Femme d’affaires iconique, présidente de Cargolux, Christianne Wickler est au cœur d’un litige avec l’ancien directeur financier de Pall Center. Recruté pour restructurer le groupe, ce dernier a mis en cause la gouvernance et des pratiques douteuses.
«Vous voulez me tuer ?», lui aurait dit Christianne Wickler lorsqu’il a présenté au comité de pilotage un plan de transformation du groupe Pall Center qu’elle dirige. Directeur financier indépendant, l’homme est recruté sous contrat de prestation de services en 2018 pour revoir l’organisation et la gouvernance de l’entreprise. Son contrat est renouvelé en 2019, mais sa mission tourne mal après quelques mois.
Le CFO n’a ni le temps de terminer un chantier gigantesque de transformation qui lui est assigné, ni d’ailleurs celui d’aller jusqu’au bout de sa présentation en février 2020: quelques jours après son exposé écourté sur la restructuration de l’entreprise, sa position est fragilisée. Il est désormais persona non grata. La communication directe avec Christianne Wickler est coupée.
Il rompt par lettre recommandée son contrat en invoquant une faute grave de son client, ce qui lui permet de réclamer des indemnités compensatoires. Son préjudice est évalué à 670.000 euros.
Des bilans peu transparents
La dirigeante refuse de payer les honoraires de son ex-CFO jusqu’au terme d’un contrat de trois ans qui devait s’achever en avril 2022. Le litige bascule devant les juges civils du tribunal de Diekirch. Les deux parties se renvoient les accusations: gouvernance déficiente et dépenses sans lien avec l’intérêt des sociétés pour Christianne Wickler, manque de loyauté professionnelle et absence de motivation pour le conseiller.
Le CFO demande des explications sur des transactions présentant des anomalies tant par leur volume, leur finalité ou l’absence de pièces justificatives.“Assignation devant le tribunal civil de Diekirch
Le contentieux dépasse la question des honoraires impayés et ouvre les coulisses d’un groupe de plus de 300 employés, six sociétés – sans compter la participation de 70% récemment acquise des supermarchés Alima et 26 magasins ou activités dans la grande distribution, ainsi que l’Horeca qui est encore géré à l’ancienne, comme une boutique de quartier. Le chiffre d’affaires a été, selon les informations de Reporter.lu de 95,7 millions d’euros en 2018 pour les activités au Luxembourg et en Belgique.
Pour autant, le groupe structuré autour de la société de tête «CW Invest S.A.», ne publie au Registre de commerce et des sociétés (LBR) ni comptes annuels consolidés, ni rapport de gestion, ni rapport de son réviseur d’entreprise. La loi sur les sociétés commerciales prévoit pourtant une obligation de consolidation – et de publication – pour les groupes ayant un chiffre d’affaires au-dessus de 40 millions d’euros, un total de bilan de 20 millions d’euros et employant en moyenne annuelle 250 personnes.
Jusqu’en 2016, le groupe Pall Center c’était Christianne Wickler et elle seule. La gestion et la survie de l’entreprise reposaient entièrement sur ses épaules, fait valoir la défense de la femme d’affaires dans la procédure devant la juridiction de Diekirch que Reporter.lu a pu consulter. Face au développement rapide des activités commerciales, elle s’entoure de prestataires externes indépendants. Le turn-over des conseillers chez Pall Center est remarquable.
La valse des conseillers
En 2017, la société «White Sneakers» et son fondateur Chris Dahl sont recrutés pour «déterminer la direction que le groupe Pall Center devrait prendre à l’avenir (…) et trouver des moyens afin de rendre le groupe moins dépendant des actions et des présences de Madame Wickler». Chris Dahl entre dans le comité de pilotage du groupe. Le consultant stratégique ne fait plus partie de l’entourage direct de la dirigeante depuis quelques mois.
En 2018, deux autres dirigeants sous contrat font leur entrée dans l’entreprise. Le premier est Jacco Van Ham, ex-de la multinationale Shell, promu «group managing director». Son contrat est signé avec sa société «Blue Spring Prospect». Sa mission s’achève début 2022, son contrat n’ayant pas été renouvelé. Il est remplacé par un autre «general manager» contractuel, Christian Greiveldinger, qui va survivre quatre mois seulement chez Pall Center, alors que le poste d’administrateur délégué était dans son viseur. Martine Ministrini, ex-directrice commerciale d’une société de Flavio Becca et chef du secteur des produits frais chez Auchan, lui a succédé en juillet dernier.

Le second intérimaire recruté en 2018 est Olivier Gasche, nommé CFO, chargé du pilotage et de la mise en œuvre de la stratégie financière du groupe Pall Center. Il a un premier contrat de six mois via sa société «Growth & Performance Management», suivi d’un second contrat de trois ans. Gasche est présenté comme un des piliers de l’entreprise. Christianne Wickler attend de lui de «relever de nouveaux défis et d’améliorer la structure du groupe Pall Center avec une rigueur, un professionnalisme et une transparence encore plus performants dans la gestion des différentes sociétés faisant partie du groupe».
Olivier Gasche a accès à tout, y compris à la comptabilité des sociétés hors périmètre du groupe. Toutefois, les premières frictions apparaissent en août 2019 avec la dirigeante, après que le nouveau CFO eut demandé des explications sur des «transactions présentant des anomalies tant par leur volume, leur finalité ou l’absence de pièces justificatives», selon les termes de son assignation devant le tribunal de Diekirch. Les doutes se concrétisent lors de la préparation des comptes 2019 de «CW Invest», qui doivent être «normalisés». Dans ce but, le réviseur agréé BDO est sollicité pour le contrôle des comptes. La firme sera toutefois radiée en juin 2021 pour être remplacée par l’ancien réviseur, FGA à Mamer, qui reprend du service.
Un audit explosif
Le département finance et comptabilité a compilé méticuleusement les factures et examiné les flux financiers divers entre les sociétés du groupe Pall Center et les sociétés détenues ou co-détenues par Christianne Wickler hors du périmètre du groupe. Les travaux débouchent sur la finalisation d’un audit des comptes au 31 décembre 2019 et de conformité financière.
Présenté début février 2020 par le CFO au comité de pilotage, le document est une douche froide pour la dirigeante qui en aurait interrompu la présentation. Reporter.lu en a pris connaissance. L’audit, qui fait partie de la procédure civile, relève d’abord des dettes de près de 2 millions d’euros des sociétés hors périmètre du groupe, «Four Tool» et «Pall B», envers «Pall Center Group». «Ces montants doivent être payés avant la fin du mois de février 2020 pour ne pas impacter les comptes et les états financiers de Pall Center Group», recommande le rapport.
Sous couvert de rendre des services à Pall Center S.A. et au Groupe, son administrateur-délégué se livre régulièrement à des activités récréatives au profit de la famille Wickler.“Allégations de l’ex-CFO dans la procédure civile
La suite de l’audit est plus explosive. Il rappelle la notion d’intérêt social ancré dans le droit des sociétés et l’obligation des administrateurs délégués ou gérants d’agir dans le meilleur intérêt de leur entreprise. «The corporate benefit is in the first instance an issue for the directors of the company. They may incur personal liability if their actions do not pass the corporate benefit test, and may even incur criminal penalties for misappropriation of corporate assets (abus de biens sociaux) if they derive a personal benefit (not necessarily pecuniary) from the transaction», note le rapport.
Plusieurs transactions problématiques de 2018 et 2019 sont détaillées: les dépenses privées (145.800 euros) le compte associé débiteur (444.200 euros), les achats non payés dans les magasins (50.400 euros) et les contraventions (3.200 euros en 2019). Les marchandises prélevées par Christianne Wickler étaient enregistrées par les caissières sous le code «zzz» et ont été remboursées, même si ces sommes l’ont été après l’assignation de l’ancien CFO.
Selon le rapport, les factures du prestataire «White Sneakers» suscitent également des doutes: 495.000 euros en 2017, 484.800 en 2018 et 480.700 en 2019, soit un total de 1,460 million d’euros. Les origines des montants ne sont pas détaillées. Selon le rapport, Chris Dahl a refusé de les détailler avec l’accord de Christianne Wickler, qui a ordonné leur paiement malgré les réserves du CFO.
4 millions d’euros à rembourser
Dans son assignation, ce dernier suspecte des factures fictives: «Sous couvert de rendre des services à Pall Center S.A. et au Groupe, fait-valoir son avocat, son administrateur-délégué se livre régulièrement à des activités récréatives au profit de la famille Wickler. Rien ne démontre que Pall Center S.A. et le Groupe aient bénéficié d’un véritable service avec valeur ajoutée de la part de White Sneakers en échange des sommes pharaoniques qui lui ont été payées».
L’audit identifie un total de 4 millions d’euros à rembourser dans l’immédiat, mais Christianne Wickler aurait quitté la réunion avant que ce chiffre ait été communiqué. La communication avec son directeur financier se fait ensuite par l’intermédiaire du directeur général Jacco Van Ham et par avocat interposé.

Le CFO se dit incapable de poursuivre sa mission, il ne décèle pas non plus de volonté de remédiation. «Les seules solutions proposées étaient essentiellement d’ordre cosmétique. Elles consistaient à modifier la présentation comptable de ces dépenses ou le libellé des factures douteuses sans s’attaquer au nœud du problème» avance-t-il dans l’assignation. Le responsable ne souhaite pas que sa société soit accusée de participation «à des actes ou opérations ayant pour objet ou effet de donner une apparence de régularité aux paiements et transactions manifestement illicites épinglés dans le rapport».
Dans la procédure civile, les avocats de Pall Center relativisent la gravité des accusations, mettent en question le montant des dettes entre les sociétés et reprochent au plaignant de s’être «forgé une idée des affaires du groupe ne correspondant aucunement à la réalité (en lui imputant) des faits attentatoires à sa bonne réputation». Les défenseurs font d’ailleurs remarquer que l’auditeur BDO a approuvé les comptes 2019. Pour autant, les rapports de révision du cabinet, remercié en 2021, sont absents du LBR.
Coaching familial en Indonésie
Les factures controversées de près de 1,5 millions d’euros de «White Sneakers», qui n’avait pas signé de contrat avec le Groupe Pall Center, s’inscrivent dans l’intérêt stratégique de l’entreprise familiale et la mise en place d’une vision stratégique à long terme, fait encore valoir la défense. Le rôle du consultant s’étendait alors à «l’accompagnement des différents membres de la famille de l’actionnariat du groupe Pall Center dans leurs évolutions personnelles au sein du groupe».
Selon les documents faisant partie de la procédure civile, des séances de coaching ont été faites à l’étranger – notamment en Indonésie – pour que chacun trouve sa place dans «la structure sociétale» et se prépare à son rôle. «White Sneakers» avance les frais d’hébergement et d’avion avant de se les faire rembourser.
«L’existence d’une relation de confiance mutuelle entre Monsieur Dahl, l’administrateur unique de White Sneakers et l’ensemble des membres de la famille de l’actionnariat du groupe Pall Center, soit Madame Wickler et ses quatre enfants, était primordiale pour mieux pouvoir mener et collaborer ensemble sur ce projet (de restructuration, ndlr)», justifient les avocats de Pall Center. Or, selon une source proche du dossier, la place des enfants est toujours incertaine, même si l’un d’eux occupe des fonctions opérationnelles dans le groupe.
Cosmétique financière douteuse
En revanche, l’ex-CFO est dépeint par la défense comme un homme «manipulateur» et «malhonnête» cherchant «à détruire la bonne réputation de Madame Wickler et d’en tirer un profit personnel en réclamant la réparation d’un préjudice non existant à travers une assignation offensive et présentant de nombreuses faussetés et allégations non fondées».
Christianne Wickler change tout le temps de conseillers fiscal, juridique, financier. Au fond, c’est une femme très influençable.“Ancien proche du groupe Pall Center
Pour autant, l’ancien CFO n’est pas le seul à avoir identifié les pratiques potentiellement problématiques. Un autre ancien proche du groupe confirme dans un entretien à Reporter.lu, sous couvert d’anonymat, la valse des conseillers et prestataires qui traduisent les hésitations de la dirigeante à corriger la gouvernance de son groupe: «Christianne Wickler change tout le temps de conseillers fiscal, juridique, financier. Au fond, c’est une femme très influençable».
Deux ans après le départ du CFO, le groupe ne produit toujours pas de comptes consolidés. «Il n’y a pas de volonté de clarifier la situation», assure cette source. «Il y a encore énormément d’allers-retours dans les différentes sociétés, mais au final, la situation financière est bonne. La cosmétique en revanche ne l’est pas. Mais Christianne Wickler a assez d’argent. Elle ne veut pas devenir plus moderne, car cela supposerait de montrer des choses qu’elle ne veut pas montrer.»
Au printemps 2021, sa nomination à la présidence de la compagnie de fret Cargolux a fait polémique en raison de ses engagements personnels au sein de l’association anti-vaccin Covid «Expressis Verbis». Le ministre des Transports François Bausch, Déi Gréng, la décrit alors comme une «femme d’affaires dynamique» ayant une «extrêmement grande expérience économique».
Contactée par la rédaction, Christianne Wickler n’a pas répondu à nos sollicitations dans les délais requis.