Le laboratoire «Advanced Biological Laboratories» a commercialisé des tests Covid ayant faussé les résultats des dépistages. Soutenu par des subventions, le laboratoire comptait jusqu’en 2019 le directeur de la Santé dans son capital. Jean-Claude Schmit dément tout conflit d’intérêts.
«L’incident» est tombé au plus mauvais moment de la crise sanitaire pour «Advanced Biological Laboratories» (ABL), société spécialisée entre autres dans le diagnostic médical et la commercialisation de matériel de santé. Le 15 décembre 2021, alors que le variant Omicron du virus se propageait comme une trainée de poudre, une alerte de réactovigilance est survenue sur un kit de prélèvement pour les tests PCR au marquage «CE», pour Communauté européenne.
Il s’agissait des écouvillons, ces cotons tiges géants utilisés pour les prélèvements nasopharyngés. Les produits ont été achetés en Chine par ABL auprès du fournisseur «Dewei». Ils ont, entre autres, été utilisés dans le cadre des campagnes du «Large Scale Testing» (LST), le dépistage massif de la population initié par les autorités sanitaires. «Laboratoires Réunis», qui a conduit toutes les campagnes LST, s’est fourni auprès du distributeur ABL. Le Laboratoire national de Santé a également été utilisateur de la marque.
Les achats auprès d’ABL présentaient un avantage de taille: son stock sur place dans un contexte de forte tension sur les lointains marchés des approvisionnements. Seuls certains lots d’écouvillons, actuellement retirés du marché, présenteraient des défauts.
Déficiences dans la chaîne des PCR
La direction d’ABL, contactée par Reporter.lu, refuse d’ailleurs de parler de défaillance et évoque plutôt des incompatibilités du matériel avec certains réactifs. «Suite à la déclaration de réactovigilance, de nombreuses expérimentations furent menées, en pleine vague Omicron. Il apparaît que le produit n’est pas défectueux, mais qu’il y a eu des interactions ponctuelles, pour certains lots de ce produit, lors de combinaison de la solution liquide de préservation de certains réactifs d’extraction virale utilisés par certains laboratoires», explique Ronan Boulmé, directeur d’ABL.
Aucune information n’a été fournie sur des investigations supplémentaires réalisées par le distributeur sur l’ensemble des produits ayant été commercialisés au Grand-Duché depuis deux ans. «Ce produit est commercialisé depuis le début de la pandémie (avril 2020), et n’a pas eu, à notre connaissance, de problèmes antérieurs à cette déclaration de réactovigilance», assure Ronan Boulmé.
J’ai investi comme d’autres, à titre personnel, dans cette société.“Jean-Claude Schmit, directeur de la Santé
Les déclarations rassurantes du distributeur occultent mal le fait qu’il y a eu des déficiences dans la chaîne des tests PCR – de l’écouvillon au résultat -, ayant faussé les données, et, in fine, un risque que des personnes aient été testées comme «faux négatifs», alors qu’elles étaient porteuses du virus.
La première alerte sanitaire a été lancée par le laboratoire «Bionext». Laboratoires Réunis a également procédé à un signalement, selon la Direction de la Santé. Les problèmes ont été initialement détectés lors de la phase de validation des laboratoires utilisateurs, étape obligée pour l’accréditation des produits à vocation médicale. Les défauts ont été confirmés par des tests complémentaires, avant de faire l’objet d’une alerte initiale du 15 décembre 2021 à la Division de la pharmacie et des médicaments de la Direction de la Santé. Le laboratoire Bionext en est à l’origine.
Mise en quarantaine
L’alerte ne sera prise au sérieux qu’après plusieurs semaines. ABL attendra ainsi presque un mois, le 10 janvier 2022, avant de notifier l’ensemble de ses clients (au Luxembourg, en France et aux Etats-Unis), comme la loi l’y oblige, selon les informations relayées à Reporter.lu par la Direction de la Santé. Le distributeur avait néanmoins retiré ses produits du marché le 7 janvier. «Les lots (…) sont mis en quarantaine et non utilisés», signale un de ses dirigeants.
Différents tests ont été effectués. Le Laboratoire national de Santé a analysé les écouvillons, mais n’a pas pu reproduire les défauts.“Thomas Dentzer, directeur adjoint de la Santé
Selon les informations de Reporter.lu, les kits Dewei ont conduit à des résultats dont la valeur de Ct, c’est-à-dire la valeur permettant de déterminer si un échantillon est positif ou négatif, était supérieure de 10 points en moyenne par rapport aux kits du fournisseur habituel du laboratoire luxembourgeois. Plus la valeur Ct est élevée, moins la charge virale est importante. «Le risque de sortir un résultat négatif sur une personne alors que celle-ci est positive est majeur. Nous sommes face à un risque de faux négatifs», explique une source proche du dossier.
L’Inspection sanitaire avait d’ailleurs elle-même constaté, lors d’une réunion récente du Conseil supérieur des maladies infectieuses, de grandes différences de la moyenne des fameux Ct pour les tests PCR du Covid entre différents laboratoires luxembourgeois. Un document consulté par la rédaction fait ainsi état d’une moyenne Ct de 25,2 par «Ketterthill», 23,7 pour Bionext, 23,3 pour le LNS, mais 30,9 pour Laboratoires Réunis. A l’époque, personne ne s’expliquait ces différences.
Résultat début avril
Interrogé par Reporter.lu sur ces «interactions ponctuelles», Thomas Dentzer, attaché de direction de la Santé, confirme «les soucis» intervenus, tout en nuançant le risque de faux négatifs: «l’augmentation des Ct a été de 2 à 3, ce qui n’a changé que marginalement les résultats des tests», fait-il valoir. «Ce n’est pas quelque chose d’énorme demandant de retester la population», ajoute-il.
Pour les autorités sanitaires, l’épisode semble clos. «Différents tests ont été effectués. Le Laboratoire national de Santé a analysé les écouvillons, mais n’a pas pu reproduire les défauts. Ce qui veut dire que les kits marchent avec certains laboratoires», affirme Thomas Dentzer.
«La procédure de réactovigilance touche à sa fin», explique pour sa part le dirigeant d’ABL qui dit «réserver les conclusions finales et propositions aux autorités compétentes». La société attend encore un retour du fabricant chinois avant d’adresser son rapport final au ministère de la Santé. «Vous pourrez les interroger dès le début du mois prochain», suggère Ronan Boulmé à Reporter.lu.
Jean-Claude Schmit, actionnaire malgré lui
Cette affaire a mis le projecteur sur une discrète société, née en 2000 en tant que «spin-off» dans le giron du centre de recherche publique CRP-Santé, désormais rebaptisé «Luxembourg Institute of Health» (LIH). L’institution de recherche publique est l’un des principaux acteurs de la santé au Luxembourg. Le LIH s’associe régulièrement avec des entreprises privées pour ses activités de recherche médicale. ABL est un de ses partenaires historiques dans le développement de solutions diagnostiques, notamment la recherche sur les variants du Covid et sur le HIV.
Société en plein développement international, ABL a lancé fin 2021 une offre publique d’achat (OPA) sur le capital d’une ancienne entreprise ferroviaire (fortement dotée en cash), «Fauvet-Girel», cotée à la bourse de Paris. Visée par l’AMF, le régulateur français des marchés financiers, cette opération a obligé la société luxembourgeoise à faire la transparence sur ses activités, ses différentes filiales, sa comptabilité et son actionnariat.
Aussi, est-il apparu à la faveur de cet exercice de transparence, que Jean-Claude Schmit, ancien directeur général du CRP-Santé/LIH, qui, le 1er janvier 2016, a pris la tête de la Direction de la Santé, a été actionnaire d’ABL et d’une de ses filiales »Bioparticipations Developpements» jusqu’en juillet 2019.
Le gouvernement a soutenu la valorisation de la recherche publique et la création de start-ups avec la participation de chercheurs.“Jean-Claude Schmit, directeur de la Santé
Ce que l’intéressé reconnaît après avoir été sollicité par Reporter.lu: «J’ai investi comme d’autres, à titre personnel, dans cette société». Avant de diriger ce qui est devenu le LIH, Jean-Claude Schmit était chercheur en rétrovirologie et a participé à la mise au point de tests biologiques commercialisés par ABL. Il dit avoir été encouragé par les autorités à mettre ses économies personnelles dans les entreprises privées, ce qui ne manque pas d’interroger le modèle luxembourgeois dans la recherche médicale: «Le gouvernement a soutenu la valorisation de la recherche publique et la création de start-ups avec la participation de chercheurs», explique-t-il.
Lorsqu’il a rejoint la fonction publique, Jean-Claude Schmit s’est retrouvé avec «une petite participation minoritaire» dont il a mis plusieurs années à se débarrasser, faute, dit-il, d’acheteurs et de marché: «Conscient qu’il faudrait éviter le potentiel conflit d’intérêts, j’ai alors annoncé ma volonté de céder mes parts. (…) Ceci s’est matérialisé en une vente en 2019, après des négociations avec les autres propriétaires de la société».
«Je ne vois pas comment le fait d’avoir vendu mes parts en 2019, justement pour éviter un conflit d’intérêts, pourrait conduire à un tel conflit d’intérêts dans les années suivantes», affirme-t-il. Le directeur de la santé assure n’avoir désormais «aucune participation financière dans une entreprise, ni dans le secteur médical, ni dans le secteur de la recherche, ni dans un autre secteur d’ailleurs».