Le magazine «Paperjam» publie un palmarès des «avocats incontournables». Le concours est peu représentatif de la profession, faute de participants assez nombreux. Ce classement témoigne pourtant de l’évolution d’un métier de plus en plus commercial.  

Les avocats se sont donnés en spectacle le temps d’une soirée organisée par le magazine «Paperjam» dans le cadre de la publication des 100 membres «incontournables» du barreau. Inédit dans les annales du barreau luxembourgeois, l’exercice laisse un sentiment contrasté. Le show auquel la ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng) et la bâtonnière sortante Valérie Dupong se sont prêtées lors de l’évènement a déconcerté une partie de la profession, peu habituée à la «peopolisation».

La caution morale apportée par le Conseil de l’ordre des avocats à ce «Who’s Who» aux couleurs nationales a été un gage de sérieux et de crédibilité d’une initiative qui a pourtant peu mobilisé la profession. Sur les 3.230 personnes répertoriées dans l’un des deux barreaux de Luxembourg et de Diekirch, 395 se sont inscrites au concours du magazine. Au final, 228 seulement ont rempli le formulaire d’auto-évaluation et confectionné eux-mêmes leur dossier, donnant donc presque une chance sur deux aux participants de voir leur nom figurer au palmarès des gens «qui comptent» dans l’une des dix branches du droit.

Le questionnaire avait été envoyé en juin dernier par la maison d’édition. Certains formulaires se sont perdus en chemin. «Je pense avoir participé au questionnaire, un peu à contre-cœur (je n’aime pas l’autopromotion) dans la rubrique droit administratif. Si je ne suis pas dans le guide, cela ne peut être dû à la conviction du barreau selon laquelle je ne vaux rien en tant qu’administrativiste, mais à un problème informatique ou à la négligence dans le suivi pour la raison donnée ci-dessus», confie une pointure du barreau.

La faible participation traduit surtout l’hésitation des avocats à vouloir s’exposer ainsi sur le marché de la concurrence. «Il fallait oser avoir le jugement de ses pairs», a reconnu la ministre de la Justice Sam Tanson invitée vedette de la soirée «Paperjam».

Les honneurs et la honte

Le parrainage du Top 100 par le barreau interroge en tout cas sur la transformation d’une profession qui, jusqu’en 2001, interdisait à ses membres de faire de la publicité. Des avocats interrogés par Reporter.lu assurent s’être prêtés à l’exercice en se faisant violence. «A l’étude, nous avons hésité avant de participer à ce concours de beauté. Puis nous nous sommes dit que si c’est la direction de plus en plus ouvertement commerciale dans laquelle va notre profession et vu que l’initiative était soutenue par le barreau, nous devions y aller», reconnaît un avocat figurant au Top 100 qui s’exprime sous couvert d’anonymat. «J’ai participé, mais ça me dérange», précise-t-il.

La célébration des «Paperjam 100 lawyers» dans l’Hémicycle du Kirchberg n’a pas soulevé trop d’enthousiasme. (Photo: Mike Zenari)

La soirée de présentation «des 100 premiers de cordée du barreau» a ressemblé à une immersion dans la téléréalité devant un public incrédule et clairsemé. Nathalie Reuter, directrice des développements éditoriaux de «Maison Moderne», qui édite notamment «Paperjam», a donné le ton décalé de la soirée en faisant venir Sam Tanson sur scène sous les applaudissements: «J’en rêvais depuis longtemps», lance l’animatrice en demandant à son interlocutrice de lever la main droite et de «jurer de dire la vérité, toute la vérité». La scène n’est pas sans rappeler une émission de télé «Faites entrer l’accusé». La ministre de la Justice ne se dérobe pas, mais hésite lorsqu’il lui est demandé si, lorsqu’elle était encore avocate, elle aurait participé au Top 100. «Je ne sais pas», répond-elle poliment.

L’interview qui suit ratisse tous les sujets: réforme de la procédure civile, tutelles, assistance judiciaire, recrutement des magistrats, indépendance de la justice et confidences sur l’oreiller des couples dont l’un est dans la magistrature et l’autre au barreau. Le dialogue dérape lorsque l’animatrice relève le fait que le compagnon – absent – de la ministre figure au palmarès des «incontournables» du barreau.

La crispation s’empare alors de l’assistance déjà peu enthousiaste. La gêne est à son comble lorsque l’assistance est invitée une nouvelle fois à applaudir bien fort Sam Tanson. Le nom de la ministre est déclamé par Nathalie Reuter en mode «show off». «Le ton est un peu en décalage avec l’ADN conservateur de la profession», juge sobrement une participante. «Devant cette mise en scène, j’avais honte d’être avocate», tranche une autre participante.

Notoriété et pragmatisme

Le bilan désastreux n’est pas partagé par tout le monde. Nommé dans deux catégories (droit administratif et droit immobilier), Marc Thewes, autre célébrité du barreau, a posté sur son profil Linkedin un message gratifiant envers les organisateurs du Top 100, se déclarant très honoré de figurer parmi les «One-Hundred leading Lawyers» du pays. Valérie Dupong évoque pour sa part la possibilité d’une seconde édition, en mieux.

Après l’interview de Sam Tanson, il n’y a pas de question du public. Le bâtonnier Pit Reckinger se sent obligé de prendre le micro pour relever le niveau du débat. Il interpelle la ministre de la Justice sur la spécialisation des magistrats, demande récurrente des avocats d’affaires qui se lamentent du niveau de certains juges dans les affaires financières. «C’est très très très compliqué», répond la ministre. L’accord de coalition de gouvernement entre le DP, le LSAP et les Verts ne prévoit d’ailleurs pas de réforme en ce sens dans la magistrature.

Avant l’entrée en piste de Sam Tanson, l’animatrice avait récité les noms des lauréats à la manière d’une institutrice faisant l’appel de ses élèves, en commençant par les patronymes. Le jury était exclusivement composé d’avocats, parmi lesquels trois anciens bâtonniers. Leurs choix ont été pris à l’unanimité.

Des questions convenues et parfois gênantes: La ministre de la Justice Sam Tanson lors de son interview. (Photo: Mike Zenari)

Présidente du jury, Valérie Dupong a soutenu des deux mains, au nom du conseil de l’ordre qu’elle dirigeait encore, l’initiative de «Paperjam». Le barreau a toutefois mis ses conditions: «Nous voulions être libres de choisir combien il y aurait de lauréats par catégorie», assure-t-elle. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que ce choix a surtout été dicté par le pragmatisme. Les pénalistes par exemple ne se sont pas bousculés au portillon. Ils n’ont été que huit à concourir dans leur catégorie pour dix places initialement offertes. Tous n’avaient pas la notoriété ni la reconnaissance de leurs pairs pour avoir leur place dans le palmarès.

Aussi, cinq noms seulement ont été retenus parmi les lauréats du droit pénal, dont trois viennent de l’étude Lutgen&Associés. A l’inverse, la liste des champions du droit des sociétés, domaine très prisé, a été allongée à 14 noms, au lieu de dix prévus. Les mêmes avocats se retrouvent dans différentes listes. Ainsi, Albert Moro, associé chez Clifford Chance et actuel vice-bâtonnier, se qualifie en droit du travail et en droit civil.

Le «Bûcher des Vanités»

«Des noms manquent à la liste», regrette Valérie Dupong. L’ancien bâtonnier Rosario Grasso n’a pas participé à l’exercice, «faute de temps et d’envie», explique l’intéressé à Reporter.lu. En revanche, son associé Marc Kleyr n’a pas boudé le plaisir de compter parmi les incontournables du barreau. Sa notice biographique le présente d’ailleurs «comme l’un des cinq meilleurs avocats du contentieux du pays».

Les récits des exploits des lauréats sont dignes du «Bûcher des vanités», le célèbre roman de Tom Wolfe. Une associée de Linklaters est présentée comme ayant tenu un «rôle majeur dans les restructurations transfrontalières complexes, dans le secteur des énergies renouvelables et l’immobilier ou encore pour la BCL en tant que créancier principal de la filiale bancaire luxembourgeoise des banques islandaises en faillite».

Arendt, le plus grand cabinet d’avocats du pays, n’est pas présent dans le Top 100, alors que l’un de ses associés et ancien bâtonnier François Kremer a fait partie du jury. La raison de cette absence tient dans la consigne donnée aux collaborateurs de l’étude de ne pas participer au concours pourtant ouvert à tous. Selon les informations de Reporter.lu, des associés de la firme craignaient l’arbitrage du jury et de se retrouver en lice avec leurs propres collaborateurs.

D’autres cabinets, plutôt de moyenne taille, n’ont pas voulu s’associer à l’exercice d’autopromotion, principalement par manque de temps, préférant consacrer leur énergie à des participations dans les «Who’s Who» internationaux, comme les classements de «Chambers.com» ou le «Legal 500». Des avocats se damneraient pour avoir leurs noms dans ces annuaires prestigieux.

Le Top 100 du «Paperjam», soutenu par le Conseil de l’ordre, est peu représentatif d’une profession qui compte 51 nationalités, principalement des Français. Le classement de l’éditeur est largement dominé (54%) par les Luxembourgeois (65% en tenant compte des avocats binationaux), alors que les avocats nationaux constituent 25% seulement des inscrits au barreau.


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