La «communauté Saint-Martin» va pouvoir officialiser les statuts de sa fondation. La reconnaissance d’utilité publique va ouvrir des avantages fiscaux à une organisation religieuse très droitière. Le gouvernement s’y est opposé. L’archevêché compose.
Après une longue bataille procédurale, les catholiques identitaires ont obtenu le feu vert pour faire financer leur rayonnement européen en partie par les contribuables luxembourgeois. La Cour administrative a confirmé à la mi-novembre l’irrégularité de deux arrêtés grand-ducaux de 2018 et 2020 ayant refusé l’agrément à un projet de fondation lié à la «communauté Saint-Martin», branche ultra-conservatrice de l’église.
La délivrance d’un agrément par le ministère de la Justice avec l’aval du ministère des Finances débouche, de facto, sur une reconnaissance de l’utilité publique. Ce statut d’utilité publique autorise alors les fondations de faire profiter leurs donateurs de déductions fiscales, qui sont autant de manque à gagner pour les caisses de l’Etat. Les fondations ont également droit à des exonérations d’impôts.
Le bien du peuple mal défini
La décision de la juridiction administrative fera date. Le statut d’utilité publique, mal défini sur le plan du droit en plus d’être le fruit de lois paradoxales, n’est pas conditionné à des actions de bienfaisance en faveur de la population résidente, a tranché la Cour. Les autorités ont pourtant soutenu le contraire. A leurs yeux, la loi fiscale héritée des Allemands combinée à la règlementation de 1928 sur les fondations et associations, conditionnait l’utilité publique à des activités à caractère d’intérêt général «accusé pour la collectivité», leurs projets devant se faire principalement dans l’optique du bien en faveur du peuple luxembourgeois («Wohl der Luxemburger Volksgemeinschaft», dit la règlementation).
Or, la communauté Saint-Martin n’a jamais pu faire la démonstration de projets concrets en faveur de la collectivité luxembourgeoise. «Aucun projet concret au Luxembourg (n’a) été articulé», expliquait le représentant de l’Etat dans la procédure, justifiant ainsi le refus d’agrément. Deux associations «des amis de la communauté Saint-Martin» en Suisse et en Belgique, à l’origine de la demande d’agrément et des recours, avaient pourtant fait état dans la procédure administrative de «dialogue engagé avec l’archevêque» ainsi que des liens avec des organisations proches des catholiques luxembourgeois. Les autorités avaient toutefois jugé ces liens et leur consistance de trop «vagues» au regard de l’intérêt général «accusé».
Bien qu’ils aient aussi admis eux-mêmes le caractère approximatif des projets, les juges administratifs en première instance et en appel n’ont pas épousé les vues du gouvernement. Les fondations peuvent obtenir le «sésame» de l’utilité publique si, outre l’apport obligatoire de 250.000 euros à leur constitution, elles démontrent une substance grand-ducale suffisante, avec un siège social et une administration centrale dans le pays. Qu’importe la géolocalisation de leurs programmes d’action et qu’elle relève de l’aide au développement ou de l’œuvre philanthropique.
«La tête pensante de la future fondation doit nécessairement se trouver au Luxembourg, s’agissant d’une fondation agréée au Grand-Duché, tandis que les activités matérielles d’exécution ne doivent pas nécessairement y être déployées aux termes encore actuels de la loi pertinente du 21 avril 1928», ont estimé les juges.
Fondations à l’heure de la mondialisation
Ils font ainsi droit aux arguments avancés par Me Marc Elvinger, l’avocat des Amis – belges et suisses – de la communauté Saint-Martin. La défense, selon l’arrêt du 15 novembre, mettait en garde contre une interprétation stricte du critère (…) du «Wohl der Luxemburger Volksgemeinschaft» qui ne correspondrait pas «à l’évolution du Luxembourg se nourrissant de la mondialisation dont il tirerait la majeure partie de ses richesses, de la présence de milliers de sociétés n’exerçant aucune activité opérationnelle (…) et de la présence sur son territoire de fondations menant précisément des activités servant le bien commun en dehors et au-delà du pré carré luxembourgeois».
«On ne pourrait pas comparer les sociétés commerciales n’ayant aucun lien d’activité au Grand-Duché avec le régime des fondations déclarées d’utilité publique, bénéficiant d’un régime fiscal favorable à condition de remplir non seulement les conditions d’utilité publique telles que prévues par la loi du 21 avril 1928, mais encore celles d’utilité publique au sens de la loi fiscale», avait rétorqué en substance la défense du gouvernement.
Les juges ont toutefois considéré que la loi de 1928 avait ses propres critères de qualification de l’utilité publique, qui ne sont pas identiques aux exigences posées par la législation fiscale empruntée à l’Allemagne des années 1930 sur la notion de bien en faveur du peuple luxembourgeois.
Aussi, les autorités ne pouvaient-elles pas formuler cette double exigence de conformité pour la future «Fondation Saint-Martin». D’autant moins que ses statuts, conformes à la loi de 1928, prévoient, parallèlement au développement de ses propres projets en France, en Allemagne et à Cuba, de collaborations avec des organisations sans but lucratif au Grand-Duché.
Une attestation de l’Archevêque
Les juges mentionnent d’ailleurs dans la procédure l’existence d’une «attestation de l’Archevêque de Luxembourg (…) rendant plus plausible et probable un ancrage d’activités de la future fondation au Grand-Duché». Contacté, l’archevêque n’a pas répondu dans les délais aux sollicitations de la rédaction pour s’expliquer sur les liens de l’Eglise luxembourgeoise avec une communauté ouvertement homophobe et islamophobe. «Notre Père Cardinal est en déplacement de travail jusqu’à jeudi soir (15 décembre, ndlr). Il va traiter la question quand il rentrera au Luxembourg», fait savoir sa secrétaire particulière.
Les conséquences de l’arrêt du 15 novembre dernier sont potentiellement redoutables en termes de réputation. Les autorités craignent en effet que des organisations caritatives infréquentables trouvent refuge au Luxembourg et y trouvent les moyens de financer leur expansion à l’international.
Contacté par Reporter.lu, le service presse de la ministre de la Justice ne se prononce pas à ce stade sur la portée de la décision: «Le ministère analyse actuellement les suites éventuelles à donner à l’arrêt au niveau des procédures de contrôle en place ou à prévoir».
Une fondation sur quatre en irrégularité
Si un coup de rabot a été passé sur le pouvoir des ministres de la Justice et des Finances de dire non à l’agrément d’une fondation à sa constitution, rien n’empêche les autorités de faire respecter la règlementation, notamment sur la lutte contre le blanchiment. Toutefois ces contrôles seront effectués ex-post, une fois que les organisations auront lancé leurs activités.
Le ministère de la Justice, en prévision de l’évaluation par le GAFI de l’efficacité du dispositif anti-blanchiment, assure avoir procédé entre 2021 et 2022 au contrôle de toutes les fondations immatriculées au registre de commerce et des sociétés. Le gouvernement a décompté au 30 juin 2021, 219 fondations. La chancellerie de Sam Tanson (Déi Gréng) indique avoir «contacté par courrier» pour des irrégularités, 54 fondations en 2021 et 11 cette année, ce qui veut dire que environ une fondation sur quatre n’était pas en conformité avec la règlementation.
«Certains dossiers de fondations ont été communiqués au parquet général avec demande en dissolution judiciaire pour non-respect des exigences posées par la loi. Ces procédures sont en cours», explique le ministère de la Justice.
Outre ses craintes de voir se développer sur son territoire des organisations caritatives peu recommandables, le gouvernement s’était montré réticent à l’accueil d’une communauté religieuse qui incarne un catholicisme conservateur, proche de la droite identitaire, mais toutefois fidèle au Vatican. «Mal perçue à ses débuts, la communauté est peu à peu accueillie dans le paysage ecclésial français», raconte sur le site d’information en ligne «Les Jours» le journaliste Timothée de Rauglaudre qui lui a consacré une longue enquête intitulée «Les ensoutanés». «Face à la crise des vocations, la communauté Saint-Martin offre du clergé à disposition. C’est généralement par groupe de trois qu’ils posent leurs valises», explique le journaliste.
Implantation dans les paroisses riches
La communauté compte 172 prêtres et diacres ordonnés en France et devrait en faire sortir un sur trois de son séminaire à Evron en Mayenne d’ici une dizaine d’années. Elle a reçu son premier ministère dans le diocèse de Fréjus-Toulon au début des années 1980 et a mis la main sur le sanctuaire du Mont-Saint-Michel en septembre 2021.
Evêque de Bayonne depuis 2008 et avant ce ministère vicaire général du diocèse de Frejus-Toulon, Monseigneur Aillet, a été formé chez les Saint-Martin et a fait venir la communauté à Biarritz. L’évêque est décrit proche des milieux d’extrême droite et des royalistes et admirateur de Vladimir Poutine. Il a d’ailleurs rencontré le président russe lors d’un voyage d’étude à Moscou en avril 2014 sur lequel Aillet a dû s’expliquer dans une lettre publique à ses paroissiens, citée par «Les Jours». Il écrit que Poutine «représente à coup sûr une figure charismatique qui a redonné à la Russie sa fierté de grande nation».
L’organisation religieuse s’implante de préférence dans les paroisses riches: Côte d’Azur, les beaux arrondissements de Paris et Biarritz notamment. «La communauté Saint-Martin, elle ne s’est pas installée à la ZUP de Bayonne, là où il y a les pauvres du diocèse. Elle a pris la station balnéaire, Biarritz, là où il y a l’hôtel du Palais et tous les ‘ricos’», explique dans «Les Jours» un aumônier du diocèse.
Les prises de position de la communauté Saint-Martin contre l’islam, les gays et lesbiennes, l’écologie, l’avortement et la proximité de ses représentants avec des figures de l’extrême droite comme Eric Zemmour ou Marine Le Pen, ex-candidats à la présidentielle française, créent régulièrement la controverse en France. Son implantation au Luxembourg, où une délégation de 80 représentants furent reçus en grande pompe par le chef de l’Etat au Château de Berg en 2015, fait craindre une orientation très droitière et conservatrice de l’église et des accommodements avec des branches catholiques controversées comme la Fraternité «Verbum Spei», au cœur d’abus sexuels et spirituels.
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