La «communauté Saint-Martin» incarne un catholicisme identitaire, anti-LGBT et anti-avortement. Très active dans les diocèses français, elle cherche à financer son expansion à travers une fondation au Luxembourg. Toutefois, le mouvement fait face aux réticences des autorités.
Ils sont reconnaissables à leur soutane noire ajustée comme en portait, en d’autres temps, Don Camillo, le curé le plus célèbre du cinéma. Les prêtres de la «communauté Saint-Martin» ne sont cependant pas là pour faire rire, mais pour conquérir. «Dans une société de plus en plus sécularisée, la soutane joue son rôle de signe qu’il existe une autre réalité», explique le site d’une communauté catholique connue pour ses positions ultraconservatrices et ses messes en latin.
Fondée en 1976 par l’abbé Jean-François Guérin, cette communauté s’est d’abord installée dans le diocèse de Gênes «sous la vigilance paternelle du cardinal Joseph Siri», figure ultraconservatrice de la curie d’après-guerre. Le religieux italien fut d’ailleurs impliqué dans les filières d’exfiltration d’anciens nazis.
Dans les années 1990, la communauté Saint-Martin prend ses quartiers à Evron en Mayenne. Elle y forme désormais une grande partie des séminaristes français (un quart des ordinations de curés en 2021) et fournit de plus en plus de prêtres aux diocèses en panne de recrutement via les filières du catholicisme plus fréquentable.
Un véto gouvernemental
La «reconquista» de l’organisation s’articule autour d’un écosystème qui passe par un puissant cercle d’amis dans la classe politique à droite et dans les milieux royalistes avec l’appui d’un influent réseau associatif en Suisse et en Belgique. Le Luxembourg participe de cette stratégie de conquête, notamment pour trouver des sources de financements, difficiles en France pour les organisations cultuelles.
Pour autant, les prêtres en noir n’ont pas eu au Luxembourg l’accueil qu’ils attendaient. Leur projet de fondation avec une dotation initiale de 250.000 euros a été refusé par le ministère de la Justice, il y a deux ans. Cette fin de non-recevoir des autorités a été contestée devant la justice administrative. La communauté vient d’avoir gain de cause, à tout le moins en première instance. Cette première victoire devrait remettre en selle leur plan.
La communauté Saint-Martin est devenue une grosse machine, qui a une ambitieuse stratégie de développement en France et en Europe et qui a d’importants besoins de financement.“Josselin Tricou, sociologue
Le 8 avril 2018, le Grand-Duc Henri signe au Château de Colmar-Berg un arrêté refusant la création de la «Fondation Saint-Martin». Les autorités ne reconnaissent pas à cette initiative son caractère d’utilité publique. Co-signée par le ministre de la Justice de l’époque, Felix Braz (Déi Gréng), la décision passe sous silence, ne faisant pas l’objet d’une publication au Journal officiel. Le document, que Reporter.lu s’est procuré, explicite les principales raisons du véto gouvernemental: «le projet de fondation ne dispose d’aucune réelle substance au Grand-Duché», ses activités projetées se situant exclusivement à l’étranger, en France et à Cuba.
Le recours gracieux des deux associations de soutien à la communauté Saint-Martin, l’une à Fribourg (Suisse), l’autre à Bruxelles, et le réajustement des projets à financer par ses initiateurs pour leur donner une coloration luxembourgeoise n’ont pas permis de lever les réticences des autorités luxembourgeoises.
Le gouvernement considère que le soutien à Cuba relève de l’aide au développement, donc du ministère des Affaires étrangères et européennes. Il y a toutefois d’autres raisons, plus idéologiques, qui poussent les autorités à s’opposer à l’agrément. Ces raisons se lisent en les lignes de l’arrêté grand-ducal: «Les projets envisagés se limitent de facto exclusivement au soutien et au développement de la communauté Saint-Martin qui constitue une communauté à l’intérieur du culte catholique et que l’objet ne vise pas la promotion du culte catholique en général comme prévu par l’article 27 de la loi du 21 avril 1928 sur les associations et fondations sans but lucratif».
Luxembourg, terre propice aux cultes
Consulté sur le volet fiscal, le ministère des Finances émet également son véto en 2018. Les dons aux organisations non lucratives démontrant leur caractère d’utilité publique sont déductibles des impôts pour les contribuables au Luxembourg. Les avantages de la défiscalisation des dons s’applique également aux contribuables de toute l’Union européenne, selon le principe de libre circulation des capitaux dans les Etats membres. De par sa place financière internationale, le Luxembourg offre un environnement propice aux fondations pour lever des fonds auprès de donateurs européens.
Les enjeux de la défiscalisation ont sans doute pesé lourd dans le choix du Grand-Duché par une communauté ayant son siège en France. Dans l’Hexagone, aucune association cultuelle ne peut se faire reconnaître d’utilité publique et de ce fait bénéficier de subventions publiques, à moins de démontrer la poursuite d’autres objectifs, culturels par exemple. Le Luxembourg est plus accommodant sur ce point.
Les projets de la congrégation religieuse visent notamment le financement de son école supérieure de philosophie et de théologie à Evron, d’où sortent des curés qui vont ensuite prêcher dans les églises de France des idées controversées, notamment sur le mariage homosexuel ou l’avortement.
Une expansion qui inquiète
En accordant son visa au projet de fondation, le gouvernement de Xavier Bettel (DP) aurait pour ainsi dire donné son feu vert au financement public des dérives identitaires de prêtres qui se sont longtemps décrits eux-mêmes, sur leur site Internet, comme des «commandos en soutane».
L’expansion de la congrégation inquiète, surtout depuis que l’un de ses prêtres, ancien militaire, a été nommé recteur du Mont-Saint-Michel en septembre 2021, haut lieu de l’Eglise de France. Les «Saint-Martin» ont également produit un premier évêque dans le diocèse de Bayonne. L’homme est ouvertement anti-LGBT et anti-avortement. «Il a été le seul évêque à ne pas avoir donné à la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise un accès à ses archives, même s’il a répondu à un questionnaire de cette commission», relève, dans un entretien à Reporter.lu, Josselin Tricou, chercheur en sociologie des religions à l’Université de Lausanne et bon connaisseur de la communauté Saint-Martin.
«La communauté Saint-Martin est devenue une grosse machine, qui a une ambitieuse stratégie de développement en France et en Europe et qui a d’importants besoins de financement», explique Josselin Tricou. Il ne s’étonne pas de la volonté de ses représentants de prendre des marques au Luxembourg.
Le chercheur Josselin Tricou raconte, que depuis la parution de son livre-enquête «Des Soutanes et des Hommes», la communauté soigne son image publique, afin de se mettre en «vraie position de pouvoir et se placer dans l’Eglise de France». Les références à la virilité des prêtres en noir et le vocabulaire guerrier, pointées par le livre, ont été retirés de la présentation officielle de la communauté.
Réceptions et montages
Les «Amis de la communauté Saint-Martin» à Fribourg et à Bruxelles, à l’initiative de la fondation, ont eux aussi soigné leur dossier pour convaincre les autorités qu’il répondait en tous points aux critères d’intérêt général. Les associations de soutien prétendaient avoir des «liens réels avec le Luxembourg», compter beaucoup de sympathisants et entretenir des liens solides avec l’archevêché.
En 2015, selon les informations de Reporter.lu, le Grand-Duc avait reçu au Château de Colmar-Berg à titre privé, une délégation de près de 80 représentants de la communauté Saint-Martin. Invité à y participer, l’archevêque Jean-Claude Hollerich, nommé cardinal quatre ans plus tard, n’aurait pas donné suite aux sollicitations du souverain.
«La communauté Saint-Martin dispose, depuis dix ans, d’un réseau solide d’amis (…) et entretient d’ores et déjà d’autres rapports avec la place luxembourgeoise, notamment moyennant l’établissement, dès 2014, d’un compartiment de fonds d’investissement – Conventum Proclero (Sicav) – au Luxembourg», ont-ils fait valoir dans la procédure devant le tribunal administratif que Reporter.lu a consultée.
Ils oublient toutefois de dire que le compartiment de la Sicav a été liquidé au Luxembourg en 2018 pour être relocalisé en France et être placé sous le contrôle de l’Autorité des Marchés Financiers et non plus de la CSSF. Dans sa lettre d’information (janvier 2022), Proclero se présente comme «un fonds de partage» au service notamment de la formation des séminaristes de la communauté Saint-Martin et «contribuant aux besoins vitaux, au bien, à la qualité de vie et à l’épanouissement de la personne humaine». Paradoxalement, la Sicav détient en portefeuille des actions «Orpea» et «Korian», deux sociétés qui sont au cœur d’affaires de maltraitance des personnes âgées en France.
Fondations boîtes-aux-lettres
La profession de foi sur les valeurs de partage et la substance des sympathisants de Saint-Martin a laissé les autorités luxembourgeoises de marbre. Leur dossier est pourtant examiné une deuxième fois en 2019 après un recours gracieux. Le ministère des Finances réitère son avis négatif et le 23 juillet 2020, la ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng), qui a succédé à Felix Braz, signe un nouvel arrêté de refus.
Les arguments officiels restent identiques par rapport au premier refus du printemps 2018: absence de projet concret à réaliser dans l’immédiat au Grand-Duché et défaut d’intérêt général pour la collectivité à l’aune de la loi fiscale. «Un lien suffisant avec le Grand-Duché de Luxembourg en termes d’activités ne peut être établi», écrit Sam Tanson à l’été 2020.
Il faut dire que le contexte politique de l’époque n’est pas favorable à la venue d’organisations peu substantielles et a fortiori à connotation religieuse, alors que se profile l’ombre de la délégation du GAFI pour passer en revue les dispositifs anti-blanchiment du Luxembourg. Dans une précédente revue de 2011, qui avait placé le pays sur liste grise pour sa non-conformité aux normes anti-blanchiment, le GAFI alertait sur le risque que les asbl et des fondations «fictives» servent au recyclage d’argent criminel.
La communauté Saint-Martin dispose, depuis dix ans, d’un réseau solide d’amis (…) et entretient d’ores et déjà d’autres rapports avec la place luxembourgeoise (…).“Les Amis de la communauté Saint-Martin
Aux termes d’une bataille juridique initiée en novembre 2020 devant le tribunal administratif, les juges infligent le 21 mars dernier un véritable camouflet à la ministre de la Justice. Les débats se sont focalisés sur la substance d’une fondation pour qu’elle se rattache au Luxembourg et ne passe pas pour une de ces «boîtes-aux-lettres» qui ont fait la mauvaise réputation du Luxembourg.
Les Amis de la communauté Saint-Martin soutiennent qu’à l’instar d’entités à vocation commerciale, la substance d’une fondation ne se documente pas par des projets concrets et utiles exclusivement à l’échelle nationale, mais par l’exigence de disposer d’une administration centrale au Luxembourg et d’y avoir son centre de décision. Une autre conception serait «pour le Luxembourg juridiquement intenable» et compromettrait notamment tout l’écosystème des sociétés de participations financières (Soparfi), fait valoir leur avocat Me Marc Elvinger.
Soutien à l’extrême droite identitaire
Ses arguments ont fait tilt. Les juges ont renvoyé le dossier pour réexamen au ministère de la Justice au motif d’une appréciation erronée de la loi sur les fondations et sur l’aide au développement. L’Etat a 40 jours pour faire appel du jugement du 21 mars. Contacté par Reporter.lu, les services de Sam Tanson sont encore indécis sur la suite à donner à l’affaire et prendre toute la mesure de la portée de la décision.
Il n’y a pas qu’en France que les avancées et les conquêtes de la communauté Saint-Martin suscitent des craintes de dérive identitaire. Certains soutiens luxembourgeois de la communauté Saint-Martin, regroupés dans Les Amis de la communauté Saint-Martin Europe, une des asbl à l’initiative de la Fondation et du recours en justice, ne laissent pas de doute sur leur filiation politique à l’extrême droite.
Un de ses membres a figuré sur la liste de l’Union de la droite et du centre au Luxembourg aux élections consulaires des Français de l’étranger en 2014. Cette liste soutenait le député et président du parti chrétien démocrate Jean-Fréderic Poisson. Présenté comme l’héritier de l’ultraconservatrice Christine Boutin, Poisson a apporté son soutien à la candidature du très droitier Eric Zemmour aux présidentielles françaises des 10 et 24 avril prochains.