L’Union européenne élargit le cercle des oligarques russes visés par les sanctions. Le Luxembourg est un passage obligé de milliardaires proches du Kremlin pour des montages financiers. L’exposition à la Russie s’étend des banques à l’énergie en passant par les jets privés.

Tout comme les bombes tombent sur Kyiv, des sanctions encore inimaginables, il y a encore une semaine, tombent sur les banques, les conglomérats, les ministres, les militaires, les députés, les oligarques et même Vladimir Poutine en personne. La liste actuelle de l’Union européenne compte désormais 26 personnalités et une société. Pour bien comprendre la spécificité de l’économie russe, mais aussi une de ses faiblesses, il faut savoir que plus de la moitié de la fortune des 0,01% des personnes les plus riches de Russie se trouve hors de la Fédération de Russie. Et il y est donc plus aisément saisissable.

Le Luxembourg, de par sa politique d’ouverture à l’économie russe qui date encore de la Guerre Froide, s’est aussi exposé à l’argent des oligarques. Pour autant, la place financière n’est pas leur centre bancaire de prédilection et les élites économiques qui se sont installées au Grand-Duché ne sont pas légion. Le programme des «Golden Visa» n’a pas eu le succès escompté par le gouvernement de coalition.

De Chypre au Luxembourg

Cela n’a pas empêché le Grand-Duché d’être un important rouage dans les montages offshore de certains oligarques et de leurs banques pour faire transiter l’argent. Les recherches de Reporter.lu montrent que le Luxembourg prend souvent le relais d’une autre place financière européenne: Chypre. Beaucoup de business russe passe par l’île de la Méditerranée orientale avant d’arriver au Luxembourg. Dans de nombreux cas, une holding luxembourgeoise est utilisée pour fonder une société et l’inscrire au Registre du Commerce, avant de changer d’associés. Il s’agit souvent de Chypriotes et d’entités enregistrées aux Îles Vierges Britanniques ou dans d’autres juridictions offshore.

Ce n’est donc pas un hasard si une des banques russes en place au Luxembourg, la «Russia Commercial Bank» (RCB), est une succursale d’une maison-mère à Chypre. L’exemple de la RCB montre aussi que les sanctions étaient anticipées. Avant l’invasion russe, près de 50% du capital de la banque étaient détenus par la banque étatique russe «VTB Bank». Le 23 février, l’Union européenne tire une première salve de sanctions, visant aussi le leadership de la banque à Moscou. Le lendemain 24 février, la RCB annonce un changement dans son actionnariat: la banque appartient désormais à deux sociétés chypriotes.

La CSSF craint les «cyber-risques»

Contactée par Reporter.lu, la RCB confirme: «La VTB a décidé de vendre ses parts et nous l’avons annoncé sur notre site web». Et d’insister que RCB «est une banque systémique chypriote, sous la supervision de la Banque centrale européenne». La VTB Bank entretient deux structures au Luxembourg. Un «Equity Fund» sous la surveillance de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et «VTB Capital S.A.», un organisme de titrisation dont l’activité principale est le financement de prêts pour la VTB Bank russe.

Interrogée par Reporter.lu, la CSSF partage le point de vue de la RCB, en ajoutant que ce changement d’actionnaires doit encore être approuvé par la Banque centrale européenne.

Le régulateur luxembourgeois ne semble pas vouloir tirer la sonnette d’alarme, concernant l’exposition de la place financière face aux risques de la guerre: «Les engagements des banques réglementées envers la Russie et l’Ukraine semblent globalement limités, tant en termes de volume que d’activités sur le marché local. Nous considérons toutefois d’autres risques qui pourraient augmenter en cas d’escalade supplémentaire». Concrètement le gendarme de la place financière craint des «cyber-risques» et des «effets de second ordre dus aux chocs des prix de l’énergie».

Sous le contrôle du Kremlin

Parmi les personnalités sanctionnées par l’UE se trouve aussi Igor Shuvalov, un ancien Premier ministre sous Dmitri Medvedev. Il est à la tête de la banque de développement de l’État russe, la «VEB ». Celle-ci est aussi présente au Luxembourg à travers sa succursale «VEB Leasing». Le Registre des bénéficiaires effectifs (RBE) ne mentionne que les managers de la structure, mais les Offshore Leaks permettent de déterminer que c’est bien le Kremlin qui contrôle la VEB.

Le dernier rapport annuel en date divulgue que la succursale luxembourgeoise possède une société chypriote «Genetechma Finance Limited». Celle-ci apparaît dans les «FinCen Files» de l’«International Consortium of Investigative Journalists» (ICIJ) et de leur partenaire «Buzzfeed News». Dans leurs recherches de 2020, les journalistes américains décrivent comment «Genetechma Finance Limited» a été utilisée pour orchestrer une opération de vente d’hélicoptères russes au gouvernement du Nord du Soudan – alors sous sanctions.

La «Gazprombank» n’est pas sur la liste européenne, mais sanctionnée par les États-Unis. Depuis 2016, la succursale luxembourgeoise «Bank GBP International» est sous sanction des Américains. Ce qui n’a pas empêché l’ancien ambassadeur luxembourgeois en Russie, Jean-Claude Knebeler, de siéger au conseil de durabilité de la maison-mère moscovite. La Gazprombank Luxembourg détient toujours une licence au Grand-Duché, qui à ce stade, n’est pas remise en cause, selon une source proche du dossier. La banque a déposé son dernier rapport annuel en 2018. Ce qui la relie à une autre banque sous sanction américaine, la «Sberbank» – les entités luxembourgeoises sont liquidées en 2017 et en 2021.

«Gazprom», maison-mère de la banque, détient aussi deux sociétés au Luxembourg, dont «Gazprom Neft International S.A.» avec des actifs de 17 millions d’euros. Le 25 février, un jour après le début de la guerre, deux de ses administrateurs ont démissionné.

«Rosneft», le deuxième producteur de pétrole russe après Gazprom, passe aussi par le Luxembourg. Sanctionnée depuis 2015 par les États-Unis, l’entité luxembourgeoise est en train d’être vidée de ses actifs. Le dernier rapport annuel fait état d’un million de dollars d’actifs, contre 500 millions encore en 2018.

Mikhail Fridman et ses 67 entités

Quant aux oligarques visés par les dernières sanctions européennes, le Luxembourg en compte aussi une brochette. Noté pour sa dissidence récente avec la guerre de Vladimir Poutine – ensemble avec l’oligarque Oleg Deripaska – Mikhail Fridman est sur la liste européenne depuis le 28 février.

Selon la banque de données «OpenLux», Mikhail Fridman possède des parts dans 67 sociétés au Grand-Duché. Le Journal Officiel de l’UE décrit le fondateur du conglomérat «Alfa Group» désormais comme «un des plus grands financiers russes et comme facilitateur du cercle rapproché de Poutine. Il est parvenu à acquérir des biens d’État grâce à ses relations au sein de l’appareil d’État». L’homme d’affaires fonde en 2013 la société d’investissement «LetterOne» au Luxembourg, qui détient sept milliards d’euros d’actifs, selon le dernier rapport annuel.

Jusqu’alors épargné par les sanctions européennes, Guennadi Timtchenko figure désormais sur la liste du 28 février. Timtchenko est déjà passé par la case des sanctions. Le fondateur de «Gunvor Group», spécialisé dans le commerce de matières premières, a vendu ses parts à son partenaire, le milliardaire suédois Torbjörn Tornqvist, en 2014 – à la veille d’être sanctionné par les États-Unis.

Un jet privé bloqué

L’oligarque a depuis fondé une société d’investissements privés, la «Volga Group», qui est présente dans le gaz, la pétrochimie et dans la construction. Les entités luxembourgeoises connectées à Volga Group ont été liquidées. Néanmoins, deux holdings de Timtchenko au Luxembourg restent actives. A travers d’«Arena Events Oy», l’une détient 49% de la Hartwell Arena à Helsinki en Finlande, la contrepartie est aux mains de famille Rotenberg, des oligarques de premier cercle de Vladimir Poutine. L’autre contient un contrat d’achat pour un jet privé «Gulfstream G650» – qui aurait dû être délivré en 2017. Les sanctions américaines empêchent sa livraison.

Moins connu, mais tout aussi proche du pouvoir – il aurait mis ses résidences luxueuses à la disposition de Dmitri Medvedev et aurait versé 6 millions de dollars au plus proche conseiller de Poutine – Alisher Usmanov se trouve aussi sur la liste européenne. L’oligarque, qui a acheté le quotidien économique «Kommersant» et lui a infligé une ligne pro-Kremlin et anti-ukrainienne, possède deux structures au Grand-Duché. L’une est une société en commandite spéciale, non régulée par la CSSF et peu transparente, car ne publiant pas de rapport annuel.

L’autre est inscrite comme une société de télécommunications: «MegaFon Luxembourg». Il s’agit d’une succursale luxembourgeoise du troisième opérateur de télécommunications russes qui est contrôlée par une entité chypriote. Elle ne semble pourtant pas avoir été très active dès sa fondation, les actifs ne dépassant pas les 20.000 euros. Son administrateur unique vient de donner sa démission, datée au 1er mars 2022.

Le Luxembourg adapte sa législation

Il reste la question de savoir comment le gouvernement va s’y prendre pour l’identification et le gel des avoirs. Interrogé par Reporter.lu quant à la mise en œuvre des sanctions, le ministère des Finances répond: «Les sanctions sont en vigueur dès leur adoption.»

Pourtant, un des premiers projets de loi déposés par la nouvelle ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), semble indiquer que le Luxembourg est un peu à la traîne quant au suivi des sanctions internationales. Le texte prévoit l’établissement d’un comité interinstitutionnel réunissant des représentants des ministères des Finances, des Affaires Étrangères, de la Justice, de la CSSF, du Commissariat aux Assurances, de l’Administration de l’Enregistrement et de la Cellule de Renseignement Financier.

Cette création fait écho aux recommandations du «Groupe d’Action Financière» (GAFI) datant de 2012. Pour le ministère elle n’est qu’une mise à jour nécessaire, afin d’adapter le cadre législatif et réglementaire de ce comité à la loi sur les sanctions financières votée en décembre 2020. Le comité interinstitutionnel qui se réunit au moins deux fois par an existe depuis 2010.


Cet article a été modifié. Dans une première version, il était mentionné par erreur que la Bank GPB International n’avait plus de licence bancaire.