Le boucher Guy Kirsch a été condamné pour fraude fiscale. Son procès a réanimé le débat sur les ambiguïtés de la loi sur les impôts datant des années 1930. Deux visions se sont affrontées sur fond de craintes d’un affaiblissement de la lutte contre l’évasion fiscale.
Le procès pour fraude fiscale aggravée du boucher Kirsch n’a pas été qu’une affaire de mauvais usage de ses voitures de luxe pour livrer de la viande et faire le tour de ses exploitations. Ses enjeux ont aussi porté sur les ambiguïtés de la loi générale sur les impôts (LGI) qui pourraient fragiliser pour la justice la répression de l’évasion fiscale et son blanchiment.
Les attaques contre le droit fiscal luxembourgeois, façonné dans les années 1930 et imposé par l’Allemagne (la fameuse «Abgabenordung» ou «AO»), sont devenues un «sport national» pour les avocats qui se relaient pour en dénoncer les anachronismes au regard de la modernité de la place financière.
Dans le scandale des «Panama Papers» et les procès qui ont suivi au Luxembourg, le barreau était en embuscade pour défendre, au nom du secret professionnel, ses membres qui avaient aidé leurs clients à frauder massivement le fisc via des montages offshore. Certaines dispositions de l’AO furent présentées comme des zombies, que les autorités avaient réveillés pour remplir les caisses publiques au mépris de l’Etat de droit.
Dérives autoritaires du fisc
En 2021 et 2022, un dentiste et un loueur de voitures prévenus d’escroquerie fiscale avaient fondé leurs défenses sur les invraisemblances du système fiscal luxembourgeois et les dérives autoritaires de l’Administration des contributions directes (ACD), ne reculant devant rien pour la juste perception des impôts.
Ces démarches successives visant, in fine, un affaiblissement des pouvoirs du fisc, ont jusqu’à présent échoué. Ces revers ne découragent pas de nouvelles tentatives.
Guy Kirsch n’est pas le boucher du coin.“Me Alain Steichen, avocat de la défense
L’affaire de la Boucherie Kirsch et de son gérant Guy Kirsch, prévenus pour dissimulation d’impôts en 2015 et 2016, a fait rebondir dans les prétoires le débat autour de la survivance et des paradoxes de l’Abgabenordnung dans le droit luxembourgeois. Sans peut-être le savoir, l’artisan s’est retrouvé au cœur d’une joute juridique que se sont livrée d’un côté le parquet de Luxembourg et de l’autre les fiscalistes. L’avantage a tourné en faveur du premier.
Guy Kirsch est une personnalité médiatique, autant pour le succès de son entreprise (157 employés, 12 millions d’euros de chiffre d’affaires) que pour ses tatouages. L’homme a posé hache en main et portant un quartier de côtes de bœuf sur l’épaule dans le magazine «Paperjam» qui lui consacrait un article flatteur. Sur le site Internet de son entreprise, Kirsch affiche ostensiblement sur son corps musclé les signes indélébiles attestant sa qualité. Il s’est ainsi fait inscrire «Butcher» sur le cou avec des couteaux qui se croisent. «Guy Kirsch n’est pas le boucher du coin», a fait valoir son avocat Alain Steichen dans la procédure.
Le boucher a comparu une première fois le 20 janvier 2022 devant un tribunal correctionnel pour fraude fiscale aggravée. Mais les juges ont dû se dessaisir de l’affaire pour des raisons de procédure.
Dénonciation au parquet
Après une pause de près d’un an, l’affaire a repris à zéro le 5 janvier dernier avec de nouveaux magistrats. Les enjeux financiers de la procédure sont assez marginaux. La Boucherie Kirsch disposait de quatre véhicules de luxe en leasing (une Ford Mustang de 60.000 euros, une Chevrolet Corvette de 102.000 euros, une Audi A5 de 59.000 euros et une BMW de 35.000 euros). La société a, sur conseil de sa fiduciaire «Ficel», déduit des frais de déplacement pour l’usage de ses véhicules (65.000 km par an, selon l’avocat du prévenu). L’Administration des contributions directes en a toutefois exclu leur utilisation professionnelle, étant donné que l’entreprise disposait de sa propre flotte pour faire les livraisons et que le genre de voiture ne correspondait pas à l’objet social d’une boucherie.
Le fisc, qui avait procédé à un contrôle approfondi de la société, a considéré qu’il y a eu une distribution cachée des bénéfices (soumise à une retenue de 15% sur le revenu des capitaux) et a procédé à des redressements. En parallèle, l’administration a dénoncé Kirsch au procureur, lequel a entamé des poursuites pénales. Le dossier a été traité par le premier substitut du procureur Guy Breistroff, preuve que le parquet a pris l’affaire très au sérieux. Le choix d’Alain Steichen comme avocat, davantage connu pour ses talents de fiscaliste que de pénaliste, ne doit rien non plus au hasard.
Le montant de la fraude en 2015 et 2016 a porté sur 36.825,02 euros, soit un montant significatif en absolu et termes relatifs (48% des impôts éludés), ce qui a donné à l’affaire une qualification de «fraude fiscale aggravée» et envoyé le boucher et son entreprise devant les juges correctionnels.
Toutefois, la réimposition par l’ACD est problématique et s’appuyerait, selon Me Alain Steichen, sur des erreurs manifestes d’appréciation et des calculs aussi «arbitraires» que «fantaisistes». Pour autant le prévenu n’a pas fait de réclamations contre ses bulletins, ce qui, du point de vue de l’accusation, serait un aveu de sa culpabilité. Le boucher n’a pas non plus contesté, comme le droit le lui permet, ses redressements devant le tribunal administratif. La juridiction a compétence pour corriger d’éventuelles fautes commises par les agents du fisc et annuler les bulletins d’imposition litigieux pour les renvoyer à l’administration pour révision.
Droits de la défense en question
Selon l’article 468 de l’AO, il appartient aux seules juridictions administratives de retoucher des erreurs factuelles de l’ACD. En l’absence de recours – ce qui est le cas dans l’affaire Kirsch –, les bulletins d’impôts, devenus définitifs, s’imposent aux juges correctionnels.
Les cours et tribunaux siégeant en matière pénale sont ainsi privés de toute ingérence, sauf à sanctionner la fraude et l’escroquerie fiscale par des peines d’amende ou de prison. Leur unique latitude étant d’apprécier l’élément moral de l’infraction, sans pouvoir se pencher sur l’élément matériel, qui échappe ainsi à leur analyse.
Aucun élément du dossier répressif, ni aucune pièce versée par le mandataire des prévenus ne permet au tribunal de mettre en doute (…) le montant des impôts éludés par la Boucherie Kirsch sàrl.“Jugement du 12 janvier
Une jurisprudence de la Cour d’appel du 21 décembre 2021 en lien avec l’escroquerie fiscale d’un dentiste ferait interdiction au tribunal de vérifier l’existence éventuelle de l’élément matériel de l’infraction fiscale. L’arrêt fut tranché sur la base de l’article 468 AO.
«Le rôle de ce tribunal serait alors limité à déterminer le quantum de la peine», a fait valoir Me Steichen, en dénonçant cette dénaturation des droits de la défense.
Car en matière pénale, les poursuites doivent s’appuyer à la fois sur un élément matériel et sur un élément moral, principe de droit dont l’accusation a fait l’économie dans le dossier Kirsch. «Il appartient au parquet de procéder à l’instruction des faits susceptibles de constituer une infraction pénale et au tribunal correctionnel de statuer sur la culpabilité éventuelle», a-t-il résumé dans sa plaidoirie. «Ceci implique que ni le parquet, ni ce tribunal ne puissent considérer comme acquis les éléments matériels de fraude fiscale, au motif que le bureau d’imposition ait retenu une distribution cachée de bénéfice dans un bulletin d’imposition devenu définitif», a-t-il ajouté.
La justification de cet écart aux principes généraux du droit pénal luxembourgeois inscrit dans une loi fiscale inspirée par l’Allemagne des années 1930, a été au centre du procès du boucher, donnant lieu à des échanges fournis de conclusions entre la défense et le parquet.
Alain Steichen a interrogé les textes et règlements et la littérature juridique pour arguer à l’abrogation de l’article 468 de la loi générale sur les impôts. Ce dispositif en effet n’a pas été publié par le Legilux, le journal officiel luxembourgeois, ce qui l’invalide au regard de la Constitution. Une loi n’est en effet applicable «qu’après avoir été publiée dans la forme déterminée par la loi», a rappelé l’avocat.
Interactions entre fiscal et criminel
«La prétendue incertitude concernant le §468 de la loi générale des impôts n’est pas donnée et son abrogation implicite n’est qu’un prétexte fallacieux. Plusieurs moyens militent en sens inverse et interdisent une immixtion du juge pénal dans l’analyse du bien-fondé au plan fiscal», lui a répondu le substitut du procureur.
Le projet de loi qui a mis en œuvre la réforme fiscale de 2017 fait expressément référence à la disposition litigieuse, a encore rappelé Guy Breistroff pour lequel le bienfondé de l’imposition n’était pas discutable.

Dans un dossier similaire de fraude fiscale, plaidé antérieurement au cas Kirsch, le magistrat du parquet avait averti le tribunal sur les conséquences d’un retournement de la jurisprudence: «Cela ferait échec à toute poursuite pénale» en lien avec fraude fiscale, fit-il savoir à l’audience.
Les juges de la 7e chambre correctionnelle ont été dans son sens, considérant que l’article 468 LGI «n’a pas été abrogé, fait ressortant des travaux parlementaires de la loi du 23 décembre 2016 (réforme fiscale de 2017, ndlr) qui abroge différentes dispositions de la LGI (AO), mais maintient explicitement en vigueur le §468 de la prédite loi en reproduisant son texte en entier».
Les interactions entre le fiscal et le criminel ancrées dans la loi générale des impôts «ont pour but d’éviter que le tribunal pénal rende une décision relative à un différend fiscal qui serait contraire à la décision rendue par l’autorité compétente en la matière. L’existence de deux décisions se contredisant sur le même dossier serait en effet contraire au principe de l’uniformité des décisions et de la sécurité juridique», a tranché le tribunal dans son jugement du 12 janvier dernier. «Aucun élément du dossier répressif, ni aucune pièce versée par le mandataire des prévenus ne permet au tribunal de mettre en doute (…) le montant des impôts éludés par la Boucherie Kirsch sàrl, tel que retenu par l’ACD», ont enfin fait valoir les juges. Le contribuable Guy Kirsch et sa société ont été condamnés chacun à une amende de 2.500 euros.
Contacté par Reporter.lu, Alain Steichen n’a pas été en mesure de se prononcer sur les intentions de son client sur un éventuel appel.
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