Les débats sur l’indépendance du Parquet par rapport au ministre de la Justice agitent la cité judiciaire. Les députés ont revu à la hausse les garanties de non-ingérence de l’exécutif sur le cours de la justice. Ces avancées sont timides et restent contestées par la magistrature.
Martine Solovieff, procureure générale d’Etat, a la sensibilité à fleur de peau dès lors que l’intégrité des magistrats du Parquet et l’indépendance de l’autorité judiciaire sont en cause. Sa brouille légendaire en 2019 avec les parlementaires du CSV, qui accusaient le pouvoir judiciaire d’ingérence dans le pouvoir législatif, fut révélatrice du climat de défiance que se portaient, et se portent toujours, les institutions entre elles. Les anachronismes de la Constitution luxembourgeoise ne sont pas étrangères à ce difficile rapport de force.
Le député conservateur Léon Gloden fit d’ailleurs payer cher par la suite l’audace de la procureure à une partie de la magistrature. En mai 2020, le CSV signa une proposition de loi rayant d’un trait de plume dans la Constitution toute référence à l’indépendance du Parquet. La proposition consacrait l’indépendance des magistrats du siège, mais restait volontairement muette sur celle de de la magistrature debout. La Constitution devenait soudain silencieuse sur la dépolitisation des poursuites pénales, alors que les députés avaient travaillé plus d’une décennie à limiter l’influence du gouvernement sur le cours de la justice.
L’initiative de l’opposition suscita la consternation à la Cité judiciaire et même au-delà. Des pages furent noircies par dizaines pour dénoncer un saut en arrière de 200 ans, lorsque le ministère public était soumis de fait à l’autorité du gouvernement.
Pouvoir d’injonction du ministre
La détermination des magistrats à couper définitivement le cordon qui les lie encore avec le pouvoir exécutif, est entière. Ils comptent bien se faire entendre dans les discussions autour de la modernisation constitutionnelle. Leurs voix deviennent aussi de plus en plus audibles, Martine Solovieff ne dédaignant pas les micros tendus des journalistes lorsque les mises au point s’imposent.
Il faut se rendre à l’évidence (…) que le seul danger réel pour la démocratie vient de la toute-puissance des gouvernements et non de l’indépendance des juges.“Alex Bodry, membre du Conseil d’Etat
En l’état des textes actuels, le ministre de la Justice est toujours le supérieur hiérarchique du Procureur général d’Etat. Il pourrait le rester. Son pouvoir d’injonction est une subsistance d’une ère où des membres du gouvernement pouvaient user à leur gré de leur influence sur le cours de la justice et définir la politique pénale. Le Code de procédure pénale (article 19) octroie toujours au ministre de la Justice le pouvoir de donner des instructions de poursuites individuelles (mais lui interdit les ordres de non-poursuite). La ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng) a fait clairement savoir que ce pouvoir directif devait être aboli.
Le 23 février, la commission des institutions a fait marche arrière pour corriger les oublis de Léon Gloden. Les députés sont prudemment revenus sur la question de l’indépendance du ministère public en l’inscrivant explicitement dans le projet de révision constitutionnelle: «Au vu des avis reçus, la commission a décidé de circonscrire avec précision l’indépendance fonctionnelle du parquet», lit-on dans leurs amendements.
Recul de l’Etat de droit
Les modifications ont été arrachées à des députés visiblement sous pression du gouvernement, qui est lui-même tenu à des obligations de conformité au regard des normes internationales qui obligent les Etats démocratiques. «Si la tendance générale est d’accorder une plus grande indépendance au ministère public, aucune norme commune ne l’exige», signalent toutefois les membres de la commission parlementaire. La petite phrase démontre bien leur peu d’enthousiasme à consacrer cette indépendance dans le marbre de la Constitution.
Les avancées en faveur d’un troisième pouvoir fort et indépendant sont minimalistes. Ainsi, la commission n’a pas touché au droit du gouvernement d’arrêter des directives de politiques pénales. «L’indépendance fonctionnelle du parquet ne saurait porter préjudice au droit du gouvernement d’arrêter des directives de politiques pénales, y compris en matière de politique de recherche et de poursuite, à l’instar de la pratique belge», expliquent les députés. En Belgique, des circulaires ministérielles définissent et précisent des critères de recherche et de poursuite. Les directives sont contraignantes.
De telles directives, même si elles ne sont pas contraignantes, se réduisent en effet finalement à recommander de ne pas appliquer la loi.“Avis du Parquet général
Les amendements des parlementaires ne sont pas de nature à lever les craintes de la magistrature. Un avis commun de juin 2020 du Parquet général et des Parquets des juridictions de Luxembourg et de Diekirch (rédigé par le procureur général adjoint John Petry) avait critiqué la référence à ces directives de politique criminelle, y voyant le signe d’une «emprise du gouvernement sur le ministère public», le risque de politisation de la politique criminelle et un recul de l’Etat de droit.
«De telles directives, même si elles ne sont pas contraignantes, se réduisent en effet finalement à recommander de ne pas appliquer la loi», écrivaient les magistrats. Ils y voyaient aussi le danger d’une focalisation des poursuites sur «certaines catégories d’infractions que le gouvernement juge prioritaires» pour en délaisser ou en négliger d’autres.
Or, le ministère public, qui a l’opportunité des poursuites, est censé agir sur la base du droit et non en fonction de l’opportunité politique du moment ou des obsessions sécuritaires d’un gouvernement. Les magistrats des trois Parquets expliquaient dans leur avis pouvoir vivre avec le droit du ministre de la Justice d’arrêter des directives, pour autant que celles-ci seraient «générales». Toutefois, la commission des institutions et de la révision constitutionnelle a omis ce qualificatif.
Malaise de la classe politique
Les hésitations des parlementaires témoignent du malaise de la classe politique à vouloir affranchir le Parquet de toute influence gouvernementale. Or, comme l’a rappelé Martine Solovieff au Wort, «s’il n’y a pas de poursuites indépendantes, il n’y a pas de système judiciaire indépendant».
Alex Bodry, ancien député et ministre LSAP passé au Conseil d’Etat, s’est invité à son tour dans le débat. Il a soufflé sur les braises dans une tribune libre au Tageblatt en évoquant les «contestations sérieuses» que l’inscription de l’indépendance du Parquet dans la réforme de la Constitution avait soulevées: «Il faut se rendre à l’évidence, et les exemples à l’étranger sont nombreux, que le seul danger réel pour la démocratie vient de la toute-puissance des gouvernements et non de l’indépendance des juges, rempart contre toute tentative d’autoritarisme», a-t-il écrit le 3 février dernier.
Une affaire récente montre la susceptibilité extrême des magistrats lorsqu’ils ont le sentiment qu’une atteinte est portée à leur indépendance, d’où que viennent d’ailleurs les hostilités. Martine Solovieff a ainsi peu apprécié qu’une des pointures du Barreau de Luxembourg ait écrit aux ministres de la Justice (Felix Braz) et de l’Economie (Etienne Schneider) de l’époque après un accident de travail mortel au printemps 2019 sur le site d’ArcelorMittal à Differdange. Le juge d’instruction en charge de l’enquête tardait à retirer les scellés d’une armoire de commandes électriques, ce qui allait occasionner le risque d’un arrêt de la production, la mise au chômage partiel de 200 employés de la firme et des coûts de 3 millions d’euros par jour.
Outrage à magistrat
L’avocat fit ainsi savoir aux deux membres du gouvernement que la responsabilité civile de l’Etat pouvait être engagée du fait de la paralysie du site de production. Il était illusoire de croire qu’un des ministres allait s’immiscer dans l’affaire et donner des injonctions à la procureure générale d’Etat, d’ailleurs mise en copie du courrier de l’avocat, pour pousser le juge d’instruction à accélérer la levée des scellés. L’affaire prit toutefois un tour inattendu pour l’avocat. Sur réquisition du procureur, ce dernier s’est vu inculper en décembre dernier d’outrage à magistrat.
Pour autant, le conseil de l’ordre du Barreau, saisi de l’affaire, avait considéré que l’avocat avait agi conformément au cadre de sa profession et qu’il n’y avait pas matière à poursuites disciplinaires. Piqué à vif, le Parquet en a fait toutefois une affaire de principe, sans que l’on sache si les poursuites survivront jusqu’à un procès devant le tribunal correctionnel.
Il y a des années que le gouvernement ne s’immisce plus dans les décisions de poursuite du Parquet. Les ministres de la Justice se gardent bien désormais d’influencer la politique pénale. En attendant la création du Conseil national de la justice, qui attend lui aussi son ancrage dans la Constitution, l’action publique est encadrée par des lignes directrices définies par des circulaires et des notes de service rédigées de concert par les différents Parquets. Le ministère public rend compte de ses activités dans un rapport annuel publié sur le site du ministère de la Justice.
Robert Krieps et les marchands de tapis
Les dernières affaires connues d’ingérence de l’exécutif remontent au gouvernement de Jacques Santer (CSV) et de son ministre de la Justice Robert Krieps (LSAP) au milieu des années 1980. Les deux hommes s’affrontaient sur la libéralisation des radios. Santer, partisan du statut quo sur le monopole des ondes pour la CLT et RTL, voulait créer un précédent pour faire cesser une radio libre de Belair d’émettre illégalement ses programmes, contre l’avis de son ministre de la Justice, fervent défenseur de la liberté d’expression.
Les injonctions contradictoires de Santer et de Krieps au parquet aboutirent en faveur du ministre de la Justice. A la demande de Robert Krieps, un vieux magistrat se dessaisit du dossier en faveur d’un confrère plus jeune et le juge d’instruction de l’époque fit traîner le dossier répressif contre Radio Belair jusqu’à ce que Jacques Santer produise un projet de loi sur la libéralisation des radios.
On peut toujours discuter avec le ministre de la Justice sans que cela soit un ordre de non-poursuite. Tout est une question de nuance.“Un magistrat à la retraite
Robert Krieps n’en était pas à son premier coup d’essai. Ses tentatives d’ingérence dans le cours de la justice sont encore ancrées dans la mémoire de magistrats. Le ministre avait ainsi cherché à faire annuler une ordonnance de référé pour la vente publique de tapis peu avant la période de Noel, après que des marchands de tapis se soient émus auprès de lui de cette concurrence possible sur leur chiffre d’affaires. Krieps se ravisa toutefois à la dernière minute.
Un magistrat à la retraite qui raconte cette scène ne s’en formalise pas: «On peut toujours discuter avec le ministre de la Justice sans que cela soit un ordre de non-poursuite». «Tout est une question de nuance», ajoute-t-il.
«Je me suis toujours senti libre de dire non», renchérit un autre ex-magistrat. Tous n’ont pas eu la personnalité ni le courage d’opposer une fin de non-recevoir à des ordres qui ont pu venir d’en haut. «Oui, nous avons dû faire le grand écart, en particulier dans la répression de la délinquance financière où la pression fut parfois terrible», reconnaît le retraité du parquet.
Le venin de la suspicion
L’homme évoque les pressions indirectes qui ont été exercées sur la magistrature, sans que des instructions aient été nécessaires: «Il y avait ce que les Allemands appellent le ‘vorauseilender Gehorsam’, cette culture de l’obéissance anticipatrice qui a fait que le chef n’a pas besoin de donner des ordres, car on connaît à l’avance son attitude et on l’anticipe», admet-il.
La culture de la soumission n’a pas sa place dans les prétoires. Il apparaît donc légitime que les magistrats exigent des garanties d’indépendance ancrées noir sur blanc dans la Constitution pour requérir l’application du droit.
Il est temps pour eux de couper définitivement le fil qui les relie encore au pouvoir exécutif et de mettre un terme au droit d’injonction du ministre de la Justice, même s’il n’en fait plus usage.
Le procureur général adjoint John Petry parle de «venin de la suspicion (qui) risque de se répandre d’une façon encore plus dangereuse dans un pays d’une taille aussi réduite que le Luxembourg». «La possibilité même de cette intervention (du ministre, Ndlr), ajoute-t-il, heurte les principes d’un Etat de droit».