L’archevêché de Luxembourg estime que la Fraternité «Verbum Spei» s’est distanciée des idées controversées, qui ont conduit à des structures d’abus à l’étranger. Notre enquête met en cause ce constat ainsi que la décision solitaire du cardinal Jean-Claude Hollerich.

Malgré les premiers dysfonctionnements qui se font jour dans la Fraternité Verbum Spei à Esch-sur-Alzette, Élisabeth (le prénom a été modifié) continue à lui accorder sa confiance. Contrairement à beaucoup d’autres, cette paroissienne n’ignore rien de ses origines. Verbum Spei est née d’une dissidence de membres de la communauté Saint-Jean qui voulaient rester fidèles à leur père fondateur, le père Marie-Dominique Philippe, au cœur d’un scandale d’abus sexuels et spirituels.

Cette mère de famille «comprend qu’on puisse se poser des questions» mais «ne cherche pas à en savoir plus» car ce qu’elle trouve à la messe la «nourrit spirituellement». Elle apprécie le mélange de population à la paroisse Saint-Henri, qui héberge la Fraternité: «Il n’y a pas que des bourgeois de la capitale!» Les habitants de ce quartier populaire côtoient des Français expatriés, moins attachés à une paroisse qu’à un type de liturgie. Le bouche-à-oreille fonctionne bien dans la communauté des francophones «catho». «J’apprécie la clarté des homélies, les chants monastiques. Et puis, il y a des Mexicains qui ont vraiment le sens de la fête», précise notre interlocutrice.

Elle a su que Verbum Spei venait s’installer au Luxembourg par des proches, membres de la communauté Saint-Jean en France. Les réseaux d’expatriés sont des relais sur lesquels les moines peuvent s’appuyer pour prendre pied sur leur nouvelle terre de mission.

Une implantation controversée

L’origine problématique de Verbum Spei n’a pas empêché le cardinal Jean-Claude Hollerich d’accueillir les moines dans son diocèse. Nous avons cherché à le contacter pour comprendre ses motivations mais il n’a pas répondu à notre demande. D’après une interview parue dans le «Luxemburger Wort» en août 2016, c’est un jeune Luxembourgeois, Alban Rodier (dit frère Alban), qui a joué les intermédiaires. Il a invité le cardinal à visiter le siège de la Fraternité à Saltillo au Mexique, voyage qui a été le prélude à l’implantation au Luxembourg début 2016.

Il faut noter que cette décision a été prise par l’archevêque seul. Le conseil restreint du Conseil épiscopal n’a pas été consulté sur ce point, nous indique Renée Schmit, l’une de ses membres. Pour autant, nul n’ignorait à l’archevêché l’historique de cette branche dissidente de la communauté Saint-Jean.

L’évêque auxiliaire Leo Wagener reconnaît avoir «discuté en interne du fait que leur arrivée pouvait poser des problèmes mais les moines sont des salariés de l’archevêché (à l’exception de ceux qui sont en formation, ndlr) et ils nous ont donné l’assurance qu’ils se conformeraient aux règles en vigueur dans le diocèse de Luxembourg, notamment en matière de prévention des abus». Il précise que leur responsable, Olivier Sevin (dit frère Wandrille), a fourni, comme tous les prêtres embauchés dans le diocèse, une «lettre de moralité» signée de son supérieur à Saltillo.

Les pièges de «l’amour d’amitié»

En 2013, le frère Wandrille a fait partie (comme son supérieur à Saltillo) des 19 signataires d’une lettre toujours accessible sur internet dans laquelle il s’engage «à tout mettre en œuvre, dans le futur, pour la défense de l’honneur et de la réputation du p. Marie-Dominique Philippe, et, plus encore, pour le rayonnement toujours plus grand de tout ce qu’il a voulu nous transmettre, au service du bien de l’Eglise».

Derrière cette fidélité à Marie-Dominique Philippe, c’est la question de la diffusion de son enseignement autour de «l’amour d’amitié» qui est problématique. Cette notion, héritée de Saint Thomas d’Aquin, a été interprétée par le fondateur et certains de ses disciples dans un sens qui permettait de justifier les abus, comme le montrent les témoignages cités dans le «Livre noir de la Communauté Saint-Jean» et le rapport Sauvé en France.

Dans une lettre adressée en 2016 à la communauté Saint-Jean, le Vatican pointait «la place donnée dès le début et pendant des années à l’enseignement de l’Amour d’Amitié (…)» . Celui-ci «a pu conduire à une certaine confusion, sans prudence et sans discernement».

En 2019, la communauté Saint-Jean s’est formellement distanciée de son fondateur, comme on peut le lire sur son site internet où l’on trouve aussi le rapport de sa commission «SOS Abus». En revanche, le site de la branche dissidente, Verbum Spei, occulte son passé et présente l’image respectable d’une communauté en ordre de marche derrière le pape François, en citant ses encyclique et homélie (ce qui n’empêche pas sa future «Ecole de vie» à Esch-Belval de porter le nom de «Foyer Saint Jean-Paul II», pape qui a notamment protégé le pédocriminel mexicain et fondateur des Légionnaires du Christ, le père Marcial Maciel).

En connaissance de cause

L’évêque auxiliaire Leo Wagener relativise la fidélité de Verbum Spei au père Marie-Dominique Philippe. «En 2013, tous les faits n’étaient pas connus des signataires et leur position a pu évoluer depuis», dit-il en affirmant que «les jeunes moines que nous avons ici n’étaient pas des réfractaires en 2013».

Or des documents que nous avons pu consulter prouvent que Frère Wandrille, qui était missionnaire dans les favelas de Saltillo depuis 2003, a joué un rôle actif dans la création de Verbum Spei. Qui plus est, l’ancien moine aumônier qui a dû démissionner, mais aussi le jeune Luxembourgeois frère Alban, étaient des membres de la communauté Saint-Jean qui ont rejoint Verbum Spei au Mexique en connaissance de cause, au moment de l’entrée en dissidence. Enfin, les moines de Saltillo ont accueilli (au moins temporairement) des frères en disgrâce auprès de leur hiérarchie française, parmi lesquels l’ancien prieur de Genève, accusé d’abus sexuels par deux femmes (cette affaire a été classée sans suite tant au pénal qu’au niveau canonique pour des raisons de procédure).

Nous avons demandé à rencontrer frère Wandrille pour comprendre son rapport à l’héritage du père Marie-Dominique Philippe. Il n’avait «pas le temps» de nous recevoir, mais nous a répondu par écrit.

Filiation spirituelle

La mise au ban de son maître spirituel reste douloureuse: «Les choses ont beaucoup évolué depuis 2013», dit-il non sans préciser que «le dossier ayant toujours été tenu secret, je n’ai jamais pu savoir quelles sont exactement les accusations qui ont été portées contre lui après sa mort. Il ne me reste donc qu’à m’en remettre au jugement de l’Église, bien qu’il n’y ait jamais pu y avoir de procédure canonique laissant place au contradictoire (du fait que le père Philippe est mort)».

Cette fidélité se prolonge sur le plan philosophique et théologique: «Personne ne nous empêche de garder, pour une part, un héritage intellectuel reçu de lui: un fort intérêt pour la philosophie, avec un retour constant à la philosophie d’Aristote, source importante de la pensée philosophique occidentale et une étude assidue de la pensée théologique de Saint Thomas d’Aquin, qui a toujours été considéré, au sein de l’Église catholique, comme une figure majeure de la tradition théologique».

Cet enseignement sert de base à la formation des moines, sur laquelle l’archevêché n’a pas son mot à dire. Frère Wandrille indique qu’«une partie de la formation se fait en interne», c’est-à-dire sous sa direction. Il précise que «toute la formation se fait sous le contrôle rigoureux du séminaire de Saltillo» où elle est «validée par les examens qui sont exigés par l’Église». Il ajoute que les frères vont aussi étudier la théologie au séminaire du Luxembourg, où «ils sont également initiés à bien d’autres formes de pensées, tant philosophiques que théologiques».

«Un combat incessant»

Le responsable ne précise pas que seuls les frères qui sont formés pour devenir prêtres ou diacres suivent des cours de théologie au séminaire de Luxembourg. Deux d’entre eux (sur huit) ont été concernés depuis 2016. En revanche, tous suivent la formation obligatoire à la prévention des abus sexuels. Un point dont frère Wandrille reconnaît l’importance «pour nous conforter dans un combat incessant contre toute forme d’abus sexuels et spirituels».

À l’archevêché, Renée Schmit observe que «beaucoup d’évêques ont vécu dans l’illusion que ces nouvelles communautés charismatiques nées dans les années 80 allaient assurer un nouveau souffle à l’Église diocésaine. Il est dur d’admettre qu’il y a eu beaucoup d’abus sexuels dans ces communautés». Pour autant, la déléguée épiscopale à l’évangélisation et la formation diocésaine se refuse «à voir les choses en noir ou blanc» et «à épurer le bercail. Sinon c’est l’inquisition!» Elle estime que «les évêques doivent être vigilants, garder une supervision, et aussi mettre en place des facilitateurs qui aident à ce que ces mouvements s’intègrent dans une Église locale».

Nous avons contacté l’AVREF, l’association française qui a publié le «Livre noir de la Communauté Saint-Jean» et demande à ce que l’Église retire sa caution à sa branche dissidente, Verbum Spei. Elle indique ne pas avoir reçu de plaintes en provenance du Luxembourg. Néanmoins, elle s’interroge sur les motivations du cardinal Jean-Claude Hollerich à soutenir cette communauté, au moment où le pape François est en guerre contre les abus sexuels et spirituels au sein de l’Église catholique: «Le moins que l’on puisse dire est qu’il fait preuve d’une grande imprudence en accueillant Verbum Spei dans son diocèse.»


A lire aussi