Le Registre des bénéficiaires effectifs des sociétés a fermé suite à un arrêt de la Cour de justice de l’UE. Les ONG craignent un recul dans la lutte contre la criminalité financière. Les journalistes réclament la réouverture immédiate. La ministre de la Justice temporise.
Le registre des bénéficiaires effectifs (RBE) était un must dans l’outillage anti-blanchiment du Luxembourg, il est fermé depuis mardi soir et sera retoqué. Des organisations internationales – comme le GAFI qui vient d’achever sa tournée d’inspection – et des ONG n’ont pourtant cessé de vanter un dispositif ouvrant à tout le monde, gratuitement et de manière illimitée, les informations sur les propriétaires des sociétés.
Au nom de la protection de la vie privée, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu mardi une décision qui va restreindre considérablement, au Luxembourg, mais aussi partout en Europe, l’accès aux données sur l’identité des hommes et des femmes derrière les sociétés et les montages financiers souvent complexes.
«Une ingérence grave»
La juridiction européenne, agissant sur une question préjudicielle posée par un tribunal luxembourgeois, a invalidé une disposition de la directive anti-blanchiment de 2018 obligeant les Etats membres à rendre leurs registres nationaux de transparence des sociétés «accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public». «L’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs constitue une ingérence grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel», souligne un communiqué de la CJUE.
L’accès aux registres nationaux est indispensable pour une lutte efficace contre le blanchiment et les paradis fiscaux où se cache l’argent issu de l’évasion fiscale, la corruption et le crime organisé.“Transparency International
Sans attendre la position officielle de la Commission européenne, le «Luxembourg Business Registers» (LBR), gestionnaire entre autres du RBE, a décidé de suspendre les consultations sur sa plateforme Internet. La mesure provisoire concerne le grand public et les professionnels, parmi lesquels les banques. Validée préalablement par la ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng), cette décision intempestive a été dictée par la crainte du gestionnaire de procédures de dommages et intérêts par des actionnaires qui peuvent désormais se prévaloir du droit à ce que le périmètre de leur fortune ne soit pas exposé à la curiosité du grand public.
L’Association luxembourgeoise des journalistes professionnels (ALJP) condamne, dans un communiqué, la décision unilatérale de la ministre de la Justice de fermer l’accès du grand public au RBE et demande sa réouverture immédiate. Interrogée par Reporter.lu à la sortie d’une réunion mercredi avec la commission de la justice à la Chambre des députés, Sam Tanson a promis un accès «le plus vite possible» du RBE «aux grands acteurs». La disponibilité du registre devrait intervenir dès la semaine prochaine. La ministre s’est également dite favorable à ce que des ONG et les journalistes bénéficient d’agréments pour consulter sans limite le RBE.
«Plongeon dans le noir»
Dans un communiqué alarmiste, l’ONG Transparency International voit dans la décision de la Cour «un plongeon dans le noir et l’ignorance» et «un coup porté à l’une des mesures de transparence financière les plus importantes des 20 dernières années». «L’accès aux registres nationaux est indispensable pour une lutte efficace contre le blanchiment et les paradis fiscaux où se cache l’argent issu de l’évasion fiscale, la corruption et le crime organisé», précise l’ONG.

Pour autant, la portée de l’arrêt de la juridiction européenne doit être nuancée. Les juges n’ont pas dit pour droit qu’il fallait verrouiller les consultations aux registres de transparence des bénéficiaires effectifs des sociétés, ils ont considéré que les conditions d’accès illimitées actuelles, ancrées dans une directive anti-blanchiment de 2018, portent une atteinte «grave» au respect de la vie privée.
Il y a eu des précédents. En France, le Conseil constitutionnel avait jugé en 2016 que la publication du registre de transparence des trusts portait une atteinte «disproportionnée» au respect de la vie privée.
La question de l’équilibre entre la protection de la vie privée et la transparence financière a été tranchée par la CJUE à la demande du tribunal d’arrondissement de Luxembourg. La juridiction luxembourgeoise avait elle-même été saisie en 2020 par deux hommes d’affaires. L’un est un Luxembourgeois, Patrick Hansen, dirigeant entre autres la compagnie de jets privés Luxaviation. Il invoquait les risques d’enlèvement et de séquestration du fait que Monsieur ou Madame tout le monde pouvait s’enquérir du périmètre de ses participations (une quarantaine de sociétés) et de sa fortune en consultant le RBE. Le second est un ressortissant français ayant des intérêts en Afrique à travers, notamment, une société de participation financière hébergée au Grand-Duché.
L’intérêt légitime, serpent de mer
Une première directive européenne de 2015, puis une seconde en 2018 ont insufflé de la transparence dans la vie des sociétés, obligeant ses bénéficiaires à s’identifier et les Etats membres à rendre accessibles ces informations. En 2015, la consultation des registres nationaux était réservée aux personnes faisant valoir un «intérêt légitime». Ce droit d’accès n’excluait, de facto, ni les ONG, ni les journalistes, mais posait de sérieux problèmes d’interprétation d’un Etat membre à un autre. Sous pression des ONG, la Commission européenne a ouvert le robinet avec la directive de 2018.
L’arrêt du 22 novembre donne un coup d’arrêt aux espoirs que la Commission et le Parlement européen avaient placés dans la participation de la société civile à la lutte contre la criminalité en col blanc et l’opacité financière. Ces combats ne seraient donc plus l’affaire de tous, en raison des risques d’abus que la transparence de la vie des affaires est susceptible d’engendrer chez des personnes malveillantes, a tranché la juridiction européenne. «Une fois mises à disposition du grand public, ces données peuvent non seulement être librement consultées, mais également être conservées et diffusées et (…) il devient (…) d’autant plus difficile, voire illusoire, pour ces personnes de se défendre efficacement contre ces abus», souligne l’arrêt.
La directive de 2018 a été adoptée après une série de révélations de presse documentant l’utilisation de centres financiers offshore à des fins de blanchiment et d’évasion fiscale (notamment les «Paradise Papers» en 2017).
Le régime (…) représente une atteinte considérablement plus grave aux droits fondamentaux (…) sans que cette aggravation soit compensée par les bénéfices éventuels qui pourraient résulter du nouveau régime par rapport à l’ancien.“Arrêt de la CJUE, 22 novembre 2022
Après l’émotion que ces scandales ont suscitée dans l’opinion publique, la Commission européenne et le Parlement européen ont estimé que la transparence accrue du monde des affaires contribuerait à le rendre plus vertueux. Au nom d’un objectif d’intérêt général qu’est la prévention du blanchiment des capitaux, l’exécutif et le législatif ont ainsi piétiné un des droits fondamentaux les plus sacrés de l’UE, celui de la protection de la vie privée. Le droit de l’UE le permet pour autant que les mesures mises en place soient nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi. Or, les autorités européennes ont été incapables de démontrer l’impact d’une participation de la société civile dans son ensemble à la lutte contre la criminalité financière.
«Le régime introduit par la directive anti-blanchiment (de 2018, ndlr) représente une atteinte considérablement plus grave aux droits fondamentaux (…) sans que cette aggravation soit compensée par les bénéfices éventuels qui pourraient résulter du nouveau régime par rapport à l’ancien», note la CJUE. Les juges font référence à l’ancien régime de 2015 limitant l’accès aux registres de transparence, outre les autorités compétentes et certaines entités régulées (banques par exemple), aux personnes ou organisations capables de démontrer un intérêt légitime.
Filtrages insuffisants
La juridiction européenne est restée insensible aux dérogations et autres garde-fous permettant, notamment au Luxembourg, un filtrage d’accès au registre de transparence. La loi de 2019 sur le RBE prévoit des exceptions à l’obligation pour les bénéficiaires effectifs de publier des informations sur leurs participations dans des sociétés de droit luxembourgeois. Toutefois, les dérogations sont accordées au compte-goutte et doivent être justifiées par des «circonstances exceptionnelles» (risque d’enlèvement, de chantage, de harcèlement ou d’intimidation). Invoquant être la cible d’une vendetta de la part d’un concurrent de Luxaviation, Patrick Hansen n’a pas eu droit à ce régime dérogatoire lorsqu’il en a fait la demande auprès du RBE, d’où sa saisine de la justice.

D’autres mesures ont été mises en place par le LBR pour filtrer la consultation des informations sur les ayants droit des sociétés, comme une inscription en ligne préalable sur le site Internet du LBR et l’acceptation des conditions générales. Ces «dispositions ne sont, par elles-mêmes, pas de nature à démontrer ni une pondération équilibrée entre l’objectif d’intérêt général poursuivi et les droits fondamentaux consacrées (par) la Charte, ni l’existence de garanties suffisantes permettant aux personnes concernées de protéger efficacement leurs données à caractère personnel contre les risques d’abus», a toutefois considéré la juridiction européenne.
Les paradoxes du débat public
L’arrêt de la CJUE offusque les activistes de la lutte contre l’opacité financière, mais conforte les partisans du secret des affaires. «Le jugement représente une victoire pour la protection des données et l’État de droit dans un contexte extrêmement politisé», se félicite dans un communiqué Me Filipo Noseda, un avocat fiscaliste établi à Londres. «La lutte contre la criminalité doit être menée en respectant les droits fondamentaux des citoyens. Personne ne cautionnerait des pouvoirs de perquisition et d’entrée sans contrôle judiciaire», explique-t-il.
L’avocat pointe du doigt les ambiguïtés du débat public sur la transparence et la protection des données personnelles. Les opinions publiques sont promptes à s’émouvoir des intrusions dans la vie privée des plateformes de commerce en ligne, des employeurs, de la police ou des services de renseignements, fait-il valoir. «Cependant, lorsqu’il s’agit de la propriété effective des entreprises et des comptes bancaires, des campagnes publiques très médiatisées menées par des militants de la transparence très organisés et déterminés ont réussi à entraver le débat sur les fins et les moyens, et le principe de proportionnalité, qui est au cœur de l’État de droit», fustige l’avocat. Il plaide pour «un débat équilibré sur les questions qui ont des implications en matière de protection des données».
L’arrêt du 22 novembre va en tout cas relancer les discussions au Luxembourg sur l’équilibre entre la lutte contre l’opacité financière, qui fut longtemps la marque de fabrique du pays et la source de sa prospérité, et le respect de la vie privée, qui est aussi un sujet d’inquiétude des citoyens.
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