En acquittant un ex-juge de prise illégale d’intérêts, le tribunal correctionnel a pris une décision inédite. Les lignes de conduite à tenir par les magistrats dans leurs relations sociales ont été clarifiées. Citée dans le procès, Martine Solovieff a dû s’expliquer devant les députés.
Les juges correctionnels se sont bien gardés d’ouvrir la boîte de Pandore, ne voulant pas créer un précédent qui ferait ressembler la vie des magistrats à celle des moines reclus. Ils ont choisi d’acquitter le 24 mars dernier leur ancien confrère Sandro Luci des préventions de prise illégale d’intérêts. Du même coup, les accusations de complicité qui pesaient sur l’avocat Luc Teqmenne sont tombées. Il s’agit d’une décision inédite dans l’histoire judiciaire luxembourgeoise. Jamais encore, des prévenus de prise illégale d’intérêts n’avaient été blanchis.
Pour rappel, le parquet reprochait à l’ancien juge des tutelles des majeurs, limogé en 2015, d’avoir confié des mandats judiciaires en quantité impressionnante à son ami avocat avec lequel il partageait la même passion pour l’alpinisme et les courses à pied. La hiérarchie de Sandro Luci subodorait «des magouilles» entre les deux hommes. Toutefois, l’enquête judiciaire et l’épluchage de leurs comptes bancaires respectifs n’ont jamais pu étayer des soupçons de corruption ni d’enrichissement. Tous les témoignages ont montré que Luc Tecqmenne fut choisi en raison de ses compétences et que l’avocat a continué à recevoir des mandats de tutelle après le limogeage de son ami juge.
«Aucun élément du dossier ne permet de retenir que Sandro Luci ait avantagé Luc Tecqmenne au niveau des indemnités reçues», a d’ailleurs tranché sans l’ombre d’un doute le tribunal, dans le jugement du 24 mars, consulté par Reporter.lu. Ni l’un ni l’autre «n’ont tiré un quelconque bénéfice financier dans le cadre des tutelles dans lesquelles le premier a nommé le second», a précisé la juridiction. «Sandro Luci n’a pas agi dans un intérêt privé, mais au contraire dans un intérêt public, étant donné que la nomination d’un tuteur compétent et dévoué sert avant tout l’intérêt collectif».
Le parquet dispose de 40 jours pour faire appel d’une décision qui était très attendue à la Cité judiciaire en raison, notamment, des aspérités de la loi luxembourgeoise.
Dossier vide
La représentante du ministère public avait fait valoir lors de l’audience de février des vues intransigeantes sur le code de déontologie de la magistrature, afin de mettre à l’abri ses membres du moindre soupçon de déviance, d’immixtion ou de favoritisme. Il en allait, selon le Parquet, de l’image et de la crédibilité de la justice que Luci avait mises «moralement» à mal.
Car, même si l’enquête n’a pas retenu de contrepartie financière tirée de la proximité entre le juge et l’avocat, leur amitié notoire se suffisait à elle-même pour jeter une ombre sur l’indépendance de Sandro Luci. Cette vision du Parquet s’inspirait tout droit de la règlementation française, qui passe pour être le modèle à suivre au Grand-Duché.
Madame Solovieff s’est expliquée. Elle nous a assuré que les mandats de son compagnon étaient antérieurs à sa nomination comme procureure générale d’Etat.“Léon Gloden, député CSV
Les juges de la 12e chambre ont toutefois nuancé la portée du modèle hexagonal: «la déontologie française des magistrats n’interdit pas à un juge de siéger dans une affaire dans laquelle il entretient avec un intervenant dans la procédure des relations d’amitié notoires, mais invite le magistrat à s’interroger de manière sincère sur toute situation qui pourrait apparaître de nature à créer un conflit d’intérêts». «Etant donné que les principes régissant la déontologie des magistrats luxembourgeois sont similaires, il ne saurait exister une interdiction absolue à un magistrat de siéger dans pareil cas», poursuit le jugement.
Il est vrai aussi qu’une pareille prohibition, transposée au Luxembourg où les juges ont tous été jeunes avocats avant de rejoindre la Cité judiciaire, rendrait presque impossible l’exercice du métier de magistrat, à moins d’en faire des marginaux sociaux.
Explications devant les députés
Du fait aussi de la taille du pays, la proximité entre les juges, les avocats et même les enquêteurs de police rejaillit à tous les niveaux de la vie privée, jusque sur les oreillers.
Sandro Luci ne s’était pas privé d’évoquer dans le prétoire les relations ombrageuses qu’il avait eues avec le compagnon de l’actuelle procureure générale d’Etat, policier à la retraite, qui arrondissait ses fins de mois en prenant des mandats judiciaires (tutelles et expertises graphologiques). L’ancien juge n’était pas très satisfait de son travail et l’ancien policier se plaignait pour sa part de la faible rémunération de mandats de tutelles.
Les assertions du prévenu, relayées par Reporter.lu, ont d’ailleurs valu à Martine Solovieff une séance d’explication, le 2 mars dernier, devant la commission de la justice, à la demande du député CSV, Léon Gloden. «Madame Solovieff s’est expliquée. Elle nous a assuré que les mandats de son compagnon étaient antérieurs à sa nomination comme procureure générale d’Etat. Lorsqu’elle a été nommée à ce poste, elle nous a affirmé que son compagnon n’a plus accepté de mandats», a indiqué Léon Gloden dans un entretien téléphonique à Reporter.lu.
Martine Solovieff a été officiellement nommée à la tête du parquet général en mars 2015 et a pris ses fonctions le 1er août 2015. Les explications de la magistrate semblent avoir apaisé les inquiétudes du député de l’opposition: «Pour moi, c’était bon», a-t-il fait valoir.
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