L’opérateur de satellites SES permet toujours la diffusion de chaînes télévisées russes visées par des sanctions. Tandis que SES et l’État se voient hors de cause, Bruxelles insiste à ce que tous les canaux de transmission soient fermés à la propagande du Kremlin.

«Nous ne sommes pas comme les Ukrainiens. Nous les combattons, parce que nous sommes différents et pour notre droit à la différence: pas des fascistes, pas des hystériques et pas des imbéciles comme eux» – c’est ainsi que Margarita Simonyan, la rédactrice en chef de la chaîne étatique russe «Russia Today», s’exprimait encore ce 4 décembre dernier sur un plateau télévisé. Les autres invités des tables rondes diffusées sur les chaînes étatiques ne sont pas en reste: appels aux génocide contre le peuple ukrainien, déni des crimes de guerre commis par l’armée russe ou spéculations sur une attaque nucléaire sont quotidiens.

Les chaînes étatiques «Russia Today» et «Sputnik» étaient connues pour être des instruments d’influence russe, mais elles restaient tolérées. La guerre a changé la donne: le 2 mars 2022, à côté des sanctions économiques, l’Union européenne a imposé des sanctions contre les deux chaînes qui diffusaient leurs programmes en Europe. Pour Josep Borell, le chef de la diplomatie européenne, la diffusion de ces chaînes présente «une menace importante et directe pour l’ordre et la sécurité de l’Union», ajoutant que ces médias sont sous le contrôle direct du Kremlin.

Depuis lors, leur diffusion est interdite en Europe – en juin, d’autres chaînes comme «Russia Today France», «Rossiya RTR» ont été ajoutées à la liste. Même l’internet n’est plus un refuge pour les deux chaînes. Le 11 mars, la plateforme vidéo populaire «Youtube» les bloque, pas uniquement dans l’Union européenne, mais partout dans le monde. Ce qui semble facile pour les plateformes sur internet, l’est apparemment moins pour les opérateurs de satellites. Plusieurs entre eux diffusent toujours des chaînes sanctionnées, dont le Luxembourgeois SES.

Eutelsat et SES dans le viseur

Pourtant, cette sorte de sanction n’est pas nouvelle. En 1999, la chaîne serbe «RTS» se voit interdite en Europe, à la suite des bombardements de l’OTAN. Ou la chaîne «Al-Manar» proche du Hezbollah libanais qui est retirée en 2004. Dans les deux cas, il fallait de la pression politique sur l’opérateur satellitaire, qui dans ce cas était Eutelsat – une société française, avec l’État comme actionnaire. La Banque publique française d’investissement (BPI) détient 20 pour cent du capital.

Depuis mars, Eutelsat se retrouve encore une fois en ligne de mire. Deux satellites Eutelsat diffusent des bouquets de chaînes «NTV+» et «Trikolor», vers la Russie. Dans ces bouquets se retrouvent les programmes de «Rossya 1» ou «Perviy 1» – qui sont des «fers de lance de la machine russe de propagande de guerre», comme l’écrit «Reporters sans Frontières» (RSF) dans un communiqué sur le sujet.

Il est interdit aux entités basées dans l’Union européenne de transmettre des diffusions ou contribuer autrement à la diffusion directe ou indirecte de ces chaînes sanctionnées.“Commission européenne

«Ces satellites ne diffusent pas uniquement vers la Russie, mais couvrent aussi les territoires occupés en Ukraine», explique André Lange, spécialiste et chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Liège, à Reporter.lu. Ensemble avec des collègues, il fonde le «Comité Denis Diderot», qui essaie de faire pression pour qu’Eutelsat cesse de diffuser ces chaînes. Avec RSF, ils ont interpellé l’Arcom, le régulateur français – et l’équivalent de l’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel (ALIA) au Grand-Duché. Dans un premier temps, l’Arcom ne s’est pas dit concerné par l’affaire.

Eutelsat n’est pas le seul opérateur visé par les activistes. SES est aussi montré du doigt par le comité: «Certes, ce n’est pas la même chose. SES diffuse des chaînes sanctionnées par le biais de deux bouquets en Afrique et en Inde. Pourtant, pour nous, appliquer les sanctions revient à ne pas mettre à disposition des infrastructures européennes à la propagande russe», commente André Lange. Il dit avoir contacté les autorités luxembourgeoises à ce sujet – sans succès.

L’ALIA pas concernée, SES «vigilante»

L’ALIA, lui a répondu qu’elle n’était pas en charge. Un point de vue que le directeur du régulateur de l’audiovisuel luxembourgeois, Paul Lorenz, a confirmé à Reporter.lu: «Dans l’hypothèse des deux chaînes russes en question, et en considération des informations à disposition, la compétence luxembourgeoise n’entre pas en jeu étant donné que les services en question sont exclusivement destinés à être captés dans des pays tiers».

Depuis la guerre froide, la désinformation a été un moyen de déstabilisation. Par le biais des chaînes étatiques, la Russie de Vladimir Poutine l’a encore perfectionné.  (Photo: Imago/Tass)

Interrogé par Reporter.lu, SES ne nie pas que des «entités non-européennes opérant en Afrique sub-saharienne et en Inde», diffusent des chaînes sanctionnées. Selon la porte-parole de l’entreprise, SES «aurait demandé à plusieurs reprises à ces clients d’enlever les chaînes de leurs bouquets». SES aurait même augmenté la fréquence de ces engagements ces derniers mois.

Même si SES était resté «très vigilant dans la surveillance des sanctions et dans sa compréhension de l’impact sur ses affaires», le cas de ces deux bouquets serait difficile: «Nos clients offrent ce contenu dans un format crypté inaccessible sans abonnement. SES est incapable d’enlever ces chaînes sans impacter des dizaines de chaînes légitimes et pas assujetties à des sanctions», explique la porte-parole. SES n’a pas voulu commenter la question de ses pertes probables, si elle enlevait simplement les bouquets de chaînes.

Le problème est que SES, comme Eutelsat, est une chaîne partiellement financée par le denier public: l’État détient 11 pour cent directement, et indirectement 20 pour cent par la SNCI et la BCEE. La responsabilité de l’État est donc engagée dans la transmission de la propagande poutinienne.

En opposition avec Bruxelles

Le ministère des Médias prend la défense de SES auprès de Reporter.lu: «SES n’a pas de relations contractuelles avec les chaînes sanctionnées en question. (…) En tant qu’opérateur satellitaire, SES met à disposition de la bande passante aux entreprises audiovisuelles et agrégateurs de contenus qui ont des licences de diffusion pour ces contenus dans les juridictions respectives». Le porte-parole du ministère de Xavier Bettel (DP) va jusqu’à évoquer un risque de «répercussions géopolitiques et légales d’envergure», au cas où SES serait forcé à arrêter complètement un des bouquets.

Juste que, au niveau de la Commission européenne, l’interprétation des sanctions et de leur envergure diverge de celle de SES et du ministère. La vice-présidente de la Commission européenne, Vera Jourova, chargée du respect des valeurs de l’Union européenne et de la transparence, en a même fait un thème lors du dernier Conseil des ministres européens de la Culture et des Médias, qui s’est tenu fin novembre.

Il est interdit aux entités basées dans l’UE de faciliter ou de contribuer à la diffusion de médias sanctionnés.“
Vera Jourova, Commissaire européenne

A la demande de plusieurs pays de l’Est européen, elle a notamment déclaré: «Il est interdit aux entités basées dans l’UE de faciliter ou de contribuer à la diffusion de médias sanctionnés. Cela concerne la diffusion vers les pays tiers. Nous attendons des entreprises qu’elles respectent intégralement les sanctions.» La ministre de la Culture luxembourgeoise, Sam Tanson (Déi Gréng), bien que présente au Conseil le 29 novembre, n’est pas intervenue sur ce point.

SES se dit conscient des déclarations de la Commissaire européenne, mais maintient sa position: «Oui, nous sommes conscients de cette déclaration. Chez SES nous sommes engagés à respecter les sanctions européennes et nous comprenons que des entités basées dans l’Union européenne y sont assujetties, même si elles opèrent hors de l’Union», commente la porte-parole.

Le ministère à la rescousse de SES

Le ministère soutient SES aussi sur ce point, en expliquant: «La déclaration de Madame Jourova est en alignement avec la position du gouvernement luxembourgeois». S’il n’y a pas eu de contact avec les services de la Commissaire, le ministère assure que SES ne tomberait pas sous les sanctions en diffusant des chaînes sanctionnées en Afrique et en Inde. «Pour Madame Jourova, il est question de diffusion vers des pays tiers, or les exemples des clients de SES concernent une diffusion à partir d’un pays tiers vers un pays tiers – ce sont donc deux cas différents».

Vera Jourova, la vice-présidente de la Commission européenne, ne partage pas l’avis de SES, ni du gouvernement luxembourgeois. (Photo: Union Européenne)

Reporter.lu a demandé des clarifications à l’équipe de Vera Jourova sur l’interprétation du gouvernement luxembourgeois. Celle-ci nous a fait part dans un premier temps du règlement européen adopté en mars, qui dit clairement que «l’interdiction ne s’applique pas uniquement aux activités de diffusion, mais aussi à celles qui permettent, facilitent ou contribuent autrement à la diffusion. Étant donné que permettre l’exploitation des capacités satellitaires rend la diffusion possible, cela est interdit».

Un porte-parole de la Commission européenne complète: «La première responsabilité pour assurer la bonne mise en œuvre des sanctions européennes reste du côté des États-membres. Il est interdit aux entités basées dans l’Union européenne de transmettre des diffusions ou contribuer autrement à la diffusion directe ou indirecte de ces chaînes sanctionnées».

Il n’est donc pas impossible que SES et le gouvernement vont devoir se pencher à nouveau sur cette question. D’autant plus que RSF avec le soutien du «Comité Denis Diderot» vient d’obtenir une victoire de taille. Après le refus de l’Arcom de s’occuper du dossier, leur avocat a saisi le Conseil d’État français en référé. Celui-ci a suspendu la décision de l’Arcom – elle devra bien ré-examiner le dossier dans les meilleurs délais.


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