Mark Rutte, huit pays ont déjà annoncé leurs réticences face aux velléités de réforme de la zone euro. Ils préfèrent une consolidation de l’UE actuelle à une extension de ses prérogatives et une augmentation de leurs contributions. Ils pourraient être rejoints par les démocraties illibérales de l’Europe centrale, mais ces dernières sont pour l’heure infréquentables pour le Luxembourg à cause d’un désaccord fondamental sur les valeurs et la solidarité européennes.
Il est clair que le Luxembourg rechigne à s’insérer dans des alliances qui sont des marqueurs d’un retour en force des Etats-nation, d’une ancienne géopolitique et des pratiques intergouvernementales. Ses responsables savent qu’il n’y a pas d’alternative à toujours retrouver son équilibre entre l’Allemagne et la France, à condition que ces deux pays veulent le laisser respirer à sa guise dans le cadre de règles communes.
Comme toutes les prémices ne sont pas données actuellement, le Luxembourg vient de se placer de fait, peut-être à corps défendant de l’un ou de l’autre de ses protagonistes, et au-delà de ses convictions et discours communautaires traditionnels, en solitaire apparent, dans le camp des intergouvernementaux. Ceux-ci qui veulent selon une formule de Mark Rutte dans son discours programmatique à Berlin, «une Union qui fonctionne mieux plutôt qu’une Union toujours plus étroite».
Quel revirement ! Et comment ménager la chèvre et le chou entrer l’Allemagne et la France, où une visite d’Etat est en train de se dérouler ? Et comment expliquer cela franchement aux citoyens las de la langue de bois et des faux espoirs lors des consultations citoyennes promises par Jean Asselborn qui devraient se tenir sur le futur de l’UE entre mai et juin 2018, et s’achever par un événement final le 2 juillet avec le vice-président de la Commission Frans Timmermans? D’ailleurs : aucun député ne s’est aventuré à poser des questions sur les modalités de ce dialogue et son financement.