Le «Rapport sur la Traite des Êtres Humains» constate certaines améliorations, dont de meilleures données et plus de sensibilité publique. En revanche, le chemin de croix des victimes devant les tribunaux reste trop compliqué et risque de contrecarrer les efforts entrepris.

«Il a travaillé au restaurant, notamment au nettoyage et au service entre juillet 2014 et décembre 2016, soit pendant une période extrêmement longue de plus de deux ans, pour un salaire de 500 à 600 euros par mois (…) sans être déclaré. Il travaillait six jours par semaine à raison de 8 à 10 heures par jour. Il n’a reçu ni contrat de travail, ni les ‘papiers’ qui lui ont été promis.»

Les actes de ce procès, qui s’est déroulé en correctionnelle devant la Cour d’appel, en janvier 2019, sont sans équivoque. Pourtant, les deux hommes indiens, qui exploitaient deux travailleurs sans papiers pakistanais dans leur restaurant, s’en sont sortis avec 30 mois de sursis intégral, des amendes de 6.000 euros et la confiscation de leurs portables. Les victimes ont eu droit à 5.000 euros d’indemnisation. Des miettes par rapport à l’argent qui a été gagné sur leur dos et la pénibilité de la vie qu’ils ont dû mener.

Fin août 2021, Reporter.lu avait publié un reportage sur une affaire similaire. Les victimes du restaurateur népalais décrit dans cet article n’en sont qu’au début des procédures. Elles devront pourtant se doter d’un souffle long. Selon le «Rapport sur la traite des êtres humains» les procès venus à terme entre 2019 et 2020 avaient duré entre trois et presque huit ans.

Plus de moyens pour la police judiciaire

Le rapport que la Commission consultative des Droits de l’Homme (CCDH) doit présenter tous les deux ans à la Chambre des Députés, dans son rôle de rapporteur national sur la traite des êtres humains, est le troisième de la sorte. Pour Gilbert Pregno, le président de la CCDH, les choses se sont améliorées depuis le premier rapport, mais il reste encore quelques montagnes à grimper.

«Si j’étais un trafiquant d’êtres humains, il y a quatre ans, j’aurais ouvert une succursale au Luxembourg. Deux ans plus tard, je serais devenu un peu plus attentif. Par exemple, si j’étais proxénète, j’aurais tenu une liste de mes clients. Aujourd’hui, ce serait un peu plus compliqué pour moi: l’opinion publique est plus sensible, la police a plus de moyens et l’Inspection du Travail est plus attentive. Pourtant, les conséquences éventuelles d’un procès seraient tellement minimales que je continuerais», c’est ainsi que Gilbert Pregno a résumé la situation de la traite humaine au Luxembourg.

L’image dépeinte par le rapport est complexe. Sur la période 2019-2020, 23 victimes ont été identifiées, 17 autres sont présumées. Sur ces 23, 13 sont des hommes. Ce qui confirme la tendance d’une augmentation de l’exploitation par le travail – au détriment de l’exploitation sexuelle.

La pandémie a rendu les victimes plus vulnérables et moins visibles.“Fabienne Rossler, secrétaire générale de la CCDH

Pourtant, il ne faut pas perdre de vue l’impact de la pandémie. La secrétaire générale de la CCDH, Fabienne Rossler, explique: «Pendant le couvre-feu, la prostitution s’est déplacée davantage dans des lieux privés. Le recrutement des clients se fait de plus en plus virtuellement. Donc la police a du mal à suivre. La pandémie a rendu les victimes plus vulnérables et moins visibles.» Surtout que la loi de 2018 «renforçant la lutte contre l’exploitation de la prostitution» comporte un effet pervers: le contrôle des «lieux de débauche» situés dans le privé est devenu presque impossible, note le rapport.

S’y ajoute que les contrôles de l’Inspection du Travail et des Mines (ITM) ont aussi dû faire face aux restrictions sanitaires. À la reprise, «beaucoup de patrons ont eu un besoin accru de main d’œuvre et ont donc recouru au travail au noir», précise Fabienne Rossler. N’empêche que la situation est bien meilleure maintenant, concernant les données disponibles: «La police judiciaire a fait de vrais efforts pour nous livrer des chiffres précis. Les inspecteurs de l’ITM sont également devenus beaucoup plus sensibles à la problématique. Ce sont de vraies avancées qu’il convient de saluer», ajoute Gilbert Pregno.

Si les chiffres sont à prendre avec précaution, le chemin des victimes vers la justice ressemble souvent à un parcours du combattant. D’abord, il faut être détecté et reconnu en tant que victime de la traite pour entrer dans le système. Au Luxembourg, la seule instance habilitée à reconnaître ces victimes est la police judiciaire.

Des revendications balayées d’un revers de la main

La CCDH revendique depuis des années que les inspecteurs de l’ITM soient aussi habilités à constater des infractions dans le domaine de la traite. Un rendez-vous pris avec le ministère du Travail en amont de la rédaction du rapport a calmé les audaces de la CCDH. Le ministre a opposé une fin de non-recevoir à la demande de réforme de la loi sur l’ITM.

Contacté par Reporter.lu, le porte-parole du ministre avance: «Le cadre légal actuel sur la traite des êtres humains permet déjà à l’ITM – même sans changement de la loi – de contrôler les aspects concernant le droit du travail et du travail forcé et de retenir les infractions dans un procès-verbal avant de les transmettre à la police et au Parquet.»

La même chose vaut pour le Centre Commun de la Sécurité Sociale (CCSS), qui pourrait détecter des situations suspectes surtout dans les domaines des aides-ménagères, aides-soignantes et filles au pair. La demande de la CCDH que les fonctionnaires devraient être formés à informer l’ITM a été balayée d’un revers de la main.

Certains acteurs ont fait (…) part qu’une application trop généreuse de cette disposition aurait comme conséquence que toute une série de personnes demanderaient alors un tel titre de séjour et qu’il y aurait des risques d’abus.“Rapport de la CCDH sur la traite des êtres humains

Alors que le premier écueil pour les victimes est de se faire reconnaître. Des chiffres que Reporter.lu a pu obtenir du service «Info Traite» l’indiquent: En 2020, le service a identifié 22 victimes et en présume 11 autres (dont trois qui ne voulaient pas rencontrer la police). Pour 2021, 30 victimes ont été identifiées – dont 15 qui l’ont déjà été en 2020 – et quatre sont présumées.

«Info Traite» est souvent le point de contact entre les victimes et la police judiciaire. Le service, dont l’adresse est tenue secrète, accompagne ceux qui en font la demande à travers tout le procès.

Une autre difficulté est celle de la confiance dans les autorités publiques. Ainsi, le rapport de la CCDH mentionne plusieurs problèmes qui pourraient démotiver une victime de porter plainte. Le Luxembourg est un des seuls pays européens à ne pas disposer d’un programme de protection des témoins. Alors que les auteurs de traite sur les êtres humains sont souvent soit issus de la même communauté, soit des membres de la même famille – qui peuvent donc exercer une pression sur les victimes.

Pour celles en séjour irrégulier, il existe une possibilité d’obtenir un titre de séjour si les conditions de travail sont reconnues comme abusives. Or, depuis l’introduction de cet article dans la loi sur la libre circulation en 2012, aucun titre n’a été délivré. Le rapport note à ce sujet: «Certains acteurs ont fait (…) part qu’une application trop généreuse de cette disposition aurait comme conséquence que toute une série de personnes demanderaient alors un tel titre de séjour et qu’il y aurait des risques d’abus.»

Plan d’Action National non-renouvelé depuis 2016

Le Plan d’Action National (PAN) contre la traite des êtres humains date de 2016 et n’a pas été renouvelé en 2020. Et la ratification du protocole «P029» de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) contre le travail forcé est resté coquille vide. Le protocole a en effet été transcrit par un article unique dans la loi luxembourgeoise, sans que des mesures de transposition ne soient envisagées: «Un coup d’épée dans l’eau, l’expression d’une sorte d’impuissance inexcusable», commente Gilbert Pregno.

Si les victimes ont dépassé les premiers stades et leur cas est accepté par les tribunaux, elles risquent de nouvelles déceptions.«L’écoute des victimes laisse à désirer», constate Fabienne Rossler. Et ce ne serait pas la faute au Parquet. L’analyse contenue dans le rapport constate que dans la majorité des cas, le ministère public met en avant les circonstances aggravantes propres à la traite des êtres humains, mais que ce sont les tribunaux qui pour la plupart ne les reconnaissent pas. Ce qui amènerait à une «correctionnalisation» des crimes poursuivis, qui ne sont alors reconnus qu’en tant que délits.

Sur les procès qui se sont déroulés entre 2019 et 2020, 13 circonstances aggravantes ont été demandées, trois ont été retenues. Fabienne Rossler met en avant aussi le manque de tact de certains magistrats. Ainsi, dans un procès concernant des prostituées chinoises, le juge les traitait de «filles». Des «filles» qui n’ont eu droit à aucune indemnité, les peines de leurs exploiteurs étant largement assorties de sursis.

L’indemnisation des victimes est un autre point faible de la prise en charge des victimes de la traite au Luxembourg. Déjà que les victimes sont souvent mal informées de leurs droits en tant que parties civiles, elles sont difficiles à obtenir surtout dans les cas d’exploitation au travail. Car les tribunaux estiment que cet aspect relèverait de la justice du travail. En tendance générale, les indemnités restent largement en-dessous des bénéfices supposés engrangés par les auteurs.

Circonstances aggravantes non-reconnues par les tribunaux

La CCDH n’est pas seule dans sa critique. Le «Trafficking in Persons Report» du Département d’État américain, qui chaque année fait le point sur la situation mondiale de la traite, reconnaît que le Luxembourg remplit les critères minimaux, mais critique aussi les condamnations pas assez sévères des trafiquants d’êtres humains. Un état des faits qui poserait problème aux victimes potentielles et affaiblirait les efforts pour venir à bout des problèmes.

Les questions que Reporter.lu a posées aux porte-parole du Parquet sont restées sans réponses, malgré un délai raisonnable. Interpellé par la rédaction, le ministère de la Justice invoque la séparation des pouvoirs avant de mettre en avant: «Nous reconnaissons les critiques du rapport et avons donné aux autorités américaines les explications nécessaires.» Pour la porte-parole du ministère, il demeure clair que les sursis prononcés restent dans le giron de la loi, quand «les personnes concernées ont par exemple un casier vierge». Elle ne voulait pas se prononcer sur les indemnités, qui sont une affaire des juges.

Du moins, quelques améliorations se dessinent à l’horizon. Selon le ministère, le nouveau Plan d’Action National serait en train d’être finalisé et dans le cadre de la présidence luxembourgeoise du Benelux, le sujet de l’exploitation par le travail «sera au centre des discussions».