La coopération luxembourgeoise a plutôt bien résisté à la pandémie. Le ministre Franz Fayot veut plus de collaboration avec le secteur financier. Ceci provoque une levée des boucliers chez les ONG – qui ont des soucis d’avenir, malgré des subventions en hausse.
«On a eu très peur pour 2020», témoigne Nicole Ikuku, la directrice du Cercle de Coopération, à Reporter.lu. Au cours de la première année de la pandémie, l’impact sur les caisses de l’État risquait de se répercuter sur les budgets alloués aux ONG de développement (ONGD). En cause: le 1% du Revenu National Brut (RNB) que le gouvernement s’est fixé à dévouer à l’aide au développement avait forcément diminué à cause de la crise pandémique.
Ainsi, l’inquiétude était grande dans le milieu des ONGD, qui souvent lancent des projets sur plusieurs années et qui craignaient donc de ne pas pouvoir les mener à bien. Les plaidoiries du Cercle de ne pas couper dans leurs budgets ont été entendues. «Ça a assez bien fonctionné», raconte Nicole Ikuku. «À notre grande surprise les ONGD ont même eu plus d’argent. De plus le ministère nous a financé des mesures Covid-19, ainsi que des formations de sécurité sur le terrain.»
Moins de budget, mais plus d’argent
Le budget général dédié à l’aide publique au développement (APD) stagnait à 396 millions. En même temps, dans ce paquet l’enveloppe dédiée aux ONGD a augmenté de 2,5 millions. Le reste de l’enveloppe budgétaire est dédiée aux aides bilatérales, multilatérales et à l’aide humanitaire directe. Cette dernière intervient dans des situations de catastrophe, au contraire des autres aides qui ciblent le développement d’un pays, voire d’une région précise. En 2021, l’APD se situera entre 455 et 461 millions d’euros – un chiffre toujours dépendant de l’envergure de la reprise économique.
Comme Reporter.lu a pu découvrir dans un document interne, la détermination politique d’impliquer de plus en plus la place financière n’est plus réversible. Le ministère assure vouloir entamer une stratégie à deux voies: l’une traditionnelle visant les ONG et l’autre innovative engageant le secteur financier. Les ONGD n’auraient donc rien à craindre.
Malgré ces perspectives, la présidente du Cercle reste inquiète par rapport aux dons et au financement propre des ONG. Selon des sondages internes, les ONG qui œuvrent sur le territoire national ne ressentaient pas l’impact de la crise. Certaines avaient même des caisses plus remplies qu’avant la pandémie: «Mais ce sont les ONGD qui font des projets à l’international qui ont du mal à s’approvisionner en fonds propres. Il y en a même une dont les ressources se sont réduites de moitié», commente Nicole Ikuku. La pandémie n’a pas seulement affecté la générosité pour les projets internationaux, mais elle a aussi rendu difficile l’organisation d’événements nécessaires à la levée de fonds.
Il faut repenser la place des salariés et des bénévoles dans le cadre de l’aide au développement.“Nicole Ikuku, directrice du Cercle de Coopération
Cette critique est aussi reprise dans le papier «En route pour 2023» du Cercle de Coopération, qui fait le bilan mi-temps de la politique de coopération du gouvernement actuel. Alors que le Cercle de Coopération estime que les ONGD lèvent jusqu’à 16,5 millions d’euros supplémentaires à l’APD par an, elles doivent cofinancer entre 20% et 40% – dépendant du pays ciblé – pour leurs projets.
Mise en concurrence
La disposition introduite par le «paquet d’avenir» en 2014 est régulièrement critiquée par les ONGD. Pour Nicole Ikuku, il est clair qu’il faut changer le système: «Il y a des ONGD qui ont dû doubler leurs fonds propres pour pouvoir continuer de fonctionner selon leurs planifications. Cela met aussi les organisations dans une situation de concurrence, ce qui peut être désagréable. D’autant plus que le ministère compte aussi sur le bénévolat des ONGD. Mais la crise a fait que les bénévoles sont de plus en plus difficiles à recruter. Il faut repenser la place des salariés et des bénévoles dans le cadre de l’aide au développement», fait-elle savoir à Reporter.lu.
Un autre point de désaccord entre ONGD et ministère: la collaboration avec le secteur privé et surtout la place financière. Pour le ministre Franz Fayot (LSAP), qui est aussi à la tête du ministère de l’Économie, la mise en réseau entre le secteur public et privé dans le domaine de l’aide au développement n’est pas négociable.
La poussée vers plus de collaboration avec le privé et le secteur financier est indéniable.“Jean-Louis Zeien, président Fairtrade
«Nous n’allons jamais réussir à atteindre les ODD (objectifs du développement durable, ndlr) sans l’aide du secteur privé, que ce soit dans le domaine financier ou celui de l’expertise et de l’innovation», a constaté Franz Fayot lors de sa déclaration sur la politique de coopération luxembourgeoise à la Chambre des Députés ce mercredi dernier.
«En fait, c’est comme un aveu d’échec de l’agenda 2030», Jean-Louis Zeien, président de l’ONG Fairtrade, ne mâche pas ses mots. Contacté par Reporter.lu, le militant de longue date connaît les rouages du système et reflète les inquiétudes du secteur des ONGD: «La poussée vers plus de collaboration avec le privé et le secteur financier est indéniable», commente-t-il.
La raison derrière cette volonté politique: les objectifs de développement durable formulés par l’agenda 2030 sont inatteignables sans l’apport du privé. «Il ne faut pas diaboliser cette politique, mais il y des lignes rouges et des risques», concède Zeien. Il met en avant le devoir de vigilance, chaudement discuté en ce moment. Même si les projets de collaboration entre secteur public et privé sont soumis à des conditions précises de respect des droits de l’homme, le cadre légal se fait attendre.
Accent sur la place financière
Un document sur la «Inclusive and innovative finance and Private Sector Development Strategy» du ministère que Reporter.lu a pu consulter livre plus de détails. Cette nouvelle stratégie – la précédente datait de 2012 – met l’accent sur la place financière. Elle y est décrite comme un «écosystème financier progressif» qui peut contribuer au développement international «à travers son rôle de finance hub innovant».
Les instruments préconisés sont des «BPF» (Business Partnership Facilities) qui soutiennent actuellement 25 projets allant de la Fintech à l’économie circulaire. Comme en témoigne le «Memorandum Of Understanding» avec le Rwanda – un des nouveaux pays cibles de la coopération luxembourgeoise – en octobre. Le Luxembourg y soutiendra le «Kigali International Finance Center», le seul dans toute la région, comme l’a précisé le ministre devant les parlementaires.
Dans ce contexte, il y a surtout un fonds qui est sous le feu des critiques des ONGD: le fonds ABC, «Agri-Business Capital (ABC) Fund S.A. Sicav-Raif». Lancé sous la houlette de l’éphémère ministre de la Coopération Paulette Lenert (LSAP), le fonds domicilié au Luxembourg est soutenu par le gouvernement luxembourgeois, le Fonds International de Développement Agricole (FIDA), la Commission européenne et l’ONG internationale AGRA, qui reçoit une grande partie de ses moyens de la part de la fondation de Bill et Melinda Gates.
Un fonds géré pour 2,5 millions
Marine Lefèbvre de l’ONG «SOS-Faim» pose la question de la cohérence avec les objectifs affichés par le ministère: «Le Fonds ABC soutient l’agriculture de masse, au lieu des agriculteurs locaux. Dans les pays les plus pauvres, ces agriculteurs n’ont souvent pas accès à des services bancaires et ne peuvent donc pas profiter de ces services», explique-t-elle à Reporter.lu. S’y ajoute la critique d’AGRA, qui n’exclut pas le recours à des semences génétiquement modifiées et dont le rôle en Afrique suscite de nombreuses discussions.
En épluchant les rapports annuels du Fonds ABC, il apparaît que la stratégie est double. Le fonds investit dans certaines firmes, comme «Dragon Farming Limited» au Ghana, qui fabriquent du soja en masse pour l’export. La même chose vaut pour «Maphlix Trust Ghana Limited» qui vend ses fruits et légumes jusqu’en Europe. Pourtant, les plus gros investissements sont dédiés à des institutions qui gèrent des micro-crédits, comme «Anatrans SA» au Burkina Faso, ou «Insotec» en Équateur.
Les membres du Cercle de Coopération ne sont pas toujours ouverts à de nouvelles idées, et sont parfois mal informés.“Manuel Tonnar, Directeur de la Coopération
Ce qui frappe aussi, ce sont les frais de gestion du Fonds ABC. Ils sont de 2,5 millions d’euros, pour 32,8 millions d’actifs et 6,5 millions investis. De nombreux acteurs de la place luxembourgeoise sont impliqués dans la gestion: «EY» pour l’audit, «Arendt & Medernach» pour le conseil juridique, la «Citibank» comme banque dépositaire ou encore «Bamboo Capital Partners» en tant que manager.
Pour Manuel Tonnar, le Directeur de la Coopération qui siège aussi au conseil du Fonds ABC, cela s’explique pourtant: «Les frais de gestion ont l’air de beaucoup d’argent, mais ils ne le sont pas. Ce n’est pas un fonds d’investissement normal, qui peut bouger des centaines de millions. Nous investissons des sommes relativement petites dans des pays compliqués. C’est pourquoi les procédures de devoir de vigilance que nous appliquons ont un certain coût», fait-il savoir auprès de Reporter.lu.
L’ombre du devoir de vigilance
Pour le haut fonctionnaire, le Cercle de Coopération est un partenaire important, mais il regrette que souvent ses membres ne soient pas ouverts à de nouvelles idées et soient parfois mal informés. Tonnar mise sur l’effet de levier potentiel du Fonds ABC: «Il ne faut pas oublier que nous venons seulement de commencer. L’objectif ce sont 100 millions d’actifs. Par rapport à une telle somme, les 2,5 millions de frais de gestion ne feront plus tellement le poids», considère-t-il. La pandémie aurait aussi ralenti le développement du Fonds ABC. Les conseillers d’investissement n’auraient pas pu se rendre sur place comme ils le voulaient ce qui aurait rendu certains investissements difficiles. Mais Tonnar reste optimiste: «Nous avons de nouveaux investisseurs, et en avril-mai 2022 les actifs du Fonds ABC vont être redoublés», laisse-t-il entendre.
Vu qu’il semble difficile de faire marche arrière sur cette évolution, la question du devoir de vigilance en devient encore plus importante. Le ministre Franz Fayot a expliqué devant le Parlement qu’il préfère attendre un projet de directive européenne, qui sera probablement déposé vers la fin de l’année, plutôt qu’envisager une solution nationale.
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